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Recension International Histoire

Races et politiques migratoires aux Amériques

À propos de : D. Scott FitzGerald et D.Cook-Martin, Culling the Masses. The Democratic Origins of Racist Immigration Policy in the Americas, Harvard


par Elisabeth Cunin , le 8 décembre 2014


Les démocraties sont-elles compatibles avec des politiques d’immigration racistes ? David Scott FitzGerald et David Cook-Martin répondent à cette question en étudiant l’évolution des législations migratoires à l’échelle du continent américain sur une période d’un siècle et demi (1850-2010).

Recensé : David Scott FitzGerald et David Cook-Martin. Culling the Masses. The Democratic Origins of Racist Immigration Policy in the Americas. Cambridge, London, Harvard University Press, 2014, 501 p.

Culling the Masses (Sélectionner les masses) deviendra à n’en pas douter un ouvrage de référence sur la racialisation et l’ethnicisation des politiques migratoires dans les Amériques. Il retrace l’histoire des politiques d’éviction de certains migrants, sur des critères raciaux, ethniques, religieux, nationaux, mais aussi des mesures favorisant l’entrée d’autres groupes à partir de ces mêmes critères, dans six pays (États-Unis, Canada, Cuba, Mexique, Brésil, Argentine) sur une période d’un siècle et demi (1850-2010).

La recherche se base principalement sur l’étude des lois (constitutions, réglementations, traités internationaux, affaires judiciaires) catégorisant les migrants potentiels en termes raciaux, ethniques, nationaux, religieux. Le texte est accompagné de graphiques très suggestifs donnant à voir l’évolution du nombre d’immigrants sur le temps long (1850-2010) et de tableaux synthétiques des lois migratoires discriminatoires par pays. L’étude détaillée des six pays sélectionnés est complétée par des annexes donnant des informations sur les politiques migratoires des autres pays du continent.

Les démocraties à l’épreuve des politiques d’immigration

Le cadre d’analyse est explicité dans le premier chapitre introductif et mis en œuvre dans les différents chapitres. Il s’agit ainsi de combiner trois dimensions : verticale, prenant en compte les luttes politiques au sein des pays ; horizontale, centrée sur les relations diplomatiques et les enjeux géostratégiques ; temporelle, afin de saisir la conformation historique de l’action politique. Ce cadre permet de structurer l’abondance des informations présentées et de dresser un panorama général sur le temps long et à l’échelle du continent, tout en étant suffisamment souple pour donner à voir les spécificités, les décalages, les exceptions.

La thèse défendue par David Scott FitzGerald et David Cook-Martin est que les démocraties sont compatibles avec des politiques racistes, notamment dans le domaine migratoire. « Quelle est la relation entre libéralisme, démocratie et racisme ? En un mot, le processus démocratique — que ce soit dans ses variantes libérales ou populistes — a été historiquement lié à une politique d’immigration raciste dans les Amériques (What is the relationship between liberalism, democracy, and racism ? Simply put, democratic input — whether in its liberal or populist variations — historically has been linked to racist immigration policy in the Americas) » (p. 2). Elle s’inscrit dans la tradition anglo-saxonne de débats sur le libéralisme et adopte une position intermédiaire au sein de ces réflexions : le libéralisme n’est ni raciste par essence, ni antiraciste. Les deux auteurs visent à dépasser l’alternative entre un modèle de démocratie libérale « naturellement » porteuse d’égalitarisme raciale et une critique radicale affirmant un lien inextricable entre libéralisme et racisme (courant de la « critical race theory »). L’ouvrage en appelle à étudier différentes configurations politiques, qui peuvent — ou pas — adopter une idéologie raciste, qui apparaissent, disparaissent, se transforment selon les contextes. Des « tendances lourdes » sont bel et bien identifiées : une racialisation des politiques migratoires dans les années 1920-1930 puis un abandon progressif des critères de sélection raciaux ; les populations noires et chinoises comme cibles privilégiées des politiques migratoires sélectives (premières législations, nombre de mesures, intensité des débats). Mais les deux auteurs mettent surtout l’accent sur les négociations au sein des gouvernements et entre les États américains, sur la multiplicité des critères aboutissant à l’adoption, ou pas, d’une politique, sur les logiques d’acteurs et leurs interactions aux échelles nationales et internationales. On n’est jamais dans des interprétations à sens unique (imposition des États-Unis, racisme versus démocratie, etc.). Le discours racial doit composer avec des intérêts économiques et diplomatiques, les lois sont parfois en décalage avec les pratiques, les pouvoirs exécutifs et législatifs en contradiction. Des logiques de discrimination indirecte apparaissent également (sélection des migrants sur des critères financiers, mise en place de tests d’alphabétisation, etc.) qui génèrent une « facially neutral restriction with racist goals » (p. 100), un contrôle en apparence non raciste mais affectant en premier lieu les groupes minorisés.

Le chapitre 2, « The organizational landscape. From Eugenics to Anti-Racism », identifie les grandes tendances des politiques migratoires à l’échelle continentale et caractérise les arènes publiques internationales (institutions, conférences, organisations, communautés épistémiques, enjeux géostratégiques, etc.). Alors que l’on considère généralement la fin de la deuxième guerre mondiale comme un tournant dans l’adoption d’une idéologie antiraciste, les deux auteurs mettent en évidence une tout autre logique : des pays peu influents en termes géopolitiques (Chili, Mexique, Pérou, Panama) ont joué un rôle central dans la délégitimation du racisme, au tournant des années 1930-40, et ont fait pression sur les pays dominants (États-Unis, Canada), à tel point que leur discours a été repris par les organisations internationales. Ce n’est pas l’exemple des démocraties libérales qui a contribué à la transformation des normes internationales mais plutôt l’intérêt des élites du sud à défendre leur statut au niveau international. « (...) les politiques d’humiliation endurées par les pays non blancs ont suscité l’abandon de la sélection ethnique (the politics of humiliation endured by nonwhite countries created the motivation for a shift away from ethnic selectivity) » (p. 47). L’antiracisme qui s’impose après la deuxième guerre mondiale n’est donc pas idéologique mais géopolitique, il est le résultat d’un consensus diplomatique à l’échelle continentale entre les élites nationales (reconnaissance des pays du sud, mise en scène de la modernité et de la civilisation des nations). « La politique internationale reste le principal et ultime garant contre la discrimination ethnique ouverte (International politics remains the strongest ultimate guarantor against overt ethnic discrimination) » (p. 33).

Les chapitres suivants examinent en détail six pays (États-Unis, Canada, Cuba, Mexique, Brésil, Argentine) ; il est impossible de résumer ici la richesse des analyses, l’abondance des informations sans trahir la rigueur de la démarche. Je ne retiendrai que quelques idées.

Uniformisation des politiques d’immigration

Tous les pays des Amériques ont introduit, entre les années 1910 et 1960, une législation migratoire discriminatoire. Les critères de sélection sont nombreux et fluctuants : couleur, nationalité, religion, culture, etc. L’ouvrage distingue en particulier les politiques ayant pour but l’élimination des individus considérés comme « non assimilables » (Noirs, Chinois) et celles visant à favoriser l’immigration des individus jugés « assimilables » (Blancs, Espagnols). Les États-Unis sont le premier pays à avoir adopté des mesures de sélection raciale, d’abord à travers les politiques de naturalisation en 1790, puis d’immigration en 1803 ; ils furent également un des derniers à abandonner les critères raciaux dans les politiques de naturalisation (1952) et d’immigration (1965). Mais on découvre aussi que le Canada, traditionnellement présenté comme un pays d’immigrants, a instauré des politiques migratoires racialement et ethniquement plus sélectives que les États-Unis entre les années 1910 et 1960. Sa législation est dominée par l’ancrage dans l’empire britannique (forte proportion de migrants blancs britanniques et du Commonwealth) et la proximité des États-Unis, tant du fait des pressions diplomatiques que de la crainte de devenir « l’arrière-cour migratoire » de son voisin. Même le Mexique, pays peu peuplé, ne parvenant pas à attirer des migrants, a adopté de nombreuses mesures visant à contrôler l’immigration. L’idéologie du métissage, le nationalisme post-révolutionnaire, l’exaltation du travailleur, le régime populiste expliquent en partie cette spécificité du modèle mexicain. Les annexes nous montrent aussi à quel point la situation de pays généralement peu connus est révélatrice. Ainsi, le Guatemala a maintenu des restrictions raciales dans ses politiques migratoires jusqu’en 1986. De même, Haïti a mis en place une politique radicale en termes de racialisation de la nationalité, en accordant la citoyenneté, en 1816, à tout Noir ou indien arrivé dans le pays et la limitant pour les Blancs

Se pose alors la question de la convergence entre les élites américaines (notamment lors des grands congrès continentaux sur l’eugénisme, la population, la migration) et de la diffusion des politiques d’un pays à l’autre. L’influence des États-Unis sur les politiques américaines est incontestable. Elle est particulièrement forte au Canada et à Cuba (l’amendement Platt autorise l’intervention militaire, politique et économique des États-Unis à Cuba entre 1902 et 1934), moins significative en Argentine. Elle intervient directement, par imposition ou imitation des mesures migratoires, et indirectement, les migrants refusés aux frontières étatsuniennes tentant leur chance dans le reste du continent. Le poids des relations internationales est également souligné par les deux auteurs et explique en grande partie les convergences observées dans les politiques nationales, que ce soit pour adopter des mesures sélectives ou pour y renoncer. Au Canada notamment, plus que les autres pays étudiés dans cet ouvrage, les pressions internationales ont déterminé les politiques migratoires : « bien plus que la pression interne ou l’incompatibilité entre la sélection ethnique et la démocratie libérale, c’est la position du Canada dans les institutions multilatérales qui a entrainé la fin de la sélection ethnique (the end of ethnic selection was shaped by Canada’s position in multilateral institutions rather than domestic pressure or any incompatibility between ethnic selection and liberal democracy) » (p. 184). Inversement, le Brésil, qui a pourtant suivi le modèle général d’adoption de politiques sélectives au début du siècle, a réussi à construire une image anti-raciste dans ses relations diplomatiques avec les autres pays mais aussi au niveau des organisations internationales (UNESCO notamment).

Inclusions et exclusions démocratiques

L’ouvrage insiste également sur la contradiction entre une idéologie nationale prônant l’intégration des différents groupes raciaux et ethniques (sous les différents modes du métissage, de l’indigénisme, de la démocratie raciale) et une sélection sur critères raciaux et ethniques des candidats à l’immigration. Cette situation est qualifiée par les deux auteurs de « racist anti-racism », d’antiracisme raciste. À Cuba, au Brésil, au Mexique, on observe un mélange de racisme et d’antiracisme issu d’un équilibre entre les compromis internationaux (eugénisme, influence des États-Unis) et les contextes nationaux spécifiques où les populismes reposent sur une idéologie de la fusion raciale. Le discours anti-raciste est instrumentalisé à l’intérieur, pour forger une identité nationale inclusive, et à l’extérieur, pour se positionner sur la scène internationale. Ce qui n’empêche pas, dans le même temps, d’exclure certaines catégories de population (Asiatiques, Juifs, Noirs) ou d’en favoriser d’autres (Espagnols) dans la législation migratoire.

Ainsi, à Cuba, dans les années 1930, « le mouvement anti-raciste a été motivé par une tentative cynique d’intégrer les Afro-Cubains à l’état populiste (the anti-racist movement was motivated by a cynical attempt to incorporate Afro-Cubans into the populist state) » (p. 208). De même, la fameuse « démocratie raciale » brésilienne s’est accompagnée, au niveau des politiques migratoires, de mesures particulièrement restrictives, notamment à l’encontre des populations noires, intégrées dans les discours nationaux et exclues dans les politiques de définition de la population nationale.

Au Mexique, notamment dans les années 1930-40, la situation est encore plus complexe car le pays combine immigration et émigration : d’un côté, le gouvernement a mis en place un contrôle de l’immigration basé sur des critères raciaux et nationaux, alors même que l’idéologie nationale s’appuie sur l’incorporation des minorités dans le métissage ; d’un autre côté, le gouvernement mexicain dénonce les discriminations dont sont victimes ses ressortissants sur le sol étatsunien et fait pression sur les États-Unis pour que ses migrants soient considérés comme « blancs » dans les lois migratoires.

Autre exemple de ces combinaisons paradoxales entre race, nation et démocratie, l’Argentine, généralement considérée comme le symbole d’une idéologie nationale favorisant le blanchiment de la population — qu’elle soit présente sur le territoire ou étrangère —, n’a de fait jamais véritablement fermé ses portes aux migrants asiatiques et noirs, contrairement aux pays américains étudiés. La migration européenne massive vers l’Argentine est considérée comme le résultat de facteurs politiques et économiques nationaux, même si les politiques migratoires l’ont soutenue. « Ce qui n’a jamais été discuté et a été considéré comme une évidence, c’est que l’Argentine était devenue une nation blanche et européenne (What was never discussed and was taken for granted was that Argentina had become a white/European nation) » (p. 312-313) : en ce sens, les caractéristiques des migrants n’ont pas véritablement affecté l’affirmation d’une identité nationale européenne. Une leçon intéressante du cas argentin est que le racisme des élites nationales, perceptible en particulier dans le traitement réservé aux populations indiennes, ne se traduit pas nécessairement dans des politiques migratoires racistes, notamment parce que de telles restrictions n’étaient pas nécessaires. « La croyance indéfectible des Argentins dans leur blancheur est à l’origine de la préférence constitutionnelle pour les Européens, mais pas d’une discrimination ethnique ouverte (Argentines’ unflinching belief in their whiteness yielded a constitutional preference for Europeans, but not overt ethnic discrimination) » (p. 331).

En définitive, l’ouvrage de David Scott FitzGerald et David Cook-Martin offre des analyses tout à fait stimulantes et des informations inépuisables sur l’introduction et la disparition de logiques racistes dans les politiques migratoires, tant au niveau des dynamiques globales ayant touché le continent américain entre 1850 et 1910 que dans la situation particulière de chacun des pays étudiés.

par Elisabeth Cunin, le 8 décembre 2014

Pour citer cet article :

Elisabeth Cunin, « Races et politiques migratoires aux Amériques », La Vie des idées , 8 décembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Races-et-politiques-migratoires-aux-Ameriques

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