Les espaces maritimes concentrent les grands enjeux économiques, écologiques et géopolitiques de notre temps. Pour éviter qu’ils deviennent le lieu de toutes les violations du droit (de la pollution à la surpêche), un gouvernement des mers s’impose.
À propos de : Maxence Brischoux, Géopolitique des mers, Puf
Les espaces maritimes concentrent les grands enjeux économiques, écologiques et géopolitiques de notre temps. Pour éviter qu’ils deviennent le lieu de toutes les violations du droit (de la pollution à la surpêche), un gouvernement des mers s’impose.
La mer est au cœur des grands enjeux actuels. Économiques, car elle est le support de 90% des échanges dans le monde, et la source des « super-profits » d’un géant comme CMA-CGM. Écologiques, puisque les océans sont l’un des principaux puits de carbone, menacé par l’acidification progressive des eaux. Géopolitiques, avec maints conflits latents, notamment en mer de Chine.
Pourtant, face à la mer, l’analyse se fourvoie aisément. Sur la « planète bleue », l’homme est un terrien. Sans même que l’on y songe, nos réflexes, nos intuitions, nos automatismes de pensée et jusqu’à nos schémas conceptuels sont presque inévitablement imprégnés de nos attaches terriennes. Or la mer est irréductiblement autre. Elle se laisse mal saisir par des catégories purement terriennes. Sans un effort de décentrement pour lire les grands enjeux du point de vue de la mer et de ses spécificités, on passe à côté de l’essentiel.
Le grand mérite de l’ouvrage de Maxence Brischoux est d’exposer avec clarté et profondeur ce point de vue. Par là même, il livre une clé de lecture très puissante des enjeux du monde contemporain.
Terre et mer : l’opposition est capitale. On songe d’abord au livre éponyme de Carl Schmitt, ou à son Nomos de la Terre. L’idée de deux mondes irréductibles est plus ancienne. Elle apparaît chez Adam Smith, qui pressent que le capitalisme ne pourrait pas s’épanouir sans elle, mais aussi chez Hegel, qui lui consacre quelques phrases superbes dans La Raison dans l’Histoire, ou chez l’officier Alfred Mahan, auteur en 1890 d’un livre au titre évocateur, The Influence of Sea Power upon History.
Quel est donc le propre de la mer ? Schématiquement, là où la terre est une succession de lieux particuliers, différenciés, de territoires distincts et délimités par des frontières – naturelles, symboliques ou politiques –, la mer est un espace d’indifférenciation, dont la symbolique porte à l’illimitation. Lorsqu’il navigue en haute mer, l’homme peut virtuellement aller n’importe où, voguer vers les ports qui lui plaisent en contournant tous les territoires qui lui déplaisent. La liberté dont il fait l’expérience n’a rien de commun avec ce qu’il pourrait éprouver sur terre, et elle n’est limitée que parce qu’il doit, tôt ou tard, se heurter à une terre – ou à une autre.
Cette différence de nature entre deux milieux a des conséquences politiques, économiques et géopolitiques profondes, que nous ne pouvons résumer que brièvement. Politiquement, les concepts qui nous sont les plus familiers – ceux d’État ou de souveraineté – n’ont de sens que sur les terres, au sein de limites que sont les frontières. La haute mer, à l’inverse, est « libre », c’est-à-dire que nul État ne peut s’en déclarer souverain et y revendiquer l’application de son droit.
« Les mers de distinguent et se caractérisent, écrit Maxence Brischoux, comme l’espace géographique naturellement rétif au déploiement des institutions et figures prises par le pouvoir sur terre. » Les enjeux sont dès lors immenses : pour que la mer ne soit pas uniquement le lieu de tous les trafics, de toutes les violations du droit (de la pollution à la surpêche), qui doit la réguler ?
Économiquement, l’histoire des mers et celle du capitalisme sont inéluctablement liées. Presque toutes les grandes innovations financières, de la société anonyme à l’assurance, sont nées dans les ports, pour les besoins spécifiques du commerce lointain. Rétif à l’imprégnation du politique, la mer est un espace naturellement économique, où des individus de tous horizons peuvent se retrouver pour échanger et faire prévaloir leurs intérêts propres hors de toute contrainte étatique. Parlant des « Grandes découvertes », Adam Smith l’avait bien vu. L’époque contemporaine lui donne raison : 90% des biens qui circulent dans le monde voyagent par les mers, de même que 98% du trafic Internet, via les câbles sous-marins.
Géopolitiquement, enfin, la mer soulève des difficultés propres. Une armée ne contrôle pas un espace maritime comme elle maîtrise un territoire. Établir sa supériorité sur les mers, c’est d’abord contrôler les flux entre les ports, donc les voies commerciales et les infrastructures de communications.
Il en résulte une conséquence paradoxale : les grandes puissances militaires font montre, sur les mers, de tendances impériales. Maîtriser les mers – par opposition à la terre –, ce n’est pas poster des garnisons de manière localisée le long d’une côte. C’est contrôler la quasi-totalité des communications sur un espace très vaste. Il s’agit de « contrôler » plutôt que de « conquérir », dit justement Maxence Brischoux.
Si l’opposition terre/mer est capitale, le propos de l’ouvrage est aussi de montrer qu’une certaine « hybridation » est en cours. Qu’est-ce à dire ? La dimension principale en est la territorialisation des mers : la tentative d’imposer des concepts issus du monde terrestre pour réguler ou faire prévaloir un ordre politico-juridique sur les mers. Ce processus a plusieurs facettes.
La première prend place sur fond de rivalité entre les États-Unis et la Chine. Dans une large mesure, les Chinois considèrent l’ordre mondial fondé sur la liberté des mers comme une construction américaine, à laquelle ils n’ont pas participé. À Beijing, la mer de Chine n’est pas vue comme une zone « libre » pour le trafic mondial, mais comme une mer intérieure sur laquelle la Chine aurait des prétentions légitimes. Si les États-Unis y font régulièrement croiser des navires, dans le cadre d’opérations nommées FONOPS (Freedom of Navigation Operations), c’est pour tenter de préserver une « liberté des mers » qui leur est temporairement favorable. Pour combien de temps ? Car, ainsi que le montre Maxence Brischoux, le contrôle des mers bascule toujours plus vers l’Asie.
Le second aspect de la territorialisation des mers naît de leur exploitation. Historiquement, celle-ci se limitait à la pêche. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. De plus en plus, les États se livrent une concurrence pour des ressources supposées « libres » en mer. En droit international, le cadre dans lequel prend place cette exploitation des mers reste la convention de Montego Bay de 1982, qui étend les prétentions territoriales des États sur les mers (en définissant des « eaux territoriales »), et établit un dégradé de droits en fonction des distances aux côtes.
Cependant, au fur et à mesure que les mers deviennent exploitables (hydrocarbures, fonds marins, etc.), des conflits naissent de la définition même de ces « frontières » en mer. À l’heure actuelle, nombre de zones de tension dans le monde sont précisément là. Songeons, pour notre étranger proche, à la Méditerranée orientale, où la Turquie et la Grèce se disputent ces frontières maritimes.
La compréhension de ces processus est essentielle. Une question demeure cependant ouverte. Maxence Brischoux a raison de relever les biais « terriens » par lesquels nous abordons la régulation des mers. Ceux-ci sont nécessairement imparfaits. À proximité des côtes, considérer la mer comme une extension des terres créé des conflits ; loin des côtes, les revendications étatiques n’ont guère de sens. Si l’on veut réguler les mers, ne serait-ce que pour des raisons écologiques, d’autres voies sont à rechercher : un « gouvernement des mers » s’impose.
En l’état, ses contours restent mal définis. Il faut dire que le programme est vaste ! La gouvernance mondiale se heurte aux prétentions contraires des États, et l’implication des ONG soulève des préoccupations au sujet de leur légitimité. Ce qui transparaît en filigrane, c’est la nécessité d’un profond changement des mentalités, qui nous conduise à considérer la mer comme le complément naturel de notre existence terrestre.
De rares peuples sur la planète, relégués par quelques anthropologues, nous donnent des pistes pour penser notre co-appartenance au monde marin. Le chantier mérite d’être prolongé, tant il touche à des questions fondamentales.
par , le 25 janvier
Guillaume Vuillemey, « Qui règne sur la planète bleue ? », La Vie des idées , 25 janvier 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Qui-regne-sur-la-planete-bleue
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