S’adressant à un public large, Claire Judde de Larivière parvient à dresser un tableau précis de la ville et de la société vénitiennes du début du XVIe siècle, sans renoncer aux nuances et aux précautions de la recherche scientifique.
S’adressant à un public large, Claire Judde de Larivière parvient à dresser un tableau précis de la ville et de la société vénitiennes du début du XVIe siècle, sans renoncer aux nuances et aux précautions de la recherche scientifique.
Ce petit volume offre un condensé de l’historiographie récente et renouvelée sur la Venise du début de l’époque moderne [1], tout en proposant à ses lecteurs et lectrices une promenade dans la ville. Avec Vénitiens ! Vénitiennes !, l’historienne parvient ainsi à prolonger et rassembler en un même ouvrage les approches qui caractérisaient ses deux dernières parutions : l’adoption d’une trame narrative dans La révolte des boules de neige [2] et l’attention pour les savoirs sociaux de celles et ceux qui habitent la ville dans L’ordinaire des savoirs [3].
Le goût du récit transparaît dans le dispositif adopté tout au long des trente-trois chapitres de l’ouvrage, car on suit le crieur public Pasqualin Durazin dans sa tournée qui l’emmena d’un coin à l’autre de Venise du 3 au 24 janvier 1520. C’est aux côtés de Durazin, donc, que Claire Judde de Larivière nous conduit dans cette « traversée d’une ville » annoncée par le sous-titre.
La structuration en un parcours urbain rappelle inévitablement le genre du guide touristique et l’on peut effectivement envisager de feuilleter l’ouvrage lors d’une déambulation dans la ville lagunaire. La richesse des illustrations (toutes d’époque) ne rend toutefois pas nécessaire le déplacement pour apprécier et visualiser ce qui est décrit, sans compter que – l’historienne le rappelle régulièrement – la configuration vénitienne actuelle ne doit pas trop faire illusion quant aux nombreuses modifications qu’a subies la ville pendant les cinq siècles qui nous séparent de ce crieur public : « la cité nous joue des tours, elle est trompeuse et c’est une douce illusion que d’avoir l’impression qu’on y flâne dans le passé » (p. 56). Il n’en reste pas moins que, explications historiques à la main, on pourra facilement retrouver les palais, inscriptions, façades ou encore noms de rues et de places évoqués dans Vénitiens ! Vénitiennes !.
Toutefois, et il semble que ce soit là une des clés de fabrication du volume, la spatialisation tout comme d’autres choix méthodologiques forts ne sont pas uniquement fonctionnels à l’organisation des propos. Il en est ainsi, par exemple, pour le recours aux voix du peuple, choix d’autant plus significatif qu’il est au cœur de la réflexion conceptuelle et méthodologique conduite dans le précédent ouvrage de l’historienne, L’ordinaire des savoirs.
L’intention d’exhumer les savoirs sociaux des habitants de Venise au XVIe siècle y passe par une lecture de la documentation issue des archives de l’Avogaria di Comun qui contiennent une série de dossiers rapportant interrogatoires et témoignages recueillis en vue de procès en cours d’appel. Il s’agit ainsi d’un des rares biais par lesquels on peut reconstituer la parole de ces Vénitiens et Vénitiennes auxquels Durazin s’adresse lors de ses proclamations de rue. La chronologie étant similaire, l’historienne convoque d’ailleurs certains d’entre eux pour tenter de donner voix et corps à l’auditoire du crieur public : la jeune Franceschina malmenée par un forgeron de l’Arsenal, Francesco accusé d’avoir pris en apprentissage un enfant de cinq ans ou encore le juif Jacob qui n’hésita pas à porter plainte après s’être fait insulter par deux patriciens [4].
Mettre en espace le discours historique, le situer dans la topographie urbaine, c’est se rattacher à l’une des lignes de force de ce renouveau historiographique dont l’autrice entend plus généralement rendre compte. On peut penser notamment au « tournant spatial » ou « spatial turn », proposition d’abord anglo-saxonne et plutôt issue de l’histoire des sciences et des sciences sociales. Cette approche, aux contours épistémologiques et disciplinaires bien plus vastes que son adoption par l’histoire, est illustrée ici dans toute la simplicité de ce qu’elle apporte au discours historique : la possibilité de restituer une expérience de l’espace qui soit déterminée d’abord et avant tout par les acteurs qui le parcourent.
Ainsi, pour les chefs de Durazin – les provéditeurs à la Santé et les sages aux Eaux qui établirent l’itinéraire des proclamations – une logique propre à leurs intentions a prévalu : toucher le plus grand nombre d’habitants vénitiens signifiait ne pas se limiter aux deux emplacements habituels du cri public, mais dresser une liste de plus de quatre-vingts étapes dans toute la ville. On les imagine difficilement s’être penchés sur une carte prétendant représenter la ville selon des critères mathématiques (carte d’une production de toute façon encore très rare à l’époque). Ils durent plutôt faire appel à leur fréquentation quotidienne de ces lieux, fréquentation qui autorisait d’ailleurs à une mixité sociale bien plus grande dans la ville médiévale que dans la ville contemporaine, et qui permettait donc à ces hommes issus du patriciat (représentant moins de 5 % de la population) de savoir où et comment toucher le peuple, ces « popolani » auxquels Durazin appartenait.
L’ambition didactique du volume conduit toutefois à faire une entorse à cette spatialisation de l’espace purement parcouru et vécu. La volonté de permettre aux lecteurs et lectrices une meilleure appréhension de la Venise du début de l’époque moderne se manifeste par des jeux d’échelle : on passe ainsi du microcosme d’un campiello vénitien à des pratiques et phénomènes ayant concerné toutes les sociétés urbaines européennes de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne, toile de fond fréquente des chapitres de l’ouvrage.
Ces jeux d’échelle sont à leur tour le reflet d’une intention qui anime l’historiographie depuis quelques décennies : celle de s’émanciper de l’expression d’une exceptionnalité toute vénitienne, qui a pourtant traversé l’écriture de l’histoire de la Sérénissime de la chronique médiévale à nos jours. Même s’il est difficile (pour les historiens comme pour les touristes) de ne pas s’extasier devant la longévité millénaire d’une société et d’un système politique ayant pris pied dans l’un des espaces naturels les plus hostiles de la péninsule italienne, les mises en garde contre l’illusion du « mythe de Venise » (réitérées ici page 228) sont nécessaires pour rappeler que la splendeur et la prospérité vénitiennes sont aussi le résultat d’une construction, et tout particulièrement d’une construction politique.
À l’élaboration de cette auto-représentation participèrent notamment la carte de Jacopo de’ Barbari et les tableaux de Bellini, Carpaccio et Mansueti qui accompagnent notre « traversée » de la ville en illustrant l’ouvrage : des représentations qui n’étaient autres que des projections de ce que l’on devait voir, savoir ou penser de Venise. Les œuvres picturales choisies ont toutefois aussi le mérite – au-delà de leurs qualités esthétiques indéniables – de contribuer à cette plongée dans le quotidien de la Renaissance vénitienne puisqu’elles appartiennent toutes à ce genre qualifié par l’historienne de l’art américaine Patricia Fortini Brown de « peinture narrative » qui partage, avec l’ouvrage de Claire Judde de Larivière, l’intention de mettre en scène « les sujets profanes d’une histoire sacrée » (page 38).
On notera enfin que la spatialisation de la traversée de Venise suit davantage un usage quotidien de la ville d’alors que celui d’un touriste contemporain : on en veut pour preuve que les passages obligés comme le Rialto ou la Place Saint-Marc ne sont évoqués qu’en deuxième partie d’ouvrage (chapitres 20 et 25 respectivement). Non pas que leur importance ait été moindre à l’époque de Durazin, mais, par définition, suivre ses pas signifie faire l’expérience d’une mise en espace où la hiérarchie des lieux n’est pas dictée par leur prestige.
Parcours spatial à hauteur d’homme ou de femme et témoignages d’époque permettent donc bien à l’ouvrage de répondre à cette ambition, annoncée dès l’avant-propos, de « repeupler la ville des personnes qui l’ont habitée » (page 10). Preuve qu’enjeux historiographiques et questionnements éthiques contemporains se rejoignent puisque la repopulation de la ville est un des défis majeurs de la Venise du XXIe siècle, un défi qui touche au champ du politique comme de l’écologie – deux des grands thèmes qui traversent Vénitiens ! Vénitiennes !. Même si en apparence isolée dans le traitement du chapitre final (« Une politique écologique pionnière ? », pages 273-280), la question écologique sous-tend l’ensemble du dispositif et du propos puisque la proclamation de Durazin concerne une réglementation sur l’évacuation des eaux usées : sujet dont la trivialité ne doit pas masquer l’importance dans une ville où la qualité de l’eau, alors comme aujourd’hui, est la seule garantie de la pérennité de sa structure subaquatique.
La spécificité vénitienne refait bien surface ici, pour nous apporter l’exemple pionnier d’une histoire où les décisions politiques n’ont jamais pu faire fi des préoccupations pour l’environnement. La micro-histoire de ce crieur public de la République de Venise, c’est aussi l’affirmation d’une légitimité de l’État à réguler les comportements humains face à une nature qui, dans l’écosystème de la lagune, ne peut être considérée autrement qu’un bien commun, au sens premier de res publica donc. Là aussi, l’exception ne doit pas faire illusion : la nécessité même de réitérer constamment ces règles et de les proclamer aux quatre coins de la ville est symptomatique de leur respect certainement limité.
La question du politique traverse tout le volume puisque se plonger dans la Venise renaissante aux côtés d’un crieur public c’est, par définition, faire l’expérience d’un espace politisé. Là aussi, la République offre modèles et contre-modèles, mais les pratiques quotidiennes de collégialité, de fonctions électives occupées par rotation et de délibérations prises par consensus peuvent donner matière à penser. D’autres thèmes encore apportent la preuve que l’histoire fournit d’utiles contrepoints au débat politique. On se référera en particulier au chapitre 18 sur les stratégies de maîtrise des flux migratoires ou encore au chapitre 32 sur le contrôle de l’hygiène publique en cas d’épidémie.
La Venise de Durazin et de son auditoire, telle que reconstituée par Claire Judde de Larivière, n’est donc pas une Venise pittoresque dont on découvrirait les habitants et les coutumes – en plus des églises, canaux et palais déjà bien connus – mais une Venise traversée par des intentions et des exigences dont les travaux d’historiens et d’historiennes de ces dernières décennies mettent en évidence toutes les contradictions et les complexités, restituées ici dans une narration rigoureuse et située.
par , le 25 décembre
Fiona Lejosne, « Promenade à Venise », La Vie des idées , 25 décembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Promenade-a-Venise
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[1] Les références historiographiques sont utilement complétées par la bibliographie finale : pages 287-297.
[2] Claire Judde de Larivière, La Révolte des boules de neige. Murano face à Venise, 1511, Fayard, 2014.
[3] Ead. L’Ordinaire des savoirs. Une histoire pragmatique de la société vénitienne (XVe-XVIe siècle), éditions de l’EHESS, 2023.
[4] Voir p ? 287 la liste complète des procès mentionnés.