La domestication des espèces, fondement de la révolution néolithique, ne doit pas être lue selon des critères productivistes. Les mythes entrent aussi dans la « technopoïèse », cette invention de techniques nouvelles.
La domestication des espèces, fondement de la révolution néolithique, ne doit pas être lue selon des critères productivistes. Les mythes entrent aussi dans la « technopoïèse », cette invention de techniques nouvelles.
Le passage d’une économie fondée sur la chasse et la cueillette à une économie à dominante agricole – la « révolution néolithique » selon Gordon Childe – demeure un processus encore mal connu. Le récit dominant demeure utilitaire. Les populations cueilleuses, en ramenant vers leurs sites d’habitation des graines sauvages, auraient involontairement favorisé un ensemencement local des spécimens choisis lors de la cueillette. Leur multiplication à proximité et l’identification à chaque cycle reproductif de variants plus favorables (des graines plus grosses, arrivant toutes simultanément à maturité, ne tombant pas facilement de l’épi, etc.) auraient progressivement amené les populations à passer à une phase active de mise en culture et de sélection. Son progrès incrémental assurera son succès définitif.
Cette théorie s’inspire de la conception darwinienne de l’évolution biologique – le hasard et le caractère incrémental. Elle comporte une dimension universelle, l’agriculture étant apparue vraisemblablement dans des foyers distincts au Proche-Orient. En ce sens, le schéma proposé peut s’appliquer à peu près partout, dès qu’un certain nombre de conditions sont réunies.
La recherche des origines de la civilisation européenne au XIXe siècle, ainsi que la controverse sur l’historicité de la Bible, ont contribué au développement de l’archéologie moderne au Proche-Orient, faisant de la région l’une des plus densément fouillée. Les données du « Croissant fertile » ont servi de support aux théories sur l’émergence de la « civilisation », dans laquelle s’inscrit l’apparition de l’agriculture.
Or, dans les dernières décennies, la poursuite des fouilles n’a pas fait que renforcer le modèle dominant. Au contraire, des discordances troublantes l’ont fragilisé. Les analyses génétiques des céréales retrouvées a mis en évidence un échange à longue distance des semences, avant même que ces variants aient acquis des traits distincts de leurs homologues sauvages. Par ailleurs, le temps de latence entre le moment où l’on constate les signes d’une mise en culture des plantes et le moment où celles-ci montrent des signes de domestication s’avère extrêmement long (plusieurs centaines d’années), trahissant le fait qu’aucune sélection n’était pratiquée – en tout cas, pas dans le sens de l’obtention des critères de la domestication. Le comportement de ces populations qui échangent des graines sans particularités évidentes devient énigmatique : il ne peut être réduit à l’intention « utilitariste » d’augmenter le rendement des cultures.
Le récit darwinien est également bousculé par les recherches en épigénétique, c’est-à-dire l’étude de l’expression des gènes. Si les gènes sont une bibliothèque, l’épigénétique s’intéresse au bibliothécaire qui gère les livres et au lecteur qui choisit les livres, les consulte, les active par une lecture à haute voix, etc.
En s’inspirant de la sélection humaine, Darwin imaginait une sélection incrémentale, les mutations indépendantes les unes des autres s’additionnant sur le temps long. Sa théorie semblait vérifiée par la découverte de l’ADN, mais la paléontologie, à la recherche des hypothétiques chaînons manquants, a infirmé ce scénario. Loin d’observer des changements graduels, on observait des phases de continuité suivies de rapides changements – si rapides qu’on était incapable d’en observer les traces fossiles. Ce qui donna naissance à un retour en grâce des théories « saltationistes » (la nature faisant des sauts) sous le nouveau nom d’« équilibres ponctués ».
L’épigénétique est venue renforcer cette approche. Le passage d’une morphologie à une autre peut s’expliquer non pas par une accumulation de mutations, mais par un processus de réagencement de l’expression des gènes qui peut être beaucoup plus rapide. Les recherches récentes, notamment sur l’information dont sont porteurs les gamètes mâles (qu’on a longtemps cru être de l’information génétique « pure » de toute histoire), laissent entendre qu’une partie du vécu biologique de l’individu est de nature épigénétique et que cette influence peut être en partie transmise à sa descendance. Lamarck est de retour – dans une version certes plus sophistiquée en termes de mécanismes biochimiques.
Dans le cas de la domestication, le taux des corticostéroïdes joue chez les animaux un rôle déterminant. Une réduction de ces hormones induit un caractère plus placide chez les individus, caractéristique essentielle de la domestication, mais aussi tout un ensemble d’effets en chaîne, les syndromes de la domestication : croissance plus rapide, âge de procréation plus précoce, plus grand nombre de jeunes par portée, dépigmentation, baisse de la pilosité, diminution de la taille de la queue et du nombre de vertèbres, crâne plus petit, oreilles tombantes, etc. Tout ce qui différencie un chien d’un loup, un cochon d’un sanglier, un lapin domestique d’un lapin de garenne, un homme d’un chimpanzé, etc.
Or de telles substances existent chez les végétaux : ce sont les polyamines, dont les plus connues sont la putrescine et la cadavérine qu’émettent les cadavres en décomposition. Entre autres particularités, les polyamines retardent chez les plantes annuelles la sénescence. L’odeur des cadavres allonge l’espérance de vie des blés !
Sur la base de ces indices, Nissim Amzallag oriente son enquête vers l’analyse des mythes archaïques, de l’aveu même des auteurs de l’Antiquité : Dagan le Mésopotamien, qui a fait le don des semences aux hommes est bel zeri (maître des semences), mais aussi bel pagra’um (maître des charognes) ; Déméter, dont le culte des mystère d’Éleusis en lien avec la vitalité implique le cadavre putréfié d’un porcelet et des galettes de céréales en forme de phallus ; Adonis, dont les jardins consistent à faire pousser en été des plantules bien vertes qu’on laissera ensuite se dessécher sans porter leurs fruits ; Osiris, dont la réplique du cadavre en argile est support à la germination de graine d’orge selon un modèle proche des jardins d’Adonis.
En bref, il existe une convergence entre cadavre et semence. De fait, si l’on enterre un cadavre, notamment au début de l’été, le dégagement de polyanimes a pour effet de prolonger les plantes alentour qui restent vertes, alors que leurs voisines sèchent. Ces plantes paraissent dotées d’une survitalité.
Cette convergence conduit à formuler une théorie de la domestication dans l’espace levantin qui rend mieux compte de anomalies archéologiques et physiologiques observées. Les populations néolithiques confrontées au phénomène ont déduit qu’il se produisait un transfert de vitalité entre le mort et les plantes. Ce dont témoignent les mythes, c’est que le cadavre « vitalise » la nature.
D’ailleurs, la théorie dominante dans l’Antiquité et même au-delà est que la puissance vitale provient du mielos (moelle), situé dans le cerveau et la moelle épinière, le sperme étant identifié à une liquéfaction du mielos par échauffement. C’est, semble-t-il, une des raisons du statut particulier du serpent comme symbole vital : son squelette n’est-il pas la quintessence de la moelle épinière ?
Les plantes ainsi vitalisées deviennent les vecteurs du mielos des ancêtres. Elles seraient échangées comme objet d’un culte de la vitalité. Sur le temps long, l’effet répété des polyamines va déclencher un effet d’auto-domestication qui, très ultérieurement, sera remarqué et entretenu pour lui-même par les populations agricoles.
Pour suivre la démonstration de Nissim Amzallag, il convient d’intégrer la déconnexion de l’agriculture, en tant qu’acte de plantation, et de la domestication, en tant qu’acte de modification des lignées par sélection. Il convient également de distinguer la fertilité, le nombre de naissances, la vitalité et la vigueur des descendants.
En insistant trop, dans une logique productive, sur la fertilité et la fécondité, on omet en effet que dans des sociétés à forte mortalité, pour lesquelles les mécanismes à l’origine des maladies restaient mystérieux, la vitalité comme capacité à surmonter les aléas était essentielle. Ce que l’on sait des cultes d’Adonis et d’Eleusis témoigne d’ailleurs de cette distinction entre fertilité et vitalité. C’est bien la vitalité qui est ici exaltée.
L’analyse de l’apparition des sociétés de la domestication ouvre sur une considération plus générale sur la genèse des techniques. C’est une erreur d’analyse, une tautologie, que d’expliquer la genèse d’une technique par son usage final. Les peuples du néolithique n’étaient pas réduits au hasard et à la nécessité, une riche pensée symbolique n’étant pas le propre des modernes. Au contraire, ils étaient dotés d’intentions, de curiosité, de sens de l’observation, dans la cosmologie qui était le leur. C’est ce cadre mental qu’il importe de prendre en compte.
Nissim Amzallag invite à distinguer une phase créative qu’il baptise « technopoïèse » (émergence de la technique) d’une phase technologique (développement et exploitation de principes identifiés). Les intentions, lors de ces deux phases, peuvent être très différentes. L’histoire abonde de ces ruptures.
Sans la technopoïèse, plus créative et moins immédiatement utilitariste, il n’y aurait pas d’innovation, mais seulement une technologie perfectionnant les techniques et paradigmes connus.
La réflexion de Nissim Amzallag n’est pas sans évoquer le principe de sérendipité. Elle interroge les politiques publiques d’innovation qui, sous couvert de rendre immédiatement utile la recherche, la stérilise. Il y a donc peut-être cette leçon supplémentaire à tirer de nos lointains ancêtres d’avant la domestication : une société utilitariste et technologique, en asséchant la technopoïèse, se prive de vitalité.
par , le 1er juillet
Matthieu Calame, « Quand les cadavres fécondaient la terre », La Vie des idées , 1er juillet 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Quand-les-cadavres-fecondaient-la-terre
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