La Loi dite Macron de 2015 a donné lieu à de vifs débats, souvent brouillons, sur la pertinence d’étendre les dérogations à l’ouverture dominicale des commerces. Elle n’était qu’une étape législative dans un mouvement né avec l’apparition des grandes surfaces dans les années 1970. La précédente grande loi, la loi Maillé, datait seulement de 2009. Il est donc fort à parier que le présent quinquennat ne se terminera pas sans une nouvelle loi. Déjà, un nouveau front s’ouvre avec le rapport que vient de rendre Erik Orsenna préconisant l’ouverture des bibliothèques le dimanche.
Or, un débat serein sur la singularité du dimanche exige une profondeur d’analyse, autant historique que des conditions sociales présentes. Les batailles du dimanche relèvent de cette ambition. Ce n’est pas le premier ouvrage portant spécifiquement sur le dimanche, notamment en France ; on peut citer l’Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, publié par Robert Beck il y a déjà 20 ans. Mais Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard sont les premiers à conjuguer une histoire longue jusqu’à aujourd’hui, et une analyse sociologique du travail dominical comme des attentes des consommateurs et usagers. C’est assurément un livre à lire… le dimanche, du moins si on ne travaille pas ce jour-là !
Le jour du Seigneur à travers les âges
Pour le lecteur non spécialiste, la « brève histoire du dimanche » qui compose la première partie de l’ouvrage est un récit distrayant et érudit. Il démarre à l’antiquité avec la double origine astrologique et religieuse du dimanche. Étape par étape, les auteurs - sociologues mués ici en convaincants historiens - éclairent une histoire loin d’être linéaire où, dès le Moyen Âge, 3 logiques s’affrontent déjà : logique économique, logique religieuse, logique des loisirs. Dans le monde occidental, jusqu’au XIXe siècle, les activités du dimanche sont essentiellement la résultante du degré de domination de l’Église et des Marchands. À la fin du Moyen Âge, le respect imposé du jour du Seigneur sert à la fois à affirmer la religion chrétienne et contrôler les temps sociaux. Mais, au Moyen Âge central, le développement des échanges marchands fait progressivement émerger, à travers l’Europe, en sus du travail agricole saisonnier, les marchés dominicaux. Après offices et marchés, se pratiquent alors des loisirs souvent collectifs, dans un jour non travaillé pour le plus grand nombre. Les siècles suivants voient la poursuite de la confrontation d’impératifs économiques, brandis non seulement par les marchands et artisans, mais aussi désormais par des patrons de fabrique, et des exigences religieuses mouvantes entre Réforme et Contre-Réforme. Cette confrontation aboutit à une application d’interdits dominicaux plus ou moins stricte à travers le continent.
Les deux auteurs accompagnent le lecteur dans les tournants que représentent les XVIIIe et XIXe siècles. La semaine révolutionnaire de 10 jours forme une courte parenthèse. Si révolution du dimanche il y a, c’est celle de l’emprise de la bourgeoisie capitaliste sur le dimanche. Dans le sillage du développement des transports et de la révolution industrielle, la première moitié du XIXe siècle voit l’extension du travail dominical du commerce aux manufactures.
Le dimanche à l’épreuve du mouvement ouvrier
Ce mouvement se renverse dans la seconde moitié du siècle, notamment sous l’effet des revendications des travailleurs et de l’irruption des idées socialistes. L’hésitation entre repos hebdomadaire et repos dominical, entre semaine anglaise et Saint Lundi, traverse le monde occidental. Le travail dominical reflue nettement dans les manufactures. Il faut attendre, en France, la loi de juillet 1906 pour que le dimanche s’impose comme jour non travaillé, dans une conception d’ailleurs laïque de jour consacré au repos, à la famille et au loisir. Pour les auteurs, une coalition « involontaire » entre l’Église et les socialistes utopiques ou libertaires s’était ainsi formée en faveur du repos dominical.
Il aurait peut-être fallu s’attarder plus longuement sur les déterminants de cette conquête dans une période de capitalisme florissant. Si les auteurs citent les rapports des hygiénistes, ils ne mettent pas en lumière le fait que deux types d’acteurs avaient également intérêt, a minima, à une réduction du temps de travail, et certainement à un repos hebdomadaire. Les capitalistes s’enquéraient des conséquences sur la productivité des ouvriers ; le repos hebdomadaire peut alors s’interpréter comme s’inscrivant dans une logique productiviste et paternaliste au même titre que le développement des cités ouvrières. Et l’armée, singulièrement dans une France revancharde, s’inquiétait de l’état de santé des troupes en cas de conflit. En miroir, on pourrait se demander si la remise en cause actuelle du repos dominical n’est pas liée à la fois à la meilleure santé générale de la population, à la réduction de la durée hebdomadaire de travail, et à la disparition de l’utilité d’une armée de conscription.
Le dimanche à l’heure de la société de consommation
De même, les auteurs passent rapidement sur la période s’étendant de 1906 aux années 1970-1980. Ils décrivent une sécularisation du dimanche non travaillé, mais aussi une extension du temps non travaillé au samedi après-midi, permettant de faire effectivement du dimanche le jour du repos, de la famille et du loisir. Concentrée sur l’industrie et le commerce, leur analyse fait alors abstraction d’un autre fait social. Le développement de la continuité des services publics - transports, hôpitaux, etc. - et des loisirs dominicaux appelait un nombre croissant d’actifs à travailler au moins occasionnellement le dimanche. Ainsi, la statistique citée par les auteurs issue de l’enquête emploi de 1974 est frappante : plus de 6 % des actifs avaient travaillé le dimanche de la semaine de référence de l’enquête.
Le prisme marchand domine également dans la longue, mais utile présentation que font les auteurs de la déréglementation à l’œuvre dans l’industrie puis le commerce depuis les années 1980. Le travail de lobbying du grand commerce est décrit par le menu. Surtout, il est rappelé que, de l’ameublement, avec IKEA en première ligne, au commerce alimentaire en passant par le culturel, les commerçants ont misé sur le fait accompli en bravant les lois. Et ce sont in fine les lois qui se sont adaptées, créant une multiplicité de dérogations et de nouveaux acronymes (PUCE, ZTI, etc.), mais entretenant aussi l’« illusion du volontariat » et limitant les compensations du travail dominical.
Les changements français s’inscrivent finalement dans une dynamique assez généralisée de déréglementation de l’ouverture des commerces. Les auteurs auraient d’ailleurs pu noter que cette dynamique est indépendante de l’état du marché du travail dans chaque pays ; si la France connaissait le plein emploi, les tenants des ouvertures dominicales auraient trouvé d’autres arguments que l’espoir de créations significatives d’emploi. Ce point aurait épargné au lecteur la discussion technique, en troisième partie, des arguments des économistes sur l’impact que la déréglementation du travail dominical a ou non sur l’emploi.
Que font les Français le dimanche ?
Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard redeviennent sociologues dans la suite de l’ouvrage. La deuxième partie est basée sur leur exploitation intensive de l’enquête française « emploi du temps » de 2010 (la prochaine est prévue en 2020) qui offre une description fine des activités, au cours d’une journée ou d’une semaine, d’un échantillon représentatif de Français. Premier résultat : le travail le dimanche, s’il s’effectue essentiellement hors domicile, est aussi pour certaines professions, comme les enseignants, fréquent au domicile. Quoiqu’y fasse défaut une étude par genre, le portrait des travailleurs du dimanche que brossent les auteurs est très instructif.
Contrairement à une idée reçue qui voudrait que les cadres du secteur privé voient leur travail empiéter sur leur vie personnelle, ces derniers continuaient à ne pas travailler le dimanche en 2010 (seuls 5 % indiquent une activité sur leur lieu de travail ou à domicile). Dans le secteur privé non agricole, hors santé, le travail du dimanche concerne en premier lieu employés et ouvriers. Par ailleurs, reprenant leurs travaux économétriques publiés en 2016 dans la revue de l’INSEE Économie et Statistique, les auteurs soulignent que les travailleurs du dimanche sont en fait en situation de cumul, étant plus exposés à des horaires atypiques les autres jours de la semaine.
L’exploration des coûts sociaux du travail du dimanche vient ensuite. En 2010, travailler le dimanche est clairement associé à une perte de sociabilité familiale et amicale et à une diminution du temps de loisir que ne peuvent corriger les éventuels repos compensateurs.
Entre repos et consommation, des préférences contradictoires
S’ils dénoncent de fait ces coûts sociaux, les auteurs ne condamnent pas en soi le travail dominical. Exploitant diverses enquêtes d’opinion, ils rendent compte des contradictions d’une société où l’on ne souhaite pas travailler le dimanche, mais où l’on aimerait disposer de divers services ce jour-là. La grande originalité de cette partie réside dans l’exploitation d’une enquête qualitative menée dans la ville de Brive par les auteurs. En effet, les débats sur le travail dominical sont souvent très parisiens ou cantonnés aux grandes métropoles. L’ouvrage relaie au contraire le point de vue d’une bonne partie de la population française, celle des villes moyennes. Ses préférences sont finalement assez peu surprenantes et probablement en phase avec celles des habitants de grandes aires urbaines : elles se portent le dimanche sur les activités conviviales en famille ou avec des amis, les activités sportives et culturelles, les achats. Les habitants souhaiteraient donc davantage de cafés et restaurants ouverts et, surtout, réclament l’ouverture de la médiathèque. Justement, l’ouverture des bibliothèques et médiathèques le dimanche semble pour les auteurs une revendication légitime. Leurs analyses vont donc tout à fait dans le sens du rapport Orsenna.
À ce stade, le lecteur peut être gêné par une analyse que l’on peut qualifier « de classe ». L’absence de réflexivité sur les catégories que les auteurs mobilisent est flagrante lorsqu’ils mettent dans la celle de « travail domestique » les courses et le shopping. Courses et shopping sont donc rangés de fait hors des loisirs. Or les auteurs montrent bien que ces activités procurent bien plus de satisfaction que le repassage et qu’elles sont surtout souvent collectives, pratiquées avec les enfants ou les conjoints. Est-ce qu’en pratique, les courses ne constituent pas davantage un temps de sociabilité que les heures passées en bibliothèque ?
Plus fondamentalement, les enquêtes quantitatives et qualitatives exploitées dans l’ouvrage datent toutes du début de la décennie 2010. Depuis, l’usage d’internet et des réseaux sociaux s’est accéléré ; or celui-ci offre de nouvelles opportunités d’accès à des biens culturels tout en absorbant une part croissante du temps passé dans le foyer, y compris le dimanche ! Être à son domicile ce jour-là n’est une garantie ni d’échapper à l’acte d’achat ni de partage familial ou amical. Or, malgré la très forte croissance du commerce en ligne, l’immense majorité des achats s’effectuent encore, même aux États-Unis, essentiellement en magasin. Dans ce contexte, est-ce que l’ouverture le dimanche des temples de la consommation - au delà du coût social pour les employés du commerce - n’est pas l’ultime salut pour conserver un temps partagé dans les familles ? Il serait donc passionnant que les auteurs rééditent leur travail sociologique en 2020.
Recensé : Jean-Yves Boulin et Laurent Lesnard, Les Batailles du dimanche, Paris, PUF, 2017, 280 p., 24 €.