« La scène des clubs berlinois a-t-elle un problème d’antisémitisme ? » s’interrogeait un journaliste du Spiegel en décembre 2023. Cet article explore les dessous d’un clivage au sein de la scène techno berlinoise autour du conflit israélo-palestinien.
Dans un article du 20 décembre 2023, le Spiegel posait la question suivante : « La scène des clubs berlinois a-t-elle un problème d’antisémitisme » ? Face à la tragédie perpétrée par l’organisation terroriste du Hamas le 7 octobre 2023 lors d’un festival de musique transe (Supernova Sukkot Gathering) où 260 personnes, en majorité Israéliennes, perdirent la vie, la scène techno berlinoise, d’ordinaire si prompte à dénoncer toute forme d’extrémisme, se montra étonnement silencieuse. Seuls quelques clubs tels ://about blank et Kater Blau/Holzmarkt se hasardèrent à publier des communiqués pour rappeler leur soutien aux victimes et à Israël voire à organiser des tables-rondes « autour de l’antisémitisme et du manque d’empathie ». La vague de soutien apporté en revanche à l’initiative « DJs for Palestine » puis les nombreux témoignages de solidarité envers le peuple palestinien lors de la riposte militaire du gouvernement israélien dans la bande de Gaza contraste avec le « silence de la scène des clubs face à la terreur » du Hamas, comme l’observe Jakob Baier. Selon ce chercheur sur l’antisémitisme dans les cultures de jeunesse, cela ne ferait que renforcer le sentiment de deux poids deux mesures. Ce déficit de solidarité envers les victimes de l’attaque interroge au regard de la menace que fait peser l’intégrisme du Hamas sur une culture de la fête hédoniste et libertaire dont Berlin est devenue le porte-drapeau. Quelles sont les raisons cachées de ce silence ? Comment la défense de la cause palestinienne est-elle devenue une partie intégrante de la scène techno à Berlin ? Nous tenterons de saisir, en nous penchant sur le terrain des discours, les enjeux de ce clivage qui déchire la scène des clubs.
Une censure d’État ?
En novembre 2023, pour avoir invité l’association juive antisioniste « Jewish Voice for a just peace in the middle-East » après l’attaque survenue dans le territoire de Gaza, le centre culturel Oyoun se vit retirer ses subventions. Le Sénat de Berlin avait demandé à la direction d’Oyoun, un centre d’art et de musique centré sur les voix queer, féministes et migrantes, d’annuler la manifestation, considérée par le Sénat de Berlin comme « trop chargée politiquement ». Par solidarité envers Jewish Voice, le centre Oyoun refusa d’annuler l’événement et fait depuis appel au jugement relatif au retrait des subventions. Le conflit, déjà vif, s’étendit à la scène techno en janvier 2024 lorsque Joe Chialo, le Sénateur à la Culture de Berlin, introduisit une clause anti-discrimination dans le secteur culturel. Cette clause prévoyait la suspension des subventions pour toute prise de position défavorable à l’État d’Israël, en s’appuyant sur la « définition opérationnelle » de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). Plusieurs organisations avaient exprimé leurs préoccupations quant à l’application trop large de cette définition, craignant qu’elle délégitime les avis critiques envers la politique du gouvernement israélien et ne soit un moyen détourné de faire taire les voix pro-palestiniennes.
L’obligation pour les institutions culturelles et les clubs d’adhérer à cette clause, sous peine de perdre les subventions gouvernementales, provoqua un tollé dans le monde artistique allemand et tout particulièrement dans la scène techno berlinoise. La campagne « Strike Germany », qui rassembla près d’un millier de signataires du milieu artistique – dont la lauréate du prix Nobel de littérature Annie Ernaux – appela au boycott des événements culturels en Allemagne pour protester contre la censure d’État et exprimer la solidarité du secteur culturel avec le peuple palestinien. Suivant le mouvement de boycott, plusieurs artistes annulèrent leur participation à des événements musicaux comme le CTM Festival. Face à l’ampleur du boycott et la virulence des réactions manifestées par les artistes et les milieux subculturels, Joe Chialo, craignant qu’elles ne se nuisent à l’image de Berlin, décida finalement sous la pression de retirer la clause si décriée.
Cet appel au boycott au sein de la scène des clubs s’accompagna de polémiques comme celle déclenchée par la déprogrammation d’Arabian Panther par le Berghain en raison, d’après les déclarations du DJ, de ses prises de position en public pour la cause palestinienne et du keffieh qu’il arbore pendant ses performances. Le 12 janvier 2024, le Berghain annula finalement la soirée Italorama où était censé se produire Arabian Panther, expliquant en privé à Kendal, fondateur du label Ritmo Fatale et organisateur de la soirée, que la communication d’Arabian Panther sur les réseaux sociaux posait problème. Faute d’apporter des éclaircissements au DJ, le Berghain justifia l’annulation par des travaux de rénovation imprévus. Arabian Panther tenta sans succès de nouer le dialogue, sans succès et dénonça la censure dont il se sentit victime. Par solidarité, le label BFDM annula à son tour le showcase prévu le 18 janvier au Berghain. À la suite de ces événements, les débats s’envenimèrent sur les réseaux sociaux, les uns dénonçant la censure, le camp adverse mettant en garde contre la « cancel culture » ou culture de l’annulation. Quelques semaines plus tôt, en novembre 2023, HÖR, la plateforme de streaming berlinoise fondée par six Israéliens, stoppa le live-set d’un artiste dont le t-shirt fut jugé offensant contre l’État d’Israel. Cette décision entraîna des appels au boycott de HÖR, soupçonnée également de censure, amenant plusieurs musiciens à exiger le retrait de leur DJ-set des archives. Pour lever tout malentendu et devant l’ampleur de la polémique, HÖR fit des excuses publiques, affirmant son opposition aux actions du gouvernement israélien et à l’oppression du peuple palestinien.
L’affaire, en réalité plus complexe, fut simplifiée et amplifiée par la rhétorique extrême des réseaux sociaux. À l’origine de la polémique, le DJ Sam Clark affirma qu’on l’avait réduit au silence parce que sa chemise portait l’inscription « Palestine » en arabe. L’histoire devint virale et HÖR fut accusée de réduire au silence les voix de soutien au peuple palestinien. Il s’avéra cependant que le T-shirt en question ne portait pas seulement l’inscription « Palestine » en arabe, mais qu’il montrait le drapeau palestinien en surimpression sur la carte d’Israël, d’où la décision prise par l’équipe de modérateurs d’interrompre le streaming pour éviter toute escalade. La tournure prise par les discussions sur les réseaux sociaux et les forums spécialisés dont Reddit témoigne d’une tendance à la radicalisation des débats. Le précédent HÖR conditionna le regard jeté sur la déprogrammation d’Arabian Panther et contribua à répandre l’idée que toute personne portant un keffieh traditionnel palestinien dans la scène techno berlinoise ou le message « free palestine » était invitée à les laisser chez soi. Cette dénonciation d’une présumée censure à l’œuvre dans la scène fut massivement relayée par les réseaux sociaux, comme en témoigne la virulence des réactions face à l’interruption remarquée du set de Sam Clark par la plateforme HÖR comme un geste de censure présumé.
La réalité est plus nuancée qu’elle n’y paraît, car si la plate-forme a stoppé le set de Sam Clark en raison d’un message incitant à la violence, HÖR n’en a pas moins toléré par la suite des symboles jugés plus pacifistes, comme le port de drapeaux palestiniens, de keffieh ou de messages comme « free Palestine ».
La levée de boucliers contre la « cancel culture » dirigée contre les artistes prenant ouvertement parti pour la Palestine tend, selon Baier, à montrer un Janus à deux visages car la plate-forme en ligne dédiée aux musiques électroniques Resident Advisor avait relayé en 2018 sous le hashtag #DJsForPalestine (DJP) la campagne de boycott de clubs et de festivals en Israël, sans que personne ne s’insurge contre la culture de l’annulation. Cette campagne s’inscrivait dans le cadre des actions de boycott culturel coordonnées par la Campagne palestinienne pour le boycott académique et culturel d’Israël (PACBI), conformément à l’agenda du BDS, le mouvement Boycott, désinvestissement et Sanctions. La campagne DJP constitua un tournant en tant qu’elle gagna un pan majoritaire de la culture club berlinoise progressive traditionnellement engagée sur les questions de préservation des « Freiräume » (espaces de liberté), dans le combat contre la gentrification, le racisme, le sexisme, l’homophobie et la transphobie. Les quelques artistes ou clubs tels ://about blank qui avaient pris leur distance avec ce mouvement de boycott et cru voir dans la position antisioniste de la campagne DJP une manifestation d’antisémitisme larvé furent accusés de suprématisme blanc voire d’islamophobie et de vouloir réduire au silence les voix s’élevant pour dénoncer la politique « d’apartheid » et « néo-coloniale » du gouvernement israélien, selon la terminologie employée par les collectifs queer Buttons & Room4Resistance. Cette polarisation des débats accentuée par l’usage de mots à portée polémique contribua d’un côté au rapprochement de la scène queer de gauche et le mouvement pro-boycott de DJsForPalestine et, de l’autre, à l’isolement d’une scène minoritaire, d’extrême-gauche, favorable quoi qu’il en soit à l’État d’Israël au nom du devoir de mémoire et alertant contre l’antisémitisme antisioniste dans la droite ligne du mouvement Anti-Deutsch. Jakob Baier invite à voir dans le succès de ces campagnes de boycott et de soutien à la Palestine un signe de la récente normalisation de l’antisionisme dans la scène techno berlinoise. Les discours de la scène soulignent une confluence des idées issues de la pensée queer, anti-raciste et anti-coloniale, selon lesquels le sionisme est perçu selon les partisans du boycott comme une forme de « néocolonialisme ». Ce processus de normalisation de l’antisionisme a pénétré dans les milieux subculturels festifs berlinois par le biais de ces campagnes de boycott et s’y est enraciné. La campagne « DJs for Palestine », initiée en 2018 par des DJs comme Ben UFO, The Blessed Madonna et Rrose, relayée parle site Resident Advisor en septembre 2018, avait rencontré un large succès au sein de la scène berlinoise. Les DJ israéliens, indépendamment de leurs positions politiques, auraient été selon Baier la cible de boycotts et d’ostracisme, révélant un décalage entre les prétentions d’inclusivité affichées par la scène et la réalité de l’exclusion des voix défavorables au boycott. Cette posture antisioniste s’exprimant dans des initiatives comme la campagne « DJs for Palestine » fut clairement appuyée par des collectifs queer et des DJs influents de la scène ou encore par le site musicale de référence Resident Advisor (RA). Si Resident Advisor a tardé à commenter le massacre du Hamas, la plate-forme a publié en revanche plusieurs articles pour dénoncer la « culture de l’annulation » dont sont victimes les artistes qui en « soutenant la Palestine perdent leur travail et reçoivent des réactions négatives en ligne pour avoir exprimé leur solidarité » (9 novembre) et apporter des ressources et des aides à la Palestine (12 décembre) en compilant, face à la crise humanitaire de Gaza, « une liste d’instances caritatives, de collectes de fonds, d’organisations et plus encore ».
Cet appel au « boycott d’Israël comme moyen de protestation pacifique contre l’occupation » rappelant le registre des campagnes de boycott conduites contre la politique d’apartheid en Afrique du Sud vise, argumente Baier, à marginaliser au sein de la scène les opposants au boycott, légitimant les collectifs queer comme dépositaires d’une parole progressiste liée à la défense de la cause palestinienne. « Free Palestine » est ainsi devenue un mot d’ordre culturel dans les milieux de la gauche queer comme ne s’en cache pas le collectif Room4Resistance, suite à sa décision de rompre sa collaboration avec ://about blank suite à l’annulation de son événement par le club en raison du soutien apporté par le collectif au mouvementant de boycott : « Nous nous considérons comme queer féministes, transpositifs, sex-positifs, antifascistes, anti-coloniaux, anticapitalistes, anti-apartheid - et c’est pourquoi nous soutenons les Palestiniens. » Deux ans plus tard, l’histoire se répéta. Suite à une annulation de la soirée Buttons toujours par le club ://about blank et pour les mêmes raisons, le collectif queer, refusant de revenir sur ses déclarations de soutien à la campagne Berlin Nightlife Workers against Apartheid, annonça mettre fin à sa collaboration historique avec le club. ://about blank justifia sa position en rappelant le devoir de solidarité envers Israël et en mettant en garde les discours anti-racistes et antisionistes soupçonnés de nourrir l’antisémitisme dans les milieux subculturels. La scène techno berlinoise se retrouve ainsi divisée depuis plusieurs années, tiraillée entre son engagement queer, anti-raciste, « anti-ethnonationaliste » et anti-colonial d’un côté, porté par les DJs et les collectifs et, de l’autre, le soutien inconditionnel à l’État d’Israël défendu par une frange minoritaire de la scène au nom du devoir de vigilance face à une résurgence de l’antisémitisme antisioniste, dans un contexte de montée de l’AfD.
Un clivage ancien
En réalité, ce clivage n’est pas nouveau. Il a suscité dans la presse et sur les réseaux sociaux d’intenses débats autour du rôle joué par les clubs annulant des artistes ou prenant ouvertement parti pour la Palestine, sur les campagnes de boycott ou encore sur l’influence idéologique de plateformes telles que le site Resident Advisor et la chaine de streaming HÖR, très suivies à Berlin. La thèse avancée par Baier est partagée par Tanja Ehmann dans son article intitulé « une approche nethnographique à l’antisémitisme dans le contexte de la campagne de boycott culturel #DJs for Palestine ». Celle-ci, à travers une analyse des médias sociaux, cherche à explorer dans quelle mesure les arguments plaidant en faveur d’un boycott reproduisent l’antisémitisme. Les résultats de son analyse des voix pro-boycott sur les médias sociaux tendraient à montrer qu’elles se positionnent de manière idéologisée et manichéenne contre Israël et le sionisme. Les partisans du boycott auraient créé, explique Ehmann, un espace hégémonique et d’exclusion, s’auto-identifiant comme les gardiens des droits de l’homme. Il manque selon la chercheuse « une reconnaissance de la manière dont la critique du sionisme ou d’Israël peut être chargée de tropes antisémites. Au lieu d’une telle reconnaissance, on assiste à un déni de l’antisémitisme ou à une contre-accusation. Il y a des discours dogmatiques, des reproches unilatéraux et une attitude défensive, mais la plupart du temps aucune référence aux contradictions et aux ambivalences à l’égard de la campagne de boycott et de l’agenda des DJ pour la Palestine ».
C’est aussi l’interprétation que défendent les auteurs de l’ouvrage controversé Judenhass Underground : Antisémitisme dans les mouvements et les subcultures d’émancipation, Nicholas Potter and Stefan Lauer, pour qui l’alignement des DJs avec la campagne #DJsForPalestine et le mouvement BDS contribue à perpétuer l’antisémitisme sous une nouvelle forme. Des discussions animées s’ensuivirent, comme les débats organisés par ://about blank à la sortie de l’ouvrage ou lors du festival queer Whole, pointé du doigt par l’ouvrage, mettant les lumières les liens intimes entre la solidarité palestinienne et les mouvements queer. Cet ouvrage sorti en 2023 relança le débat sur l’antisémitisme dans la musique électronique, notamment autour du boycott culturel d’Israël par les artistes regroupés et des motivations derrière la campagne #DJsForPalestine. Les auteurs de l’ouvrage y affirment que les accusations d’antisémitisme sont souvent rejetées dans cette scène progressive et critiquent la couverture médiatique du conflit israélo-palestinien et les prises de position pro-palestiniennes de la scène queer berlinoise, défendues par Résident Advisor et présentées par les auteurs comme unilatérales. À l’inverse, les partisans de #DJsForPalestine dénoncèrent dans cet ouvrage l’absence d’esprit critique envers la politique du gouvernement Israélien, les leviers de la censure et l’absence notable de perspectives palestiniennes dans le livre.
Sortir de la polarisation des débats ?
La position adoptée par la ClubCommission témoigne de cette difficulté profonde à surmonter les différences d’approche sur le conflit israélo-palestinien, tant les discours sont foncièrement opposés. Il n’est guère surprenant que l’instance centrale des clubs berlinois ait été aussi vivement critiquée des deux bords pour sa réaction jugée molle et ambiguë face aux événements du 7 octobre 2023, ne faisant pas mention pour les uns de l’antisémitisme rampant en Allemagne, négligeant pour les autres l’oppression du peuple palestinien. Il fut reproché entre autres à la ClubCommission d’avoir attendu plusieurs jours avant de réagir à l’attaque du Hamas, et de faire référence au festival Supernova Sukkot Gathering sans replacer l’attaque dans le contexte plus général du pogrome et de ses motivations antisémites. Une des membres de l’équipe de direction de la ClubCommission, Lewamm Ghebremariam, provoqua par ailleurs la controverse en approuvant un post sur Instagram glorifiant les actes du Hamas contre les civils israéliens comme des manifestations de résistance palestinienne.
Pour la ClubCommission, la position à adopter est plus que périlleuse. En réponse aux accusations, elle publia une seconde déclaration, affirmant qu’« il n’est pas de son devoir de commenter le paysage géopolitique international » et que sa mission consiste avant tout à lutter contre « la misanthropie dans la culture club à l’échelle mondiale » et à créer « un espace de solidarité, de deuil et d’empathie lorsque de tels actes de violence se produisent dans un contexte culturel de club ». Face aux difficultés financières traversées depuis la crise sanitaire et de l’énergie causée par la guerre en Ukraine, il semblerait que la majorité des clubs se soit résolue de son côté au silence, préférant éviter toute mauvaise presse auprès d’une audience qui, sans être nécessairement favorable au boycott, paraît largement acquise à la défense du peuple palestinien. Les crispations autour de la terminologie employée par les partisans du boycott culturel d’Isräel (« génocide », « apartheid » et « colonialisme ») qui ont refait surface à l’occasion de la Berlinale ainsi que l’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme sur fond de travail de mémoire rend impossible toute pacification des discours, conduisant parfois les camps adverses à une radicalisation des débats et des simplifications sur les réseaux sociaux. Face aux bombardements de l’armée israélienne sur la population civile de Gaza, la réticence à dire le mauvais mot tend cependant à reculer, en particulier dans la scène artistique et culturelle.
La peur pour les clubs d’être perçu comme pro-israélien et d’être cancelled est de plus en plus prononcée, surtout depuis la requête contre Netanyahu d’un mandat d’arrêt par le procureur de la Cour pénale internationale, les injonctions de la Cour Internationale de Justice à cesser les combats et les récents massacres perpétrés par l’armée israélienne sur les civils et réfugiés palestiniens à Rafah. Dans un podcast de février 2024 où elle explore en détail les perspectives allemandes sur l’antisémitisme et la Palestine, la journaliste juive et militante des droits de l’homme Emily Dische-Becker rappelle l’impossibilité historique à critiquer le gouvernent israélien en Allemagne. Au cœur d’une polémique lors de la Documenta en 2022, elle affirme que la culture de la mémoire est devenue « un moyen pour l’État allemand de s’identifier en tant que post-agresseur et d’intégrer cela dans son identité en tant qu’État ayant été confronté avec ses crimes ». Le soutien perpétuel à Israël a servi de blanc-seing à l’Allemagne et lui a permis de croire qu’elle avait surmonté son passé violent. Dans les faits, les exportations militaires de l’Allemagne (corvettes et sous-marins) vers Israël en 2023 ont été multipliées par 10 par rapport à 2022selon les chiffres du Ministère de l’Economie, s’élevant à 326 Millions d’euros. Ainsi, « tout argument remettant en cause ce récit – par exemple en suggérant que les civils palestiniens souffrent de manière disproportionnée aux mains du gouvernement israélien et que, par conséquent, l’Allemagne ne devrait pas accorder un soutien inconditionnel à Israël – menace une des idéologies fondamentales sur lesquelles repose l’État allemand », conclut Dische-Becker.
Pour l’historien Daniel Marvecki, cette identification à Israël relève pour l’Allemagne d’un « nationalisme de substitution » et montre à quel point la politique allemande vis-à-vis d’Israël est devenue une politique identitaire. Le discours allemand s’est coupé de la réalité au point d’empêcher les Allemands de concevoir qu’Israël puisse commettre des crimes de guerre à Gaza. Pouvoir se l’imaginer, ce serait reconnaître l’implication de l’Allemagne, ce qui égratignerait l’image de soi. Loin de s’éteindre, ce débat sur l’antisémitisme et l’antisionisme accentue les divisions dans la scène techno, certains s’évertuant à dénoncer un antisémitisme rampant, les autres critiquant les limites posées à la liberté d’expression et l’amalgame aveugle fait entre critique de l’État d’Israël et antisémitisme. La position de soutien inconditionnel, au vu de la crise humanitaire à Gaza, semble de moins en moins tenable. En comparaison des artistes, les clubs berlinois, d’habitude refuges pour les communautés marginalisées, affichent encore peu leur soutien à la population palestinienne, préférant la prudence face à la radicalisation des débats dans un contexte de crise des subventions d’État. Les collectifs queer et les DJs berlinois, à l’instar de Chami et d’Olivia Mendez, sortent davantage de la réserve et se font les principaux relais de cette parole dans le milieu des clubs berlinois. Comparé à leur prise de position claire contre le gouvernement d’Israël, l’appel fragile de la ClubCommission à « embrasser une culture du dialogue ensemble pour la solidarité dans la culture club » peut paraître dérisoire au vu des débats virulents qui secouent la scène. Mais il met en lumière l’étau idéologique dans lequel elle se trouve, prisonnière entre un soutien de principe à Israël, motivé par un devoir de vigilance face à la montée de l’antisémitisme et de l’extrême droite allemande, et un soutien de cœur à la Palestine, lié aux combats idéologiques de la scène queer berlinoise, une convergence des luttes comme suggérée par ce portrait du photographe Mike D’Hondt, où deux jeunes personnes queer se tiennent par l’épaule, le visage dissimulé par un keffieh.
Guillaume Robin, « Quand la Techno berlinoise résonne du conflit israélo-palestinien »,
La Vie des idées
, 12 juillet 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Quand-la-Techno-berlinoise-resonne-du-conflit-israelo-palestinien
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