Recensé : Nichola Khan, Mohajir Militancy in Pakistan. Violence and Practices of Transformation in the Karachi Conflict, Milton Park/New York, Routledge, 2010, 208 p.
Voici un livre qui sort de l’ordinaire académique et qui soulève une question peu courante en sciences sociales : existe-t-il des objets-limite ou l’imagination sociologique peut-elle au contraire se déployer sur tous les terrains, même les plus sombres et a priori les plus rétifs à l’objectivation ? Cette question, à la fois ontologique et épistémologique, nous est évidemment posée par les historiens de la Shoah, de Raul Hilberg à Christopher Browning. Plus récemment, elle a ressurgi dans les travaux de sociologues et politistes travaillant sur les crimes de masse. Mais, jusqu’à présent, cette question dérangeante s’était rarement posée dans le cadre d’une recherche ethnographique, c’est-à-dire dans une situation de face à face prolongé entre un enquêteur et un objet « détestable » [1].
La contingence d’une enquête-limite
Fait rarissime dans l’histoire des sciences sociales, Nichola Khan a partagé le quotidien puis recueilli les témoignages d’un groupe de tueurs « professionnels », au service d’un parti ethno-nationaliste pakistanais basé à Karachi, le Mohajir Qaumi Movement (Mouvement national mohajir, MQM). Fondé en 1984 par un groupe d’anciens étudiants en médecine et pharmacie de l’université de Karachi, le MQM se présente depuis cette époque comme le défenseur des « Mohajirs » (les migrants), ces musulmans ourdouphones installés au Pakistan à l’issue de la Partition de l’Inde en 1947. Avant-garde du mouvement pour le Pakistan puis élite politique et économique du nouvel État, les Mohajirs ont entamé un déclin progressif à partir des années 1970, qui les a rendus réceptifs au discours revanchard du MQM, teinté de populisme. Et comme le montre Khan tout au long de son ouvrage, la violence constitutive de ce « nationalisme de rue » [2] a ouvert un « espace, réel et imaginaire, de “possibilité” » à une partie de la jeunesse masculine de Karachi, au point d’y engendrer de nouveaux « styles de vie violents » (p. 6).
Comme Khan elle-même le relate, son insertion dans ce groupe exclusif n’avait au départ rien d’un choix scientifique et ce n’est que des années plus tard qu’elle décidera de mettre à profit cette expérience dans le cadre d’une thèse de doctorat en anthropologie. C’est d’abord en jeune mère de famille qu’elle s’installe en 1995 dans le quartier de Liaqatabad, à Karachi, où réside la famille de son époux. Ce quartier populaire est depuis les années 1980 un bastion du MQM et l’un des principaux viviers de recrutement de ses miliciens. La belle-famille de la jeune femme a la réputation d’être un solide soutien à la cause nationaliste mohajir et, peu à peu, elle se rapproche des militants radicalisés du MQM, allant jusqu’à participer à leurs côtés à « des opérations de destruction de faible envergure – par exemple, bloquer les rues avec des véhicules enflammés, canarder des postes de police et même mettre le feu à la branche locale de la Habib Bank » (p. 49). Les jeunes gens aux côtés desquels elle participe à ces opérations ne sont pourtant que des seconds couteaux et c’est à un type plus « sérieux » de militants qu’est consacré l’ouvrage : les tueurs (qātil) du MQM, rassemblés au sein d’un « corps d’élite clandestin » (underground leadership cadre) (p. 57).
La formation d’un corps d’élite
Ce corps d’élite a vu le jour peu après la formation du MQM, en 1984, autour des « gardes du corps » d’Altaf Hussain, le leader charismatique du parti. Comme le souligne Khan, le terme de « bodyguard » était en fait « un euphémisme pour un ensemble d’activités violentes » (p. 61). À la différence des miliciens de base du parti, ces « bodyguards » n’étaient pas impliqués dans la défense de leur propre quartier. Ils étaient ponctuellement mobilisés dans le cadre de confrontations de plus grande ampleur, notamment à Orangi (réputé être le plus grand bidonville d’Asie avec celui de Dharavi, à Bombay, Orangi a une population multiethnique de Mohajirs, Pachtounes et Pendjabis et a été le théâtre des affrontements intercommunautaires les plus sanglants qu’ait connus Karachi depuis la seconde moitié des années 1980). Hors ces périodes de tension, les « bodyguards » du MQM pouvaient être chargés d’enlèvements ou d’assassinats ciblés de rivaux, d’attaques contre les manifestations de partis adverses, de braquages de banques… Les effectifs de ce corps d’élite étaient à l’origine extrêmement réduits : une quinzaine de membres tout au plus, pour une ville dont la population dépassait déjà les 10 millions (elle approche à présent des 20 millions). Comme le relate Khan, ces « bodyguards » étaient initialement répartis en deux équipes de sept hommes chacune, dont les membres résidaient dans un même appartement de Liaqatabad. Egalement utilisé comme centre de détention et de torture, ce local tenait lieu de place forte pour cette fraternité de tueurs. « Même les agences [de renseignement] n’auraient jamais osé mettre les pieds ici », déclare ainsi fièrement l’un des interlocuteurs de Khan (p. 61), révélant au passage le rôle crucial de ce lieu hermétique dans la re-socialisation des tueurs du MQM au sein d’un collectif milicien spécialisé dans l’exécution du « sale boulot » du parti.
Du « sale boulot » assassin
Comme l’a récemment suggéré Nicolas Mariot [3], la notion de « dirty work », telle qu’elle s’entend par exemple chez les infirmières, mérite d’être étendue à l’analyse des basses œuvres guerrières – ce à quoi s’est d’ailleurs employé l’un de ses promoteurs, Everett C. Hughes [4]. Et bien qu’elle n’utilise jamais le terme, c’est avec un récit biographique qui fait la part belle à ce « sale boulot » assassin que s’ouvre le livre de Nichola Khan. Ce récit dérangeant, recueilli plusieurs années après les faits, culmine avec l’évocation d’un meurtre particulièrement atroce. Sous les pressions de sa hiérarchie, qui cherche à terroriser les adversaires militaires du MQM, « Arshad » s’introduit chez un officier de l’armée pakistanaise à un moment où il sait n’y trouver que sa jeune épouse. Comme le comprend rapidement « Arshad », celle-ci est enceinte. Surmontant ses réticences initiales, le jeune homme se résout à suivre les consignes de ses chefs : « Ne la tue pas avec une arme à feu. Tue-la d’une façon telle que lorsque les journaux rapporteront les faits, les ennemis du MQM seront frappés de terreur » (p. 4). « Arshad » éventre alors la jeune femme avec un couteau, avant de la décapiter et de placer sa tête sur un réfrigérateur. Comme il en convient lui-même, cette atrocité porte ses fruits : l’affaire fait grand bruit et l’officier visé sombre dans la folie. « Arshad », lui, restera traumatisé par ce crime, au point d’être régulièrement visité en rêve par le spectre vengeur de sa victime.
Si je m’arrête ici sur cet épisode à la fois sordide et grotesque, au risque de donner de cet ouvrage une image sensationnaliste qui lui est pourtant totalement étrangère, c’est pour souligner à quel point la sociologie des violences extrêmes gagnerait à s’inspirer de celle des professions et notamment du « dirty work ». De même que les infirmières s’acquittent souvent du « sale boulot » – celui qui les met en présence avec la mort, le sang ou les excréments – avec un zèle particulier, « Arshad » semble avoir surmonté son horreur par un dévouement sans faille à sa tâche, tout entier absorbé dans son hexis meurtrière, traduisant en actes une éthique professionnelle – presque – comme une autre. Dans le récit qu’en donne « Arshad », cette geste assassine n’a rien de pathologique : elle participe d’un « sale boulot » bien fait plutôt que de l’assassinat considéré comme un des beaux arts. Les tueurs du MQM n’ont pas les scrupules, ou plutôt le nihilisme, du « voleur » du film éponyme de Louis Malle (1967), dans lequel Jean-Paul Belmondo affirme crânement : « Je fais un sale boulot, mais j’ai une excuse : je le fais salement ». Au contraire, les tueurs du MQM pourraient plutôt clamer : « J’ai fait un sale boulot mais je ne me cherche pas d’excuse parce que je l’ai fait proprement ». C’est précisément ce que suggère « Arshad » lorsqu’il déclare : « J’ai tué beaucoup de gens, mais jamais malhonnêtement » (p. 5).
On regrettera que Khan n’ait pas poussé plus loin cette réflexion sur l’assassinat comme « profession », d’autant plus que le regard porté par ses informateurs sur leurs pratiques meurtrières pointe souvent dans cette direction. « Faisal », un autre tueur du MQM interviewé par Khan, relate ainsi qu’au moment de son recrutement « nous n’étions pas des professionnels et ne savions pas comment utiliser nos armes convenablement » (p. 54). « Arshad » confie quant à lui que « [son] premier travail a consisté à tuer 600 Pachtounes » (p. 53, je souligne). Tout, dans ce matériau biographique, invitait à analyser la carrière meurtrière de ces jeunes tueurs comme un parcours de professionnalisation (passant notamment par l’acquisition d’une compétence « ésotérique » [5] prenant ici la forme d’un savoir martial enseigné par un « chef tribal » en Afghanistan), prolongé par une dynamique d’émulation voire de compétition entre virtuoses de la violence.
Ultra-violence et masculinité
Plutôt que de suivre cette piste, Khan a choisi d’interpréter son stupéfiant matériau ethnographique et biographique à l’aune des gender et plus spécifiquement des male studies. Elle voit ainsi dans les carrières violentes de ces jeunes gens un rite de passage vers l’âge adulte, marquant la consécration d’une masculinité bafouée, réprimée par les ethnies dominantes (les Pendjabis et les Pachtounes) autant que par les figures d’autorité traditionnelles au sein de la communauté mohajir. Autrement dit, « la mobilisation violente constitue un véhicule permettant à de jeunes hommes de satisfaire leur aspiration à exister en société, à s’élever socialement et économiquement et à échapper à leur statut de citoyens dominés et de jeunes frustrés » (p. 55).
Cette partie de l’analyse, librement inspirée des écrits de Frantz Fanon sur la violence révolutionnaire, pêche par un intentionnalisme courant chez les adeptes de l’agency. Affirmer que la violence ouvre un « champ de possibilités » est une chose. Mais de là à voir dans ces parcours violents le résultat de choix de carrière ou d’une catharsis intentionnels et transparents à eux-mêmes, il y a un pas qui me semble ici trop rapidement franchi. Ne faudrait-il pas insister plus longuement sur la part de contingence et de sélection dans ces orientations « professionnelles » ? Il ne s’agit pas de mettre en doute les convictions idéologiques de ces jeunes gens, parfois vécues sur le mode viscéral de l’outrage, mais de suggérer qu’elles ne constituaient qu’une condition nécessaire et en aucun cas suffisante de leur engagement violent. La mise en contact avec des agents recruteurs, par le biais de parents, voisins ou camarades, est capitale dans les processus de radicalisation débouchant sur des engagements violents. Et le hasard des rencontres est bien souvent l’activateur des prédispositions, sociales ou idéologiques, à la violence. C’est toute la force – et l’ambiguïté [6] – du film Lacombe Lucien (Louis Malle, 1974), que d’avoir suggéré que l’engagement dans la résistance ou dans la milice a parfois pu tenir à un fil. Suivant cette piste, Khan aurait pu tempérer le décisionnisme de son analyse, confinant parfois au stratégisme, en s’interrogeant plus longuement qu’elle ne le fait sur tous ces jeunes gens qui, eux, ont échoué à embrasser une carrière violente au sein du MQM alors même qu’ils en ressentaient le désir.
De l’assassinat comme mode de subjectivation
Si la place centrale de la notion d’agency dans l’analyse de ces parcours de « réalisation violente » (violent becoming) est problématique, c’est aussi parce qu’elle tend à minimiser la part d’assujettissement qui leur est inhérente. Khan me semble ainsi faire un contresens lorsqu’elle interprète comme un signe d’agency les termes par lesquels « Faisal » formalise son entrée dans la carrière de tueur : « J’approuve » (p. 56). L’expression ourdoue employée ici, qui évoque les vœux des époux, n’a pas la force subjective qu’elle recèle en français ou en anglais (« I agree »), pour la simple et bonne raison qu’il s’agit d’une forme indirecte : « [mujhe] qabūl hai » se traduirait littéralement par « [à moi] l’accord est/vient ». Même en considérant qu’il s’agit là d’une banale convention dialogique, les récits des quatre tueurs interviewés par Khan mettent en évidence la violence du contrôle social auquel ils ont été astreints au sein du parti, durant leur période d’entraînement en Afghanistan puis à Karachi même. Bien que Khan ait fait la connaissance d’une partie de ces tueurs dès son premier séjour à Karachi, ce n’est que des années plus tard, dans le cadre de sa recherche doctorale, qu’elle les interviewera formellement. Il est évidemment difficile d’inférer de ces récits recueillis a posteriori les représentations et les comportements de ces tueurs dans le cours de l’action considérée (c’est-à-dire une dizaine d’années plus tôt). Dans le temps de leur énonciation – c’est-à-dire de la situation d’entretien –, ces témoignages ne relèvent pas moins d’un processus de subjectivation à travers lequel ces assassins plus ou moins rangés se constituent, par le récit de leurs pratiques violentes, comme des sujets au double sens du terme : auteurs de leur vie criminelle mais aussi – et parce que – agents d’un pouvoir assujettissant. De Michel Foucault à Judith Butler, les théories de la subjectivation (ou de la « subjection », chez cette dernière [7]) suggèrent que la soumission est fondatrice paradoxale du sujet politique. En suivant Foucault et ses exégètes [8], on sera alors tenté de voir ici un processus d’« assujettissement affranchissant » [9] dans et par la violence : bien plus qu’à travers une hypothétique agency meurtrière, c’est dans la subjection à un pouvoir violent que semble s’être épanouie, au moins pour un temps, la subjectivité de ces jeunes tueurs.
Quelle vie après le crime de masse ?
La grande force de Mohajir Militancy in Pakistan, outre son approche intime d’un phénomène a priori rétif à l’objectivation sociologique, tient à son analyse longitudinale. L’auteure a en effet pu suivre plusieurs des tueurs étudiés sur plus d’une décennie, depuis l’époque de leurs faits d’armes jusqu’à leurs tentatives de reconversion ou de notabilisation. Un constat, déjà fait ailleurs [10], s’impose ici : le crime de masse ne paie guère, et pas systématiquement. Parmi les quatre tueurs rencontrés par Nichola Khan, aucun n’est parvenu à convertir son expérience « militaire » en capital social ou politique. L’un d’entre eux (« Arshad ») a connu un relatif succès : marié, père de famille, il est désormais propriétaire de plusieurs logements. Cette notabilisation reste pourtant précaire : les appartements acquis par « Arshad » à Liaqatabad sont menacés de destruction par un projet de développement pharaonique porté par la municipalité… MQM. Les tentatives de reconversion des camarades d’« Arshad » paraissent moins convaincantes encore. Également marié, « Faisal » a choisi de rester à Liaqatabad. Arrêté le jour de son mariage, il a été libéré quelques années plus tard et semble depuis avoir embrassé une carrière de petit criminel. « Shehzad » et « Shakeel », pour leur part, ont préféré s’exiler à l’étranger (Dubaï et Afrique du Sud), de peur d’être victimes de représailles. Aucun de ces jeunes hommes n’est donc parvenu à s’imposer comme une figure d’exemplarité au sein de sa communauté. Pire, la plupart de ces ex-tueurs font le constat du caractère mimétique de leur violence passée, reproduisant celle de leurs oppresseurs (tant de manière générale que dans l’appropriation de certaines techniques, telles que l’abandon des dépouilles mutilées des victimes dans des sacs poubelles, cette pratique devenue une marque de fabrique des conflits de Karachi ayant été empruntée par le MQM aux forces de police qu’il combattait alors [p. 64]). Au bilan, ces ex-tueurs « professionnels » semblent profondément désabusés, estimant avoir été trahis par leur parti, dont la rhétorique révolutionnaire sonne bien creux depuis qu’il s’est fermement engagé sur la voie de la normalisation politique. Ce sentiment de trahison, partagé par les quatre hommes, est à la source d’une profonde souffrance sociale. Elle vient délégitimer a posteriori les sacrifices consentis et les exactions commises au nom de lendemains meilleurs, ouvrant la voie au traumatisme.
L’analyse longitudinale de ces carrières violentes souligne bien les limites du prisme de l’agency : comme Khan elle-même en convient, les projets d’accomplissement violent de ces jeunes hommes sont restés « un désir plutôt qu’une identité atteignable et durable » (p. 150) – autrement dit, une « subjectivation sans sujet » [11]. À un niveau plus général, la violence du MQM s’est moins révélée « transformatrice » que « reproductive » de l’ordre social existant (p. 65), ce constat amenant Khan à mettre en doute « l’utilité et la rationalité de la violence par rapport à un agenda de réforme politique et sociétale » (ibid.). C’est également à ce constat désabusé que parviennent les ex-tueurs du MQM, dont les déboires psychologiques peuvent être lus comme une crise de la vocation, c’est-à-dire une désacralisation de l’occupation professionnelle dérivant d’une perte de confiance dans le corps de métier ou l’institution de salut concernée. C’est précisément ce qu’exprime « Arshad » dans son douloureux bilan professionnel :
« J’ai réalisé que j’avais tué tellement d’innocents. Mon histoire est triste. J’ai rejoint le MQM et j’ai combattu pour eux, mais j’ai découvert qu’ils avaient bradé ma contribution. J’étais un criminel, pas un révolutionnaire » (p. 66).