Recensé : Jean-Claude Piris, The Future of Europe. Towards a Two-Speed Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, 176 p.
Ancien directeur du Service juridique du Conseil de l’Union européenne, Jean-Claude Piris livre dans cet ouvrage une analyse concise et stimulante de l’avenir institutionnel de l’Union européenne. Il s’agit d’un ouvrage de juriste qui s’efforce de dépasser la théorie formelle du droit pour aborder la construction politique de l’Union. Néanmoins, comme souvent, lorsque les juristes s’intéressent à la politique, la réflexion reste institutionnelle et manque un peu de substrat sociologique. Jean-Claude Piris fait ainsi une foule de constats intéressants, dont l’analyse de la causalité reste un peu décevante car elle ignore trop les débats de société. Il est en effet devenu difficile d’innover vraiment dans la réflexion sur l’avenir de l’Union européenne sans mener une analyse comparative des clivages sociaux, des représentations mémorielles, etc.
Cela n’enlève rien à l’intérêt de la réflexion menée par Jean-Claude Piris. En praticien averti de la chose européenne, engagé dans la révision de plusieurs traités, Jean-Claude Piris part du constat incontestable que la gouvernance de l’Union élargie manque d’efficacité et que les réformes institutionnelles qui se sont succédé depuis Maastricht (le Traité de Lisbonne étant la dernière) n’ont été que des cachets d’aspirine. L’auteur souligne aussi, à juste titre, que le marché intérieur est encore loin d’être achevé, de même que d’autres politiques communautaires comme la politique économique bien sur, mais aussi la politique de l’énergie, la politique extérieure. Personne ne pourra contester ce point de départ. On sent toutefois chez Jean-Claude Piris que le dernier élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale est, pour une bonne part, responsable de cette stagnation. C’est d’ailleurs ce que l’auteur avait écrit dans un article du Financial Times du 3 novembre 2011. Il rejoint un regret assez répandu chez certains pro-Européens français, comme Bourlanges, et d’une certaine manière aussi Delors, selon lequel l’ élargissement à l’Est, bien que politiquement légitime, a tout de même un peu tué le beau projet de l’unification européenne. Accepter que la fin de la Guerre Froide, évènement majeur du XXe siècle, ait changé les perspectives de la construction européenne par rapport au projet initial prendra encore du temps en France où ceux qui aiment l’Europe (hélas, de moins en moins nombreux) restent attachés à l’identité des Pères Fondateurs.
Pour sauver l’Union européenne de ses crises à la fois de gouvernance et de politiques publiques, Jean-Claude Piris envisage quatre scénarios. Le premier consiste à modifier en profondeur les traités européens. Mais l’auteur n’y croit pas, dans la mesure où il voit mal les Vingt-Sept se lancer dans de nouvelles négociations longues après l’expérience de Lisbonne. Jean-Claude Piris a certainement raison bien qu’il ne faille pas négliger les déclarations d’Angela Merkel visant à réformer en profondeur les traités. Il est peu probable cependant que la France (sans laquelle il est difficile d’agir) puisse l’accepter, lorsque l’on observe combien le Président de la République et le Premier ministre ont déjà du mal à faire accepter à leur majorité la ratification du traité budgétaire européen. Le projet politique raisonnable qu’incarnent les deux chefs de l’exécutif ne reflète en effet que marginalement l’attente de bien des Français qui ne souhaitent aucunement que leur pays partage avec d’autres le long terme de la nouvelle marche du monde. La nostalgie des Trente Glorieuses (y compris chez ceux qui ne l’ont pas vécu) conduit, au contraire, à considérer que les refus de l’Europe et de la mondialisation sont les meilleures recettes d’un avenir meilleur. Les Français entretiennent ainsi, y compris lorsqu’ils sont de gauche, l’utopie de la grandeur coloniale, en considérant qu’une France partageant son sort avec d’autres parce qu’elle serait devenue plus petite, équivaut au plus horrible des renoncements. Ils ont ceci en commun avec les Britanniques, bien que ces derniers craignent surtout pour leur système politique, alors que les Français craignent pour leur condition économique.
La deuxième option mise en exergue par Jean-Claude Piris vise à exploiter toutes les potentialités du traité de Lisbonne en mettant en œuvre les formes de différentiation entre États membres qu’offrent les traités. L’auteur aborde ainsi un des débats qui a fait couler beaucoup d’encre au sein de l’Union européenne depuis la fin de la guerre froide : celui de l’Europe à plusieurs vitesses. Après avoir défini des concepts comme « l’avant garde », « le groupe pionner » ou encore le « centre de gravité », Jean-Claude Piris rappelle à juste titre combien la différentiation est déjà une réalité dans le cadre des actuels traités. Qu’il s’agisse des coopérations renforcées depuis l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, de la coopération Schengen sur la libre circulation des personnes, du Pacte pour l’Europlus signé en mars 2011, ou encore des nouvelles coopérations structurées qui permettent une différentiation en matière de défense. Peut être Jean-Claude Piris aurait-il du mettre davantage en exergue une opposition essentielle entre différentiation voulue et différentiation pour défaut de capacité. Dans le premier cas, comme la tenue à l’écart des Britanniques et des Danois de l’euro, la différentiation est assumée par les Etats et les peuples comme un choix politique. Dans le second cas, elle est subie et donne naissance au sentiment de discrimination. C’est le cas des Polonais face aux structures de gouvernance de l’euro. La position d’attente de Varsovie face à la monnaie unique l’amène à considérer tout pas dans la politisation de la gouvernance de l’euro comme une mise à l’écart. Ne pas faire partie d’un premier cercle, alors qu’on y aspire, est certes d’autant plus difficile à vivre que les membres de ce premier cercle ne remplissent clairement plus les critères d’admission. Pensons à la Grèce, à l’Espagne et au Portugal face à l’euro.
Pour Jean-Claude Piris, la différentiation est clairement la solution qui permettra de gouverner l’Union européenne de demain. Cette certitude nourrit ses troisième et quatrième scénarios, le premier visant à créer une Union à plusieurs vitesses par la voie politique, la seconde par la voie juridique. Que revêt au juste cette distinction ? Pour l’auteur, la voie politique correspond à l’annonce publique d’une avancée politique par le biais d’une déclaration signée par des Etats membres volontaires. Le traité de Lisbonne permet ainsi tout à fait aux 17 membres de l’Eurogroupe d’accélérer leur marche en avant, dans la mesure où ils le souhaitent. Dans ce cas de figure, il n’y a pas de modification des traités. Seule compte le choix politique de faire plus. À l’inverse, la voie juridique prend la forme d’un accord international. A côté de la grande Union à 27 (demain à 28 ou 30), un nouveau traité est créé uniquement entre les États qui voudraient aller plus loin dans le domaine économique et monétaire, mais aussi la défense, le droit civil et pénal ou encore la protection de l’environnement. Il s’agit de la formalisation institutionnelle d’un noyau dur semblable à celui qu’avaient proposé les députés chrétiens démocrates Schäuble et Lamers en 1994 et que la France refusa. Tout l’intérêt de l’analyse de Jean-Claude Piris consiste à proposer, pour ce quatrième scénario, de nouvelles institutions capables de coexister avec les institutions européennes actuelles. Il en va ainsi, par exemple, d’une Autorité administrative de cinq membres qui partagerait avec la Commission la compétence de l’initiative. De même, la nouvelle entité aurait un Tribunal administratif qui prendrait en compte la jurisprudence de la Cour de Luxembourg.
On sent que Jean-Claude Piris est attiré par cette quatrième option et il a raison. L’avenir de la construction européenne pose plus que jamais la question d’une nouvelle institution, composé d’un nombre limité d’Etats membres souhaitant aller de l’avant. Le traité budgétaire européen est déjà trop large (25 États sur 27, c’est à dire tous sauf le Royaume Uni et la République tchèque) pour en constituer l’armature. Comme le dit justement Jean-Claude Piris, il ne s’agit pas de penser à cette nouvelle organisation en opposant les anciens aux nouveaux Etats membres, car des pays comme la Pologne ou la Slovénie ont tout à fait vocation à faire partie du noyau dur. Il convient de mettre ensemble ceux qui en conçoivent la nécessité politique. Ce scénario pose ouvertement la question de la France dont on peut légitimement se demander si sa société et à travers elle, ses responsables politiques, ont envie de faire partie d’une avant-garde européenne. Rien de moins certain lorsque l’on constate les bons scores du Front National et du Front de gauche aux élections, ou encore lorsque l’on entend les prises de positions de certains élus de l’UMP ou du Parti socialiste. L’Allemagne y semble davantage prête et c’est un point que Jean-Claude Piris aurait pu analyser davantage. Enfin une telle organisation ne peut réussir que si elle ne se fait pas en catimini et si elle assume clairement un objectif fédéral. Jean-Claude Piris n’est pas convaincant lorsqu’il écrit qu’il ne faut surtout pas parler de fédéralisme. Le seul moyen, au contraire, de faire faire à l’Union un bond en avant est de revenir à un discours politique maximaliste assumant complètement les oppositions et les controverses qu’il suscite. En quelque sorte, il faut sortir de la méthode diplomatique pour entrer dans le registre de la politique. Voilà au moins un point que les Français, si prompts à vanter les bienfaits du conflit en politique, ne pourront plus critiquer. Reste à les convaincre qu’un projet politique puisse être légitime en cherchant à dépasser les frontières de leur cher État nation.
Pour citer cet article :
Christian Lequesne, « Quatre scénarios pour l’avenir de l’Europe »,
La Vie des idées
, 27 septembre 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Quatre-scenarios-pour-l-avenir-de
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