Que vise le retour de la morale à l’école, prôné par le gouvernement ? Selon Ruwen Ogien, ce n’est qu’un nouvel épisode de la guerre intellectuelle menée contre les pauvres, qui vise à les faire passer pour responsables de leur situation de plus en plus précaire.
Alors que [1] les congés scolaires de l’été 2011 n’étaient pas encore achevés, le Ministre de l’éducation, Luc Chatel, s’était déjà remis au travail pour annoncer en grande pompe le retour de l’instruction morale à l’école élémentaire. [2] La mesure, présentée comme une innovation pédagogique importante, qui restaurait enfin un programme abusivement supprimé il y a près de quarante ans à cause d’une supposée dérive post soixante-huitarde [3], n’avait pourtant rien d’original. Trois ans auparavant déjà, en 2008, Xavier Darcos, alors en charge de l’Éducation dans le premier gouvernement Fillon, avait remplacé l’éducation civique par l’instruction civique et morale. [4]
L’utilité d’ajouter une mesure à peu près identique à celle qui existait déjà (et qui ne sera probablement pas plus appliquée que cette dernière) n’étant pas évidente, il était légitime de se demander ce qu’elle visait vraiment. Les syndicats dénoncèrent une manœuvre « destinée à masquer les véritables problèmes de l’école, que ce soit les suppressions de postes ou bien le manque de moyens mis en œuvre dans les établissements pour aider les élèves en difficulté » et une opération de communication destinée à flatter un électorat conservateur toujours demandeur d’ordre moral. [5]
Il est difficile de nier que ce fût l’une des motivations politiques du ministère, qui devait faire face à la montée de l’ « indignation » des écoles publiques et privées, en raison de la paupérisation organisée de ces institutions. Mais, au delà, le retour de la morale à l’école est, à mon avis, un nouvel épisode de la guerre intellectuelle menée contre les pauvres, qui vise à les faire passer pour responsables de leur situation de plus en plus précaire.
La morale à l’école est-elle compatible avec la neutralité éthique de l’État ?
La question de savoir pourquoi les cours de morale reviennent à l’école se pose avec d’autant plus d’acuité qu’il existe, à mon avis, de bonnes raisons philosophiques de les laisser en dehors des salles de classe. Quelles sont-elles ?
Dans une démocratie laïque et pluraliste, comme la France prétend l’être, l’école peut dispenser un enseignement civique, un apprentissage des règles de la coexistence pacifique entre citoyens aux croyances différentes. Mais elle doit rester neutre, en principe, par rapport au contenu de ces croyances, qu’elles soient relatives aux idées de ce qu’est une vie bonne, ou qu’elles soient religieuses.
En effet, dans une démocratie de ce genre, on est censé prendre acte du « fait du pluralisme » moral. [6] On est supposé reconnaître qu’il n’y a pas d’unanimité sur la question de savoir comment chacun doit conduire sa propre vie du moment qu’il ne nuit pas aux autres. Faut-il être un épargnant raisonnable ou un flambeur ? Un aventurier des mers ou un chercheur qui passe sa vie en laboratoire ? Un hétérosexuel engagé dans un projet familial ou un échangiste bisexuel qui n’a aucune intention de se fixer ? Un lève-tôt qui essaie d’en faire le plus possible, ou un lève-tard qui essaie d’en faire le moins possible ? Toute tentative, par l’État, d’imposer l’une ou l’autre de ces conceptions de la vie bonne pourrait être perçue comme une forme de tyrannie.
Par conséquent, dans l’école démocratique, il est légitime d’instaurer une instruction civique, dont l’objectif est de nous apprendre le fonctionnement des institutions politiques et les règles du vivre ensemble. Mais il n’est pas légitime d’imposer une instruction morale, dont l’ambition serait de nous engager dans l’une ou l’autre de ces façons de vivre.
Il est vrai que cette position de neutralité éthique de l’État ne fait pas elle-même l’unanimité, même parmi les défenseurs du libéralisme politique. Pour certains philosophes, l’État doit se garder de toute tentation perfectionniste [7] c’est-à-dire qu’il doit éviter de chercher à promouvoir un certain idéal de la vie bonne, fût-il celui de l’autonomie personnelle. [8] Leur raisonnement part de l’idée qu’il peut y avoir un accord sur la vie juste (c’est-à-dire sur ce que doivent être des rapports équitables entre les citoyens) mais, au mieux, un désaccord raisonnable sur la vie bonne (c’est-à-dire sur le style de vie personnel, plus ou moins individualiste ou traditionaliste, plus ou moins orienté vers la carrière, le plaisir, le loisir, le confort matériel, la vie de famille ou de communauté, etc.) [9]
En faveur de cette idée, ils avancent trois ensembles de raisons : 1) sociologiques ou historiques : ces idéaux sont, de fait, trop divergents dans les sociétés modernes pluralistes ; 2) physiques et psychologiques : ce qu’est une vie bonne dépend de la constitution naturelle de chacun, et cette dernière est variable ; 3) conceptuelles : il existe des difficultés intellectuelles propres au débat sur ce sujet particulier qu’est l’éthique et c’est pourquoi nos idéaux de la vie bonne sont pluriels et appelés à le demeurer [10].
En donnant l’avantage à l’un de ces nombreux idéaux de la vie bonne, l’État mettrait en danger ce consensus à défaut duquel la stabilité politique de nos sociétés ne pourrait pas être garantie. [11]
D’autres philosophes estiment que le libéralisme politique est non seulement compatible avec une certaine forme de perfectionnisme, mais qu’il perdrait sa raison d’être s’il ne visait pas à promouvoir l’idéal de l’autonomie personnelle, ce qui est évidemment un programme perfectionniste. [12] Entrer dans ce débat complexe, dont l’enjeu est de savoir si le libéralisme politique et le perfectionnisme sont compatibles, m’entrainerait beaucoup trop loin. Mais je peux, au moins, exposer en quelques phrases ma propre position. Dans ses versions philosophiques les mieux construites, le perfectionnisme reste lié à une conception de type aristotélicien : il faut promouvoir les facultés qui expriment le mieux l’essence ou la nature de l’homme. [13] N’étant pas essentialiste, c’est un point de vue que je ne peux pas accepter. Et c’est donc d’un point de vue anti-perfectionniste, engagé envers la neutralité éthique de l’État, que je vais évaluer le retour de la morale à l’école.
Les incohérences de Jules Ferry
La neutralité éthique de l’État n’était pas considérée comme un principe qu’il fallait absolument respecter au moment où l’instruction civique et morale prit la place de l’enseignement religieux dans les écoles publiques. Mais elle préoccupait déjà les concepteurs du programme.
Dans la fameuse circulaire du 17 novembre 1883, qui présentait les conditions d’application de la loi du 28 mars de la même année introduisant la morale à l’école républicaine, Jules Ferry posait que la raison et les valeurs communes pouvaient, aussi bien que la religion, fonder la morale. [14] Il était bien conscient du fait que cette loi pouvait sembler incohérente. D’un côté, elle mettait « en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ». D’un autre côté, elle plaçait au premier rang un enseignement moral et civique qui pouvait apparaître comme un dogme, puisqu’il affirmait un certain nombre de vérités morales premières « que nul ne peut ignorer ».
Pour Jules Ferry, l’instituteur, « en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul ». Et il ajoutait, pour préciser ce qu’il entendait par morale : « cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques ». [15]
Quand il parlait de la « bonne et antique morale », Jules Ferry n’avait évidemment pas à l’esprit les théories sophistiquées des philosophes grecs qui permettaient aussi de justifier l’esclavage et l’assujettissement des femmes. Il pensait probablement plutôt à une supposée « morale commune » au contenu assez vague. Cependant, de ce point de vue aussi, il y avait une difficulté. La circulaire de 1883 visait essentiellement à montrer qu’une instruction morale systématique fondée sur des valeurs communes d’une part, et le refus de tout dogme d’autre part n’étaient pas du tout incompatibles. L’idée que, dans ces valeurs supposées « communes », il pouvait y avoir accord sur celles qui permettaient de promouvoir la coexistence pacifique, et désaccord raisonnable sur les façons de vivre, n’était pas du tout envisagée.
En fait, la suppression de la morale à l’école dans les années 1970, ou, plus exactement, son remplacement par un apprentissage citoyen, n’était pas un effet de la « corruption des esprits par la pensée 68 », comme l’affirment aujourd’hui les plus réactionnaires, mais une tentative un peu plus élaborée de surmonter une difficulté contenue dans la circulaire de Jules Ferry. Séparer ce qui relève des règles de coexistence dans une société démocratique et les conceptions morales particulières, se contenter d’enseigner les premières à l’école publique, et renvoyer les secondes à la sphère privée, permettait de résoudre un conflit latent depuis la loi de 1883.
Quelle morale ?
Pour de nombreux enseignants, ce qui caractérise l’école élémentaire aujourd’hui, ce n’est pas un déficit de morale, mais un excès. Lorsque ce projet de faire revenir la morale à l’école élémentaire a pris forme, certains enseignants ont fait observer qu’il était inutile de les obliger à faire ce qu’ils faisaient déjà naturellement d’eux-mêmes à tout moment dans leur travail, c’est-à-dire « faire la morale » aux enfants. [16] On pourrait ajouter que le simple fait de vouloir faire vivre les enfants à l’école selon un système d’évaluation et de notation au mérite individuel exprime déjà une certaine conception morale, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne fait pas l’unanimité. Ce système est loin d’être la règle dans tous les systèmes scolaires des autres pays démocratiques. [17]
Que signifie le « retour de la morale » à l’école, alors qu’elle y est déjà ? Pour le comprendre, il faut commencer par lire de plus près la circulaire du ministère. Ce qui frappe, dans les thèmes d’étude proposés, c’est leur caractère hétéroclite et, finalement, orienté par une certaine conception de la morale qu’on n’est pas obligé de partager. D’autre part, les recommandations pédagogiques sont tellement rétrogrades qu’on pourrait presque croire à un canular. [18] Commençons par les thèmes d’étude, dont une liste est proposée dans la circulaire.
« Les thèmes suivants (non hiérarchisés) peuvent donner lieu à un travail sur les maximes, les adages, les morales de fables, mais aussi de lecture de textes, de mises en situations (jeux de rôles, dilemmes moraux, etc.). Ils peuvent être exploités en classe dans le respect des progressions mises en ligne sur Éduscol. Quatre grands domaines sont ainsi proposés. 1. L’introduction aux notions de la morale - le bien et le mal - le vrai et le faux - la sanction et la réparation - le respect des règles - le courage - la loyauté - la franchise - le travail - le mérite individuel . Le respect de soi - la dignité - l’honnêteté par rapport à soi-même - l’hygiène - le droit à l’intimité - l’image que je donne de moi-même (en tant qu’être humain) - la protection de soi 3. La vie sociale et le respect des personnes - les droits et les devoirs - la liberté individuelle et ses limites - l’égalité (des sexes, des êtres humains) - la politesse - la fraternité - la solidarité - l’excuse - la coopération - le respect - l’honnêteté vis-à-vis d’autrui - la justice - la tolérance - la maîtrise de soi (être maître de ses propos et de ses actes) - la sécurité des autres 4. Le respect des biens - le respect du bien d’autrui - le respect du bien public » [19].
Cet ensemble est un bric-à-brac conceptuel. Quel rapport entre l’hygiène et l’égalité des sexes ? Entre le vrai et le faux et le travail ? En réalité, la circulaire range dans la classe des « notions morales » des valeurs qu’il serait plus juste d’appeler « prudentielles » (hygiène et maîtrise de soi), et d’autres qui relèvent plus de l’instruction civique que de l’éducation morale (respect du bien public, égalité des sexes, politesse, justice et tolérance).
Le travail et le mérite individuel sont intégrés dans la même liste, ce qui n’a rien de surprenant dans le contexte de l’institution scolaire telle qu’elle organisée en France. Mais il serait sans doute plus juste de les qualifier de valeurs « sociales » propres à certains groupes humains à certains moments de leur histoire économique et politique, que de valeurs « morales » qui ont, en principe, des prétentions éternelles et universelles. [20] Cependant, même si on admet que le travail et le mérite individuel peuvent être rangés dans la catégorie des notions morales, on ne peut pas ignorer le fait que leur valeur est contestée. Ainsi, on doit à John Rawls des arguments puissants contre la valeur morale du mérite individuel. [21] Par ailleurs, la défense du droit à la paresse n’est pas une simple provocation, et les morales du plaisir cohérentes ne manquent pas depuis l’antiquité. Il serait complètement utopique, bien sûr, de croire que le droit à la paresse ou la valeur du plaisir pourraient faire l’objet d’un enseignement public à l’école élémentaire comme elle existe aujourd’hui. Mais il est important de garder à l’esprit que ce sont des idées morales parfaitement défendables, pour prendre conscience du caractère partiel, contestable, et vraisemblablement orienté de la liste des notions morales proposée par la circulaire du ministère.
Des méthodes archaïques
Le but affiché du programme est de contribuer en général au « développement moral de l’enfant », et, plus précisément, de lui permettre se construire une « conscience morale » et un « jugement par la réflexion collective et individuelle », un sens de la liberté individuelle « composante fondamentale de toute société démocratique ». [22] Mais il n’est pas évident que la méthode proposée soit la plus appropriée pour atteindre ces objectifs.
La circulaire conseille aux enseignants de faire apprendre par cœur aux élèves des « maximes lapidaires » qui contiennent un enseignement moral car leur mémorisation est aisée. La maxime morale est présentée comme le « support privilégié de la démarche pédagogique. » [23] Dans un document du ministère, la morale des fables de La Fontaine est même citée en exemple : « Tel est pris qui croyait prendre », « La méfiance est mère de la sûreté. » « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. » etc. Comme moyen de se construire une « conscience morale » par la réflexion personnelle et collective, ainsi qu’un sens de la liberté individuelle « composante fondamentale de toute société démocratique », qui sont, après tout, les objectifs affichés de cet enseignement, il y a peut-être des moyens plus efficaces. Comme l’ont fait observer plusieurs spécialistes, l’éducation morale et civique, si elle doit se faire, donnera de meilleurs résultats en étant une préoccupation constante, et en étant pratiquée tout au long de la journée « dans la cour d’école, en classes, en prenant des exemples du quotidien » plutôt qu’en « mémorisant des maximes d’une autre époque ». [24]
On peut aussi se poser des questions sur le contenu de l’enseignement moral, s’il donne, comme il est suggéré, une large place aux leçons des fables. En effet, ces dernières sont souvent de simples conseils de prudence personnelle. Si on tient à séparer morale et prudence personnelle, comme il est important de le faire, je crois, ces conseils ne devraient pas être inclus dans un cours de morale, sinon à titre d’exemple de ce à quoi il ne faut pas la réduire.
La guerre contre les pauvres continue
Au total, le retour des cours de morale à l’école élémentaire est un programme si manifestement obsolète qu’on ne peut pas faire autrement que se poser des questions sur ses motivations. Celles qui sont purement politiciennes et sont régulièrement dénoncées par les syndicats ne peuvent évidemment pas être exclues. Mais il y en a d’autres, plus idéologiques, qui visent à « blâmer les victimes », et à continuer la guerre contre les pauvres à laquelle la droite conservatrice n’a, en réalité, jamais renoncé. C’est du moins ce que je vais essayer de montrer.
La guerre contre les pauvres s’exprime dans des attaques incessantes contre les bénéficiaires de revenus sociaux, accusés d’être le « cancer de la société » et contre les plus défavorisés accusés d’être responsables de leur propre malheur du fait de leur paresse et de leur immoralité. L’idée qui justifie ces projets agressifs, c’est que si vous êtes pauvre, chômeur de longue durée, malade ou sans abri, c’est par votre faute. Vous ne vous levez pas assez tôt, vous ne cherchez pas assez de travail, vous ne faites aucun effort pour améliorer vos compétences, et ainsi de suite. Bref : vous êtes responsable de votre situation matérielle, et si vous ne l’améliorez pas, c’est que vous ne le voulez pas suffisamment, ou que vous avez effectué des choix défectueux, Il s’ensuit, dans cette logique qu’il n’est pas immoral d’abandonner à leur sort les laissés pour compte du marché du travail, puisqu’ils sont responsables de ce qui leur arrive.
Philosophiquement, cette guerre aux pauvres s’exprime aussi dans les tentatives d’expliquer la situation des plus défavorisés par des déficits culturels ou moraux, plutôt que par les effets d’un système social injuste à la base, et d’une redistribution des bénéfices de la coopération sociale et économique qui ne permet pas de compenser les handicaps initiaux. Un court texte de Chantal Delsol illustre très bien les liens intellectuels, dans la pensée de la droite conservatrice, entre le retour de la morale à l’école, et la guerre aux pauvres au nom de la morale.
« Retour de la morale à l’école primaire, ... d’où elle avait disparu depuis l’ère Pompidou. On se souvient de ces petits manuels de morale d’entre-deux guerres, avec leurs textes et leurs maximes. La saison 68 avait balayé ces exercices désuets, supposant que des enfants modernes n’avaient plus besoin d’ânonner « qui vole un œuf vole un bœuf ». Alors comment faut-il interpréter ce retour ? Comme la réponse à un besoin réel. Dans une société que les Trente Glorieuses ont rendue matérialiste, et où les critères du bien et du mal fuient entre les doigts, les parents se soucient moins de la vertu des enfants que de leur confort. L’État français, grand maître et protecteur de toutes les écoles du royaume, n’a pas à se préoccuper de la vertu des enfants, et pourtant il s’inquiète à juste titre de la délinquance précoce, de l’effacement de la discipline ou de la triche multipliée. Les enfants ont absolument besoin d’une éducation morale qui les inscrit dans la société et leur apprend à vivre avec les autres. En ce sens, mettre l’accent sur la nécessité de la morale à l’école, c’est diminuer l’importance du facteur social dans les causes de la délinquance, et sortir ainsi du schéma marxiste. Les jeunes casseurs anglais du mois d’août souffraient certes de pauvreté familiale ou de chômage personnel ; ils étaient surtout privés d’éducation, familles éclatées, parents absents. Croire selon les vieux schémas que la délinquance provient de la pauvreté économique et non de la pauvreté éducative, c’est une injustice insultante faite à ces millions de pauvres aux enfants merveilleusement éduqués, dont nos pays ont été remplis depuis des siècles. Ce qui exerce les enfants à la décence commune, ce n’est pas le salaire gagné par leurs parents, mais bien l’éducation donnée par leurs parents. » [25]
On se frotte les yeux quand on lit ce texte qui affirme sans aucune réserve, sans la moindre objection méthodologique, empirique ou conceptuelle, l’une des thèses les plus controversées de l’histoire de la pensée sociale : il faut chercher dans la culture et non dans la situation économique l’origine des malheurs des pauvres. Au fond, ce raisonnement récupère, dans un style agressif, focalisé sur les questions de délinquance, l’idée de la « culture de la pauvreté » qui fut à la mode dans les années 1960 aux États-Unis, à la suite des écrits populaires de l’anthropologue Oscar Lewis. [26] Pourtant, cette idée a subi tant de critiques empiriques et conceptuelles, qu’elle a eu beaucoup de mal à survivre en tant que théorie scientifique. [27] Cela ne l’empêche évidemment pas de revenir de temps à autre dans le débat public, ou de faire l’objet de tentatives de réhabilitation, partielles au moins. [28]
Rappelons que, pour Oscar Lewis, l’inventeur de la notion de « culture de la pauvreté », si certains individus demeurent pauvres dans des sociétés suffisamment riches, c’est en raison de l’éducation qu’ils ont reçue. Ils n’apprennent pas, dès le plus jeune âge, à épargner et à planifier leur existence. Ils s’habituent très tôt à vivre dans le présent, à ne pas remettre au lendemain les rares plaisirs que l’existence peut leur offrir. Ils développent une sorte de « sous-culture spécifique », qui serait distincte de celle des classes moyennes et accorderait plus de poids au présent qu’à l’avenir.
Il est difficile de savoir si Oscar Lewis voulait redonner une « voix aux pauvres », et réhabiliter leur style de vie méprisé dans la grande tradition anthropologique, ou s’il voulait expliquer ce qui n’allait pas dans ce mode de vie, et ce qu’il faudrait faire pour le changer. Lorsque le débat devint politique, c’est-à-dire au moment où fut proclamée la guerre contre la pauvreté aux États-Unis dans le milieu des années 1960, Oscar Lewis fut rangé dans le camp de ceux qui voyaient dans la culture la cause principale de l’exclusion des plus pauvres, de leur relégation en dehors des mouvements de mobilité sociale. [29] Si les pauvres veulent que leur destin individuel et collectif change, ils devront, disaient les interprètes de Lewis, commencer par « changer de culture », et inculquer à leurs enfants, dès le plus jeune âge, les notions de travail, d’épargne, de discipline, de contrôle de soi, de capacité à reporter au futur la satisfaction de certains désirs. [30]
Mais les critiques de ce programme ont bien montré que, même si les plus pauvres voulaient épargner et planifier leur existence, ils ne pourraient pas le faire, étant donné l’environnement social et économique dans lequel ils grandissent. Ces critiques estiment même que le fait pour les plus pauvres de ne pas épargner le peu qu’il possède et de ne pas remettre les plaisirs au lendemain est une stratégie rationnelle, étant donné leurs faibles ressources et leur avenir bouché. [31]
L’idée que les pauvres sont responsables de ce qui leur arrive à cause de leur culture se porte mieux qu’on aurait pu le prédire après la querelle des années 1960 aux États-Unis, qui l’avait vue péricliter. [32] Il semble bien que la diffusion assez massive d’un discours quasi raciste ou, en tout cas peu fondé scientifiquement, sur l’incompatibilité présumée entre le « mode de vie africain » ou la « religion musulmane » et la réussite économique et sociale dans les sociétés « modernes », démocratiques et laïques lui ait redonné une certaine vitalité en France. [33] Il y a, bien sûr, un aspect démagogique dans la diffusion de l’idée que le problème de l’école est culturel et non économique, et dans le projet, associé, de faire revenir à l’école la morale plutôt que des enseignants et de l’argent public. « Dépenser plus ne sert à rien, car ce qui manque à l’école, ce n’est pas l’argent mais la morale » est un slogan qui passe probablement mieux que « L’éducation n’est plus une priorité de l’État ».
Mais le retour de la morale à l’école exprime aussi une certaine philosophie, qu’on comprend mieux si on prend à la lettre les propos des penseurs conservateurs qui le défendent. Ils disent très crûment que mettre l’accent sur la nécessité de la morale à l’école permet de « diminuer l’importance du facteur social » dans l’explication de la délinquance ou de l’échec scolaire. [34] C’est en ce sens qu’on peut dire du retour de la morale à l’école qu’il est un nouvel épisode dans la guerre intellectuelle contre les pauvres, visant, comme les précédents, à les rendre responsables des injustices qu’ils subissent.
Ruwen Ogien, « Quelle morale, et pour qui ?. L’éternel retour de la morale à l’école »,
La Vie des idées
, 6 décembre 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Quelle-morale-et-pour-qui
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[1] Merci à Florent Guénard, Ariel Suhamy, Pascal Severac, Valérie Gateau et Albert Ogien pour leurs excellentes remarques sur des versions précédentes de ce texte.
[5] « Polémique autour du retour de la morale à l’école », France 24, 2 septembre 2011.
[6] Cf. Charles Larmore, Modernité et morale, Paris, PUF, 1993.
[7] Chez John Rawls, cette position est plus clairement affirmée dans son Libéralisme politique (1993), trad. Catherine Audard, Paris, PUF, 1995 que dans Théorie de la justice, (1971), trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987, p. 362-369. Sur le débat autour du perfectionnisme et de la neutralité éthique de l’État, voir Perfectionism and Neutrality, Steven Wall et George Klosko, (dir.), Oxford, Rowman & Littlefield Publishers, 2003.
[8] Cf. Charles Larmore, The Autonomy of Morality, chap. 5, Cambridge, Cambridge University, 2008.
[9] Cf. John Rawls, Libéralisme politique, op. cit.
[12] Cf. Joseph Raz, The Morality of Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1986.
[13] Thomas Hurka, Perfectionism, Oxford, Oxford University Press, 1996.
[14] Circulaire adressée le 17 novembre 1883 par Jules Ferry, Président du Conseil, Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts aux instituteurs, concernant l’enseignement moral et civique, dans L’instruction morale à l’école. Ressources et références, La circulaire de 1883 et le programme d’enseignement moral et civique, Eduscol, Ministère de l’Éducation, septembre 2011.
[24] Christian Chevalier, secrétaire du syndicat d’enseignants SE-UNSA, France 24, 2 septembre 2011.
[25] Chantal Delsol, « Retour de la morale à l’école primaire, ... », Le Figaro, 6 septembre 2011.
[26] Oscar Lewis, « The Culture of Poverty », Scientific American, 215, Octobre 1966, p. 19-25.
[27] Eleanor. B. Leacock (dir.), The Culture of Poverty. A Critique, New York, Simon et Schuster, 1971.
[28] Patricia Cohen, « ‘Culture of Poverty’ Makes a Come Back », The New York Times, 17 octobre 2010 ; David J. Harding, Michèle Lamont, Mario L. Small, (dir.), Reconsidering Culture and Poverty, The Annals of the American Academy of Political and Social Science, Vol. 629, Mai 2010.
[29] Leacock (dir.), The Culture of Poverty. A Critique, op. cit.
[32] Nicolas Duvoux, « Repenser la culture de la pauvreté », 5 octobre 2010, La vie des idées.fr, recension de D. J. Harding, M. Lamont, M. L. Small, (dir.), Reconsidering Culture and Poverty, The Annals of the American Academy of Political and Social Science, Vol. 629, mai 2010.
[33] Merci à Albert Ogien qui m’a mis sur cette piste.
[34] Delsol, « Retour de la morale à l’école primaire, ... », op. cit.