Les photographes de Provoke, éphémère revue qui secoua la scène artistique japonaise en 1968, souhaitaient « provoquer la pensée » et dénoncer la violence d’État. Leur art photo-politique réussit à définir une communauté combattante.
Les photographes de Provoke, éphémère revue qui secoua la scène artistique japonaise en 1968, souhaitaient « provoquer la pensée » et dénoncer la violence d’État. Leur art photo-politique réussit à définir une communauté combattante.
S’il fallait en extraire une seule du flux incandescent d’images que présente l’épais Provoke, ce serait celle-là : Protest, Tokyo, instantané que Shōmei Tōmatsu saisit en 1969. Dans le halo incertain d’une lueur blanchâtre, un homme est pris dans le mouvement de sa chute ou de sa course, prêt à s’évanouir dans l’ombre charbonneuse qui cerne la photo. Comme rétréci dans l’espace sans limite qui le submerge, son corps en pleine lumière semble désarticulé. Suspendu dans les airs ou écrasé sur le bitume, il est la chair vivante d’un élan inachevé.
L’image est irréelle, qui défamiliarise la perception. Et le trouble causé par son onirisme râpeux, par sa grâce néanmoins brutale, exprime à mon sens le bouillonnement d’une époque rebelle (1966-1974) marquée au sceau d’un militantisme anticapitaliste et d’un activisme photographique rageur.
Au moment où la France célèbre la révolte de Mai 68 et les images qui en ont consacré le mythe, il semble opportun de revenir sur les événements qui secouèrent l’archipel japonais à la suite de la signature, en janvier 1960, du Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon, connu sous le nom d’Anpo (abréviation de Anzen Hosho Joyaku).
Au crépuscule des Golden Sixties, manifestations étudiantes, grèves générales et affrontements sauvages firent le terreau d’une génération de jeunes photographes amateurs dont l’anticonformisme contestataire n’avait d’égal que le désir d’expression et la quête de sens. « En tant que photographes, nous devons capturer avec notre propre regard des fragments de cette réalité qui ne peut plus être saisie par le langage, et nous devons activement produire des matériaux visuels capables de susciter langage et idées », annonce l’édito de Provoke 1.
À l’automne 2016, LE BAL consacrait une dense exposition à cette photographie frondeuse et performative, articulant des questionnements à la fois esthétique et politique en une installation tripartite – « Contestation », « Provoke », « Performance ». Le catalogue reprend cette structure pour donner forme au foisonnement erratique de textes et d’images, et reproduit l’intégralité des trois livraisons de la revue éphémère Provoke qui, entre 1968 et 1969, secoua la scène artistique japonaise.
Provoke. Between Protest and Performance est un puzzle fascinant de témoignages éparpillés qui peut dérouter, par son ampleur et la diversité des documents rassemblés (photographies, pages et couvertures de livres, magazines, affiches, pamphlets et objets de propagande, extraits de vidéo, comptes rendus d’actions ou d’interventions dans l’espace public, interviews et essais scientifiques). Reproduisant l’effervescence révolutionnaire et les chocs visuels d’une photographie portée par la colère et la désillusion, l’épais catalogue déconcerte, avant de nous absorber dans sa poisse photo-politique. La glue granuleuse des noirs et blancs contrastés, leur épaisseur brute et floue – ce fameux are-bure-boke qui fit la marque esthétique de ces années troublées – et la traîne brouillée de mouvements vifs et violents rivent le regard. Impossible de détourner les yeux.
Entre vertige de la perte, initiation à un nouveau langage et confrontation à la fugacité d’événements aussi explosifs que sidérants, la lecture se voit déterminée par le fragment. Divers témoignages nous immergent dans la tourmente aveugle de l’époque. La vision d’ensemble est assurée par quelques articles exégétiques qui remettent les événements en perspective et les œuvres dans leur contexte. Reste à se frayer un chemin dans la cohérence chaotique de cette production plurielle et polymorphe.
Car le sens vient de l’intérieur, depuis la masse accumulée des voix et des images. Impeccable illustration d’œuvres produites dans l’urgence par des photographes et écrivains agissant au cœur de la mêlée, afin de mieux questionner le monde tel qu’il allait et de redéfinir l’ontologie même de leur médium albuminé.
Images furtives arrachées au feu de la bataille, les photographies des manifestants privilégient une immédiateté qui traduit des réactions à chaud, nerveuses et épidermiques, pour documenter un combat collectif qui fit parfois converger étudiants, ouvriers et agriculteurs. La longue lutte contre la construction de l’aéroport de Narita (1966-1972), qui avait transformé la campagne de Sanrizoka en un véritable champ de bataille, reste l’exemple emblématique de ces confrontations épiques, tant sur le plan humain que sur le plan symbolique. Appareil photo au poing, les étudiants photographient pour donner à voir la politique en action. Ils confectionnent des protest books pour informer, pour dénoncer la violence d’État et pour figurer ce que Duncan Forbes analyse comme leur « pouvoir constituant ».
En complète opposition avec l’humanisme social de la photo documentaire de leurs aînés, les militants produisent une écriture de masse, une écriture de la violence qui accumule une multitude de signes « discontinus, agencés, réglés » [1] et dont le catalogue rend toute l’intensité. La lecture des documents bruts proposés – archives et interviews – donne accès à une pensée critique en ébullition, à des débats qui nous plongent dans un Japon contre-culturel hétéroclite. Tous témoignent d’un geste photo-politique qui sollicite le dialogue, la confrontation des points de vue, la définition d’une communauté combattante.
Et, chaque fois, la photographie est mise à l’épreuve. Elle figure le devenir permanent, captant la traîne ou la collision des corps et des choses en mouvement. Si elle fixe l’instant, pour autant, rien ne semble figé. Les images flirtent ainsi avec l’indiscernable, elles étreignent l’impermanence et la fragilité incandescente d’un désir de révolution à la fois hyper-stimulant et désespéré. C’est dans ce contexte d’agitation idéologique et de conflit social que s’invente Provoke, qui puise aux sources des avant-gardes pour libérer la photographie du militantisme et créer des images incontrôlables.
« Dans son essence, la photographie est un document, écrit Tōmatsu. La photographie tranche le cours du temps. Instantanément, le fragment de temps découpé par l’appareil photo devient passé et, accumulant les instants, la photographie se fait copie de l’histoire » (p. 140). Témoins de faits historiques et archivistes d’une âpre modernité urbaine américanisée, les photographes de Provoke arpentent l’asphalte pour collecter des images brutes. Brutales. Ils sont les dignes héritiers des chiffonniers de Baudelaire, qui compulsent « les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts », pour faire « un triage, un choix intelligent » .
Entre captation effective et expression personnelle, Yutaka Takanashi s’assume à la fois comme un « chasseur d’images » et un « collectionneur de déchets » (p. 460). Kōji Taki déconstruit toute forme de composition pour privilégier le fragment sans cadrage ni point de vue fixes, dans la veine de Robert Capa et de William Klein. Takuma Nakahira questionne la vraisemblance photographique et, par ses prises de vue hallucinées, met en doute le rapport de l’image au regard et au réel. Attirés par les réalités crues du monde contemporain, le warholien Daidō Moriyama photographie des photographies. Il produit des copies de copies, pour interroger la réalité émanant d’images dupliquées et le rapport entre le regardeur et ce qu’il regarde.
Les contributeurs aux trois numéros de Provoke n’en appelaient pas à la lutte politique. Ils ambitionnaient plutôt de travailler sur le choc performatif de l’image, sur l’éveil d’une conscience critique. D’où le sous-titre de la revue, Matière à provoquer la pensée. Entre contestation de l’ordre établi et performance visuelle, leurs images cultivent une esthétique de la confusion, afin de déciller l’œil de l’esprit. Révoltés héroïques et vaincus de l’histoire, ces photographes-chiffonniers mettent l’exigence formelle au service de l’exploration phénoménologique d’une réalité urbaine surexposée et de plus en plus médiatisée. Ainsi travaillent-ils sur les corps charnels (le second numéro s’intitule « Eros »), le langage de la chair éprouvée. L’aventure sera nécessairement courte et fulgurante. D’une virulence indélébile.
par , le 19 septembre 2018
– Exposition Icônes de Mai 68. Les images ont une histoire, BNF, 17 avril-26 août 2018
– Jean Lacoste, « La Figure du chiffonnier chez Walter Benjamin », cours au Collège de France, 2016.
– Anne Wilkes Tucker et al., The History of Japanese Photography, Yale University Press, 2003.
Adèle Cassigneul, « Protestations photographiques », La Vie des idées , 19 septembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Protestations-photographiques
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[1] Roland Barthes, L’Empire des signes, Paris, Seuil, 2005, p. 146.