Sommes-nous responsables de notre santé ? Oui, disent les politiques publiques libérales. C’est ne pas voir que les inégalités sociales ont des effets pathogènes profonds.
Sommes-nous responsables de notre santé ? Oui, disent les politiques publiques libérales. C’est ne pas voir que les inégalités sociales ont des effets pathogènes profonds.
La réalité des inégalités sociales de santé n’est pas nouvelle. En revanche, son exploration mobilise désormais un champ scientifique pluridisciplinaire à part entière, qui, de la démographie à l’épidémiologie en passant par la sociologie, cherche à corréler les positions sociales des individus et leur état de santé. Comprendre leurs racines psychosociales et existentielles, et surtout le ressort de notre relative inaction politique à leur endroit représente, en revanche, une tâche philosophique, épistémologique et politique aussi rare que nécessaire. C’est à celle-ci que s’attelle méthodiquement Paul-Loup Weil-Dubuc, tout au long d’un ouvrage aussi solidement argumenté que documenté, venant rouvrir l’horizon politique des débats contemporains questionnant l’efficacité et la justice du modèle social des démocraties occidentales.
Tolérer les inégalités sociales de santé revient à relativiser les responsabilités collectives en jeu, tout en les justifiant le plus souvent au moyen d’arguments mettant en avant la responsabilité individuelle des citoyens – en charge de leur santé et de leur bien-être – ou une fatalité résiduelle liée à l’infortune, que celle-ci soit extrinsèque (une pandémie ou une guerre par exemple) ou intrinsèque (une configuration génétique). Or, le scandale tient au fait qu’il s’agit d’inégalités sociales de santé. Autrement dit, ces inégalités ne sont ni contingentes ni naturelles. Elles sont les conséquences de choix collectifs, politiques, économiques et sociaux qui, selon l’auteur, sont autant de valeurs exprimant notre rapport à la vie des êtres humains et aux relations qu’ils entretiennent.
L’injustice des inégalités sociales de santé cherche précisément à démontrer que ces justifications masquent la dimension d’injustice inhérente aux inégalités sociales de santé, tout en nous empêchant d’agir pour transformer les situations qui conduisent à leur développement et à leur reproduction. Il importe alors de comprendre comment l’anthropologie philosophique et l’épistémologie qui inspirent la conception libérale et individualiste du sujet rendent ces écarts tolérables au sein d’une même population, en insistant notamment sur la représentation idéologique d’un homo politicus modelé sur l’homo economicus rationnel du libéralisme dont les choix – y compris en matière de santé – résulteraient de préférences individuelles librement assumées. En somme, ce qui se joue dans le rapport que nous entretenons aux inégalités sociales de santé n’est, ni plus ni moins, qu’une certaine conception du contrat social et des valeurs qui en structurent l’accomplissement. Faisant référence à Judith Skhlar et à Axel Honneth, l’auteur rappelle que « la question n’est donc par de savoir ce qui, objectivement, relèverait de l’infortune ou de l’injustice, mais de définir l’extension légitime de l’action publique » (p. 13), pour pouvoir non seulement comprendre les inégalités sociales de santé, mais inventer de nouvelles formes de relations sociales et politiques à même d’en désamorcer les mécanismes.
L’ouvrage vise donc à approfondir cette thèse et à explorer, de manière très convaincante, une alternative philosophique au modèle libéral de la promotion de la santé dans nos sociétés occidentales contemporaines. Il est structuré en deux parties : une pars destruens examine de manière critique les fondements théoriques de l’égalitarisme libéral mis en valeur par la Charte d’Ottawa (1986) en matière de promotion de la santé, en expliquant comment les politiques néolibérales en matière de santé conduisent, paradoxalement, à une forme de renaturalisation des inégalités sociales de santé. Puis une pars construens examine les valeurs qui rendent possible un tel système d’interprétation et de reproduction des inégalités, et les mécanismes d’incorporation qui tendent à les invisibiliser. Elle démontre que des vies « se voient attribuer un degré d’importance inégal selon des jugements de valeur » (p. 15) qui structurent notre perception collective de l’acceptabilité de certaines inégalités sociales de santé.
La démarche d’ensemble de l’ouvrage en fait la richesse et l’originalité. Elle est à la fois épistémologique et politique. En effet, la redéfinition de son objet (les inégalités sociales de santé) et l’évaluation des interprétations qui en rendent raison engendrent une configuration nouvelle de l’horizon politique contemporain et démocratique, comme une remise en perspective critique de nos manières d’appréhender le droit de vivre des êtres humains.
Les inégalités sociales de santé sont perçues comme des « externalités négatives » d’un modèle libéral par ailleurs performant. Autrement dit, les politiques de promotion de santé transfèrent la responsabilité des inégalités sur les individus ou sur des groupes de population, en insistant sur leur empowerement pour y remédier. Selon cette approche libérale, si les inégalités de santé sont sociales, cela tiendrait moins à l’organisation de la société qu’aux difficultés rencontrées par les individus, au sein d’une société donnée, pour accéder aux ressources leur permettant de contrôler leur santé et d’accomplir leurs buts existentiels en vue d’atteindre la conception qu’ils se font du bonheur et de la santé comme un optimum de bien-être. Selon cette idéologie libérale, l’accent est donc mis sur l’individu et sur les marges de manœuvre de l’exercice de sa liberté plutôt que sur des dysfonctionnements sociaux ou sur les conséquences de décisions politiques.
Les inégalités sociales de santé seraient alors injustes, d’un point de vue libéral, lorsqu’elles restreindraient le pouvoir des individus sur leur santé. Toute autre forme de contrainte – catastrophe naturelle ou inégalité de nature – relèverait du domaine de « l’ajuste », c’est-à-dire d’une forme d’inégalité de fait qui devrait rester neutre moralement et tenu en dehors de la sphère de nos évaluations politiques, au nom d’un principe de neutralité axiologique caractéristique de la pensée libérale.
Or pour l’auteur, il ne s’agit pas uniquement de « garantir un égal accès de tous à la santé par des politiques de redistribution, y compris multisectorielles » (p. 85). Il faut que soient « fortement réduites non seulement l’inégalité des chances d’accéder à des soins, à des possibilités d’éducation, à des transports sûrs, à un environnement non pollué, mais surtout l’inégalité des vies elles-mêmes, pour reprendre l’expression de Didier Fassin. Car ce sont bien les incorporations différenciées des milieux de vie dans les corps, mais aussi dans les habitudes, les croyances, les goûts, les façons de vivre et d’être qui expliquent les inégalités sociales de santé » (p. 86).
La définition de la justice ici reformulée est cruciale. Il ne s’agit plus de la comprendre comme justice-équité visant une standardisation des états de santé des individus, à l’aune de l’égalitarisme libéral. Mais plutôt de comprendre que l’injustice dont il est question provient de la racine sociale de ces inégalités de santé que seuls le respect et l’application d’un droit universel de vivre lié à la dignité des êtres humains peuvent contrecarrer. Ce droit de vivre ne s’entend pas uniquement dans un sens biologique, mais aussi dans un sens biographique, prenant en compte la qualité des vies, irréductible à un principe de rentabilité économique.
En effet, les principes de rentabilité économique en santé à l’œuvre notamment dans la mise en place de la T2A, c’est-à-dire de la tarification à l’activité qui caractérise le mode de financement unique des établissements de santé depuis les années 2000, contribuent à une « hiérarchie informelle entre les groupes sociaux » et à des biais « implicites ou explicites » à l’encontre de minorités. Dès lors, ce qui constitue « d’abord l’injustice, ce n’est pas l’inégalité dans la distribution des biens, mais les effets pathogènes des relations sociales » (p. 99).
L’auteur interroge de manière critique la méthodologie employée pour analyser les inégalités sociales de santé. L’explication statistique proposée par l’OMS, ou l’épidémiologie, diffère de l’explication interprétative avancée par les sciences sociales, qui s’intéressent aux jugements et aux représentations qui sous-tendent et motivent les manières de vivre et d’être des personnes d’une même catégorie sociale. Selon l’auteur, le choix d’une méthodologie peut aussi devenir une option idéologique puisqu’elle induit une certaine représentation des sources de l’injustice des inégalités de santé. Ainsi, l’explication statistique cherche à mettre en évidence des relations de causalité indubitables et reproductibles, toutes choses étant égales par ailleurs. Elle identifie des déterminants qui réduisent souvent l’explication à certains facteurs identifiés – ce qui n’est pas sans soulever des difficultés en épistémologie de la médecine comme le rappelle l’auteur. L’explication interprétative, quant à elle, s’appuie sur la normativité du vivant telle que l’a définie l’épistémologie de Canguilhem. Interpréter, dans ce contexte, revient à tâcher de comprendre les normes qui rendent possible la vie d’un organisme. Mais ces normes vitales ne sont pas strictement individuelles, elles entrent en résonance avec les normes sociales que se donnent les individus.
Dans le champ de la santé, ces deux paradigmes s’affrontent et ont des conséquences politiques différentes. Les travaux en épidémiologie suivraient le modèle statistique de la toile d’araignée, inspiré par l’approche biomédicale, « dont les fils représenteraient les multiples chemins causaux et les intersections des facteurs de risque spécifiques » (p. 121). Tandis que pour le modèle « éco-social » et interprétatif, la priorité serait donnée à l’analyse et à l’évaluation de l’exposition des groupes sociaux « à des risques du fait de leur condition de vie propre » (ibid.). Les rapports de domination et les discriminations seraient alors mieux pris en compte dans ce dernier modèle. L’enjeu de cette analyse est de montrer que ces deux problématisations méthodologiques des inégalités sociales de santé donnent lieu à des réponses politiques et sociales différentes, selon qu’on cherche des actions efficaces à court terme en intervenant sur la correction des facteurs de risques ou des déterminants sociaux, ou qu’on envisage une restructuration à plus long terme des pratiques en interrogeant les mécanismes mêmes qui conduisent à la hiérarchie des vies.
L’ouvrage propose une interprétation novatrice et stimulante des inégalités sociales de santé à partir d’une redéfinition du concept de justice, par-delà le paradigme libéral qui interdisait tacitement sa corrélation avec la sphère des valeurs, au nom d’un pluralisme irréductible. S’interroger sur la valeur des vies et leur hiérarchie, à la suite d’auteurs contemporains comme Butler, Honneth, Worms, Fassin ou Skhlar permet de repenser le périmètre de l’action politique tout en interrogeant le sens de nos pratiques sociales et la considération que nous apportons aux relations interpersonnelles qui les constituent et les rendent possibles. Interroger notre rapport à la promotion de la santé et aux inégalités sociales de santé, selon cette perspective, à l’époque de la « bio-légitimité » (Fassin), constitue donc un apport aussi nécessaire que fécond. Deux aspects pourraient être approfondis, même si l’ouvrage se veut exploratoire.
Premièrement, la notion d’injustice épistémique (injustice propre à l’accès, à la reconnaissance et à la production d’un savoir), élaborée par Miranda Fricker (Epistemic Injustice : Power and the Ethics of Knowing, Oxford University Press, 2007), et déclinée selon les deux modalités de l’injustice herméneutique et de l’injustice testimoniale, permettrait de renforcer le lien perçu entre la perspective épistémologique posée sur une situation ou une relation, et l’orientation idéologique et politique qui en commande l’interprétation. L’injustice herméneutique désigne une inégalité dans la production, la compréhension ou la réception d’un savoir, ou plus généralement dans la capacité de donner un sens à ses expériences sociales et de le communiquer. L’injustice testimoniale renvoie au déficit de crédibilité conféré à la parole d’un individu en raison de préjugés.
Dans le domaine de la santé, une analyse accrue des relations de soin, des valeurs et des demandes qui s’y jouent – y compris d’un point de vue psychosocial – à la lumière de la conception de la justice ici proposée constituerait un approfondissement fécond. Par exemple, la lutte contre les discriminations et la prévention des violences sexistes et sexuelles dans le champ de la santé bénéficient d’une prise en compte de la parole, des valeurs et des perceptions des personnes dans l’accueil en consultation, le recueil du consentement ou le suivi thérapeutique. La justice passerait ici par une vigilance accrue concernant la qualité éthique de nos interactions sociales.
Deuxièmement, l’ouvrage invite également à reprendre à nouveau frais certains débats contemporains en santé, notamment la discussion actuelle sur la fin de vie et la demande d’aide active à mourir. On pourrait ainsi se demander si le modèle libéral de l’individualisation des risques, de l’empowerement et de l’auto-détermination des préférences avancé par le paradigme de la promotion de la santé ne sous-tendent pas une certaine conception de la dignité et du « bien mourir », masquant elle-même l’injustice d’une inégalité sociale plus fondamentale devant la fin de vie, et qui tient précisément à une certaine vision de la hiérarchie des vies et du droit de vivre, qu’il conviendrait de mettre au jour – a fortiori dans un contexte institutionnel de pénurie et de difficultés d’accès aux soins palliatifs. En effet, la hiérarchie des valeurs accordées aux vies des individus et l’idéal libéral d’une « vie bonne » pourraient influencer – comme c’est déjà le cas dans les situations extrêmes de triage – le sort des personnes en phase avancée de la maladie, dont le pronostic est engagé à moyen terme, et l’offre de soins proposée dans un contexte où les inégalités de santé sont également des inégalités territoriales, faute d’une répartition juste du nombre de lits et de soignants sur le sol national.
Si l’ouvrage ne s’achève pas sur des propositions politiques concrètes, il ouvre cependant la voie à leur formulation en montrant comment le politique a aussi pour tâche de « préserver la possibilité de relations sociales non-destructrices » (p. 172). À l’heure de la polarisation croissante, de la montée des violences qui ne semblent trouver pour écho qu’une rigidification des antagonismes politiques, l’examen critique du modèle socio-économique de nos démocraties et du sens que nous lui conférons s’avère crucial pour construire une société plus juste et moins inégalitaire. En ce sens, l’objectif du livre : « faire des inégalités sociales de santé un objet de débat public » (p. 17) est autant accompli que relancé.
par , le 14 juin
Élodie Boublil, « Qui choisit d’être malade ? », La Vie des idées , 14 juin 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Qui-choisit-d-etre-malade
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