Le rapport 2019 de l’Observatoire des inégalités, organisme indépendant créé il y a une quinzaine d’années, conserve les qualités d’objectivité et d’accessibilité qui lui ont permis d’imposer le thème dans le débat public. Conformément à la coutume, Louis Maurin, qui dirige cet Observatoire, ouvre le rapport par une prise de position et c’est essentiellement sur celle-ci que le présent texte se concentre, car c’est elle qui a retenu l’attention médiatique et donné le « la » de cette livraison. Louis Maurin critique le discours et la représentation de la société qui exonèrent les « classes moyennes supérieures » de leur responsabilité pour stigmatiser tantôt les « super-riches », tantôt les « assistés » et les immigrés. Une contribution bienvenue au débat public, malgré sa tonalité moralisatrice. Les catégories dominantes, selon L. Maurin, se travestiraient en « classes moyennes supérieures » pour atténuer leur position. Or le fonctionnement de l’école, ainsi que la répartition du patrimoine et des revenus révèlent l’importance, au-delà du « 1 % » des super-riches, de catégories qui bénéficient d’un ensemble d’évolutions sociales en cours – comme l’augmentation du prix de l’immobilier, qui favorise les propriétaires – mais aussi de politiques publiques, comme les déductions fiscales (Carbonnier et Morel, 2018). Au-delà de la simple dénonciation, il convient d’entamer une démarche analytique et compréhensive de l’espace mental de ces classes.
Que signifie être riche ?
Depuis quelques années, et notamment depuis la parution de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, la recherche en économie et en sciences sociales a souligné l’importance des très hauts revenus dans la dynamique des inégalités. En France, bien que le retour des inégalités soit loin d’avoir les proportions proprement exceptionnelles que le phénomène connaît aux États-Unis, les travaux de Camille Landais ont montré à quel point les très hauts revenus s’écartaient des niveaux moyens ou médians. L’intérêt porté à ces catégories très étroites est non seulement légitime mais fondamental, du fait de leur poids dans l’organisation économique et sociale et leur capacité d’influence sur les choix politiques (Gilens, 2012 et Cagé, 2018 pour la France). En effet, ces groupes très restreints numériquement sont en capacité d’activer des ressources pour préserver leur capital de la taxation par le biais de l’évasion fiscale, de faire du lobbying auprès des décideurs politiques pour porter un agenda politique de libéralisation de l’économie, obtenir la baisse de la fiscalité sur le patrimoine ou les hauts revenus ou encore s’adjoindre le concours de l’appareil d’État dans une hybridation de plus en plus accentuée de la haute fonction publique et des milieux d’affaires (France, Vauchez, 2017). En rupture avec une conception limitative des classes dominantes, l’Observatoire fixe à 7995 € par mois pour un couple avec deux enfants le seuil de richesse, soit deux fois le niveau médian (qui coupe la population française en deux) pour ce type de ménage. Selon cette mesure, les riches vont donc bien au-delà des frontières du 1 %. Le rapport s’intéresse en réalité aux 10% les plus aisés, qui captent 23 % des revenus et presque la moitié du patrimoine.
Le message adressé par l’Observatoire des inégalités est corroboré par des travaux qui, aux États-Unis mêmes, critiquent cette focalisation unilatérale sur les super-riches. Dans un ouvrage important, l’économiste Richard Reeves (2017) a montré pourquoi il fallait élargir la focale et souligner le poids des 20 % les plus riches de la population pour comprendre l’ampleur et les problèmes posés par les inégalités aux États-Unis. En matière de structuration de l’offre scolaire, de la ségrégation des zones résidentielles, de modes de vie, de niveaux d’éducation et de structure familiale, le regard doit se porter à l’échelle de ces groupes élargis de dominants qui parviennent à capter les ressources et opportunités à leur profit (« opportunity hoarding »), au lieu d’incriminer la déviance spécifique de sous-groupes telle « l’underclass », représentation caricaturale et moralisatrice des pauvres (Noirs) dont les années Reagan avaient accouché. Ce sont ces catégories qui diffèrent des autres dans une proportion croissante. Les effets de cette séparation se lisent notamment dans le déclin de la mobilité intergénérationnelle que l’on mesure dans ce pays.
En conformité avec ce point de vue, l’Observatoire des inégalités souligne que les catégories de cadres supérieurs et certaines professions libérales, dont la capacité à transmettre leur statut à leurs enfants a déjà bien été identifiée (Hugrée, 2016), bénéficient des inégalités en termes de revenus mais surtout de patrimoine (les 10 % les plus riches possèdent 50 % du patrimoine), ainsi que d’éducation, sans parler de leur surreprésentation politique ou à la télévision. Ce déplacement ne conduit pas seulement à considérer un groupe plus large que les super-riches, mais aussi à réévaluer les leviers de la domination. On est ainsi conduit à intégrer la capacité de ces groupes à contrôler le fonctionnement de l’institution scolaire et à capter, de manière de plus en plus exclusive, les segments les plus privilégiés du parc résidentiel.
En dénonçant le déni de cette position privilégiée par celles et ceux qui se pensent et se désignent comme des « classes moyennes supérieures », Louis Maurin souligne à quel point il est confortable pour elles de détourner la critique sociale sur les « super-riches », en s’exonérant ainsi de l’effort de solidarité. De fait, nier ses propres privilèges revient à détourner la critique dont ces groupes pourraient faire l’objet et à évacuer la conflictualité sociale opposant des classes aux intérêts divergents, voire antagonistes. La position dominée des classes populaires est euphémisée, pour sa part, lorsque celles-ci sont, comme c’est désormais souvent le cas, désignées comme des « classes moyennes fragiles ». La vision de la société structurée autour d’un noyau central de classes moyennes a reçu des démentis formels (Peugny, 2013). Elle survit néanmoins en se recomposant et en recréant une hiérarchie à l’intérieur d’un bloc dont les contours se définissent uniquement de manière négative – ne pas être pauvre, ne pas être (très) riche.
Toutefois, l’analyse proposée en termes de « travestissement » ou de « tour de passe-passe » ne suffit pas à rendre compte de la difficulté de penser cette position. Utilisant parfaitement comme source la statistique publique, il apparaît, en même temps que très informatif, révélateur de la limite d’un certain nombre d’indicateurs, ainsi que d’échelles pour mesurer la richesse. Le message apposé au rapport s’avère donc insuffisant. Le recours au registre de l’indignation révèle, outre la tonalité légitime dans une intervention dans la sphère publique, un manque d’ancrage dans les sciences sociales.
Se sentir et se dire riche
La mention de la position dans la hiérarchie sociale et au regard d’un certain nombre d’institutions (l’école, le marché du travail, la propriété immobilière, etc.) ne suffit pas à rendre compte du rapport que ces groupes entretiennent avec leurs ressources. En étendant la sphère des catégories dominantes, Louis Maurin néglige la diversité des intérêts des fractions de classe au sommet de la distribution des revenus. Comme le 1 % qui bénéficie objectivement de la mondialisation, les 10 % ou 20 % les plus aisés, composés de professions libérales, de cadres supérieures des grandes entreprises, de hauts fonctionnaires, détiennent certainement des privilèges et s’emploient à les reproduire et à les transmettre. Cependant, leur position doit être nettement différenciée de ces super-riches. Elle doit l’être d’un double point de vue, d’abord parce que ce ne sont pas les mêmes leviers qui sont mobilisés, même si ces « classes moyennes supérieures » partagent le bénéfice d’un certain nombre d’institutions – politiques, scolaires, économiques, médiatiques – avec les segments les plus élitistes. Ensuite parce que si les classes supérieures élargies aux deux derniers déciles sont favorisées, à l’échelle nationale, par l’évolution (ou la non-évolution) de certaines institutions ou structures sociales, elles n’en sont pas moins déclassées, au moins de manière relative, par la mondialisation et les dynamiques de libéralisation de pans de l’économie autrefois plus « protégées » de la concurrence internationale. Elles sont d’autant plus enclines à défendre des privilèges qu’elles perçoivent comme menacés, voire franchement relativisés par la croissance des « classes moyennes » mondiales, à savoir les classes supérieures des pays à revenu intermédiaire. Enfin parce qu’il faut faire entrer l’évaluation de la situation par autrui et la comparaison entre élites pour saisir les niveaux auxquels s’établissent les frontières.
La perception que ces catégories ont d’elles-mêmes est ainsi portée par des dynamiques d’internationalisation, voire de globalisation de l’espace social. Dominantes à l’échelle nationale, elles n’en font pas moins partie des catégories qui perdent, d’un point de vue relatif, dans les recompositions d’ensemble à l’œuvre sur la planète ou qui, en tout cas, savent que leur absence de rentes (en termes de ressources naturelles, ou d’image) les empêche de stabiliser leur situation dans ce contexte où le groupe de référence se trouve désormais au-delà des frontières hexagonales. Dans certains segments professionnels, il est aujourd’hui évident que des carrières non-internationalisées sont des carrières subalternes (Le Galès et al., 2016). À l’échelle des écarts avec les pauvres et les catégories populaires françaises, la position de ces groupes est assurée et prospère, en comparaison avec des groupes favorisés d’autres pays, ils tendent vers le haut. De manière symétrique, les philanthropes américains qui « investissent » en France sont, à l’échelle des riches Américains, de « petits » philanthropes alors que leurs apports peuvent les placer en haut de l’échelle des donateurs en France (Monier, 2019). Le regard que les riches portent sur eux-mêmes doit être croisé avec la manière dont ils sont perçus et catégorisés par leurs pairs. La concurrence symbolique est intense dans les mondes élitaires, comme les chroniques, littéraires ou non, des mondes aristocratiques et bourgeois.
On peut revenir, armé des outils d’analyse des sciences sociales, sur la tendance de ces catégories supérieures à se présenter comme des classes moyennes, fussent-elles supérieures. Elles connaissent des mutations importantes, qui accréditent à leurs propres yeux le sentiment de leur propre valeur et de leur mérite. Il serait possible de montrer qu’au sein même des élites les plus installées, les mécanismes de la reproduction s’opèrent par le biais d’une sélection drastique. Les élus de la compétition entre élites ou entre héritiers ont alors une conscience aiguë de leurs propres efforts et un sentiment de leur responsabilité individuelle (voir l’interview de Shamus Kahn). Par ailleurs, ce sentiment de mérite et cette culture de l’excellence et de la performance, entretenue par des organisations spécifiques a montré à quel point les plus enclins à nier leurs privilèges parmi les riches New-Yorkais qu’elle a interviewés étaient à la fois les plus dotés, vivaient dans les milieux les plus fermés et orientaient leurs comparaisons statutaires vers le groupe directement supérieur. À rebours, les nouvelles formes du capital culturel, immergées dans la culture urbaine, se détachent des pratiques culturelles exclusives et valorisent l’ouverture (Prieur et Savage, 2013), ce qui peut tout à fait s’entendre comme une nouvelle manière, plus subtile, de fermer la porte de l’entre-soi (Tissot, 2011). Certains riches regardent en effet vers le bas de la structure sociale et se comparent avec de moins bien lotis, fût-ce pour justifier autrement, par la « chance » par exemple, leurs privilèges (Sherman, 2017).
Si ces catégories dominantes ont une vision écrasée de la structure sociale, en même temps qu’une crainte de frayer avec les catégories inférieures, cela tient, d’une manière générale, aux écarts croissants entre groupes (ce que Jonathan Mijs appelle « le paradoxe de l’inégalité », Mijs, à paraître) l’auto-ségrégation spatiale de plus en plus prononcée de ces groupes. Ces mécanismes sont de plus en plus évidents et visibles, notamment quand l’on raisonne à partir de l’exemple de l’Île-de-France (rapport IAU-IDF, 2019). L’analyse de ces mécanismes de ségrégation permet de saisir l’articulation complexe entre les différents segments des catégories supérieures. Différentes par leurs ressources et leurs stratégies, les classes dominantes et les catégories supérieures de la population n’en sont pas moins unies dans le contrôle d’un certain nombre d’institutions, notamment à partir de l’ancrage résidentiel. Ces groupes ont en commun de mettre à distance les plus modestes (Paugam, Cousin, Giorgetti, Naudet, 2017). Cependant, il n’y pas d’homogénéité au sein de ces espaces auto-ségrégés, pas plus que toutes les catégories favorisées n’y résident.
Ainsi, les sciences sociales ont ouvert la voie d’une réflexion sur ce qui unit et ce qui distingue les strates les plus élevées de la population et les ressorts activés par ceux qui, tout en se tenant à bonne distance des classes moyennes et populaires, n’en sont pas moins séparés des élites internationalisées (Collet, 2015). La recherche sociologique sur la bourgeoisie a de beaux jours devant elle, tant la question de la « barrière » avec les catégories moins favorisées et celle du « niveau » qui aplatit (Goblot, 2010-1925), plus ou moins selon les lieux, les époques et les différences internes au groupe, continuent de structurer un ensemble d’éléments de représentation du monde social et d’action publique.
Ces réflexions invitent à prolonger un chantier de recherche ouvert sur les dimensions subjectives de la pauvreté (Duvoux et Papuchon, 2018) et à montrer l’importance d’une approche intégrée des dimensions objectives et subjectives pour décrire et analyser la structure sociale (Duvoux et Papuchon, 2019). Crucial pour appréhender les positions sociales de manière dynamique, cet effort suppose d’allier les analyses objectivistes reposant sur des statistiques, le plus souvent probabilistes, et compréhensives, reposant sur des entretiens et des observations.
Rapport 2019 sur les inégalités, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, édité par l’Observatoire des inégalités, juin 2019. 176 p., 9 €.