Sur un sujet qui peut paraître rebattu, la race et le racisme, Magali Bessone présente un ouvrage percutant, brillant d’intelligence et de culture. Elle entend déconstruire un concept devenu tabou en France, alors qu’il est couramment mobilisé par les chercheurs et les statisticiens anglophones. Avec une grande virtuosité dans l’argumentation, elle propose des analyses qu’on peut résumer en les simplifiant, mais en s’en tenant à l’essentiel, par un certain nombre de propositions.
1. Les biologistes ont aujourd’hui démontré que les catégorisations raciales — à distinguer du racisme, mais avec des liens complexes avec lui —, qui furent systématisées à partir de la rencontre avec l’Autre à la suite des Grandes découvertes et de l’effort de classification des espèces au XVIIIe siècle n’existent pas. Il n’existe pas de groupes de populations définies une fois pour toutes, homogènes, qui seraient différentes des autres et inégales. La couleur de la peau qui a longtemps permis de distinguer les races humaines (4, 5, 7 selon les auteurs, ce qui montre que cela ne va pas de soi) n’est que l’un des marqueurs d’une appartenance géographique ou historique parmi d’autres. Le mode de pensée essentialiste qui attribue des caractéristiques spécifiques et définitives à certains groupes de populations ne repose sur aucun fondement biologique. Les différences entre individus sont plus fortes que les différences entre les groupes, les frontières entre les groupes humains sont poreuses. « Il n’existe pas d’essence de ‘race’ dont la définition serait cohérente d’un point de vue biologique » (p. 71)
2. Etant donné le poids des horreurs qui ont été commises au nom de la supériorité de certaines races, on a remplacé en France le terme de « race » par celui d’ « ethnie » ou de « culture ». Les chercheurs craignent d’être accusés de croire à l’existence des races en utilisant un terme dont les biologistes ont montré qu’il était scientifiquement infondé et les historiens qu’il avait été mobilisé pour justifier les colonisations et les génocides. Mais, comme l’avait déjà montré P.-A. Taguieff, ces termes n’échappent pas à la critique qu’on peut porter à celui de race puisque l’on caractérise l’ethnie ou la culture par la fixité et la transmission de ses caractères, on n’évacue donc pas le mode de pensée essentialiste qui définit la pensée en termes raciaux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’avais proposé de dépasser les débats des sociologues américains sur la validité des concepts de « groupe racial » et de « groupe ethnique » pour proposer celui de « collectivité historique » [1].
3. Pour échapper à la pensée essentialiste, on doit donc comprendre le racisme à partir de l’analyse de la construction sociale de la « race ». Si l’idée de race est socialement construite, elle n’en a pas moins d’existence réelle. Il faut donc déconstruire le concept pour comprendre une réalité qui, si elle est socialement construite, n’en a pas moins des effets bien réels puisqu’ils se traduisent par des discriminations, des stigmatisations et des infériorisations de certaines populations. « Les races sont réelles parce que la catégorisation raciale existe et entraîne une stigmatisation, une domination et une perpétuation des inégalités sociales, politiques et économiques en défaveur des minorités raciales dans nos sociétés contemporaines » (p. 186). Si on refuse de prendre en compte son existence, on limite la compréhension du phénomène raciste et la possibilité de mener un combat antiraciste efficace. Il faut avoir le courage de parler de race pour lutter contre le racisme.
4. Il faut souligner les limites des politiques antiracistes menées jusqu’à présent. La politique du type de l’affirmative action ou de « multiculturalisme » (ou des quotas) a pour effet pervers de consacrer le mode de pensée et de conduite qu’il s’agit précisément de combattre. La politique de type universaliste qui se dit et se veut « aveugle aux différences » ou « aveugle à la race » (« colourblind ») au nom des principes mêmes de la République, en niant l’existence du problème, a pour effet pervers de légitimer objectivement le fait des stigmatisations raciales et d’empêcher de les débusquer et de les combattre. Il faut donc développer un « républicanisme critique » qui, tout en se référant aux principes universalistes de la République, prenne en compte la réalité de la race ainsi redéfinie et puisse lutter effectivement contre les effets sociaux de l’idée de race en tenant compte des processus de domination.
Le lecteur admire la virtuosité de la philosophe et la suit dans toute sa démonstration critique, même si tel ou tel point d’histoire ou d’interprétation peuvent être discutés. La partie positive n’est, comme le précise Magali Besone elle-même dans son introduction, encore qu’« exploratoire », l’auteur se contentant « d’indiquer quelques pistes » (p. 24), Or, le « républicanisme critique », en écho à celui que théorise Cécile Laborde [2], est une formule sur laquelle tous les chercheurs peuvent se retrouver, d’autant qu’un véritable républicanisme est par définition critique. Mais la difficulté commence précisément lorsqu’on veut lui donner un contenu concret. En quoi se distingue-t-il d’un républicanisme tolérant ou d’un républicanisme qui s’adapte à des traditions politiques qui différent d’un pays à l’autre ? En d’autres termes, comment « promouvoir des politiques de reconnaissance qui ne sont pas des politiques d’identité » (p. 199) ? C’est à partir d’analyses et de propositions concrètes — dont Magali Bessone annonce qu’elles feront l’objet d’une réflexion future — que l’on pourra évaluer si le « républicanisme critique » est un projet plus ambitieux et plus juste que le républicanisme « traditionnel » par lequel on s’efforce de résoudre empiriquement les tensions ou les contradictions inhérentes aux démocraties, en adoptant des « accommodements raisonnables » avec les meilleurs principes, pour reprendre la formule de nos amis québécois. La politique est un art tout d’application.
La difficulté de donner un contenu concret à cette formule ne traduit pas seulement les difficultés à « appliquer » les principes républicains dans la vie sociale, à passer de l’idéal à la réalité concrète, elle révèle aussi des contradictions inhérentes au projet démocratique. Comment faire sa place à l’égalité individuelle des citoyens tout en reconnaissant les conditions particulières de certaines populations ? Jusqu’à quel point les politiques colourblind ou les politiques d’affirmative action n’ont-elles pas aussi un effet performatif ? Des politiques de discrimination positive contrôlées et provisoires ne permettent-elles pas de « débloquer » des situations historiques particulières, et quelles situations ? Peuvent-elles être provisoires ? Toutes ces interrogations et bien d’autres touchent à des contradictions propres à la démocratie. Louis Dumont écrivait déjà : « « Si les avocats de la différence réclame pour elle à la fois l’égalité et la différence, ils réclament l’impossible » [3]. La politique consiste à gérer de façon empirique des situations sociales logiquement contradictoires. On attend de l’auteur d’un livre aussi brillant paru dans une collection de « philosophie concrète » les réponses à ces questions. On ne peut que souhaiter la voir analyser concrètement ce que pourrait être le « républicanisme critique » qu’elle appelle de ses vœux. Il ne faudrait pas qu’elle se contente de mobiliser le concept, devenu instrument de lecture universel, donc apportant peu d’intelligibilité, de « domination » pour caractériser toutes les relations sociales asymétriques de la société démocratique.
Recensé : Magali Bessone, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, Paris, Vrin, « Philosophie concrète », 2013. 240 p., 24 €.
Pour citer cet article :
Dominique Schnapper, « Race et républicanisme »,
La Vie des idées
, 17 février 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Race-et-republicanisme
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