La Vie des idées : Peut-on parler de racisme systémique ou institutionnel dans le cadre français ?
Gwénaële Calvès : La question est très complexe, parce qu’elle renvoie en fait à quatre instruments d’analyse (racisme ou discrimination / systémique ou institutionnel), élaborés selon des modalités distinctes, à partir de la fin des années 1960, aux États-Unis et au Royaume-Uni, qui plus est dans deux champs qui communiquent mal entre eux : le droit et la sociologie. À partir de ce matériau pléthorique, chacun peut donc bricoler ses propres définitions.
Depuis ma fenêtre de juriste, je dirais que des juges caractérisent une discrimination systémique lorsqu’ils constatent qu’une série de causes indépendantes les unes des autres concourent à désavantager ou à exclure une catégorie de la population, la discrimination institutionnelle résultant, quant à elle, de l’indifférence d’une organisation à l’égard de la situation spécifique d’un groupe de personnes. Les deux perspectives peuvent se recouper : lorsque le réaménagement de l’accès à un bâtiment public interdit de facto aux usagers aveugles de l’atteindre sans être accompagnés, la discrimination est à la fois systémique (plusieurs instances étaient décisionnaires) et institutionnelle (le cas des aveugles n’a été pris en compte dans aucune des instances parties prenantes à la décision).
Des préjugés, voire de l’hostilité, interviennent parfois dans la production des discriminations systémiques ou institutionnelles (comme dans la production des discriminations indirectes). Mais il n’est pas utile de sonder les mobiles ou les intentions des acteurs. La discrimination est saisie comme un fait ou, plus exactement, comme un résultat. Sa mise au jour – par l’analyse sociologique ou dans un cadre juridictionnel – est porteuse d’une vertu critique et réformatrice d’autant plus efficace qu’elle est exempte de toute dimension moralisatrice ou accusatrice.
On rejoint ici le projet initial des promoteurs du concept de « racisme institutionnel ». Ils entendaient souligner que le racisme ne se limite pas à une idéologie ou un ensemble de représentations (il imprègne des pratiques), et qu’à vouloir le saisir au niveau des actes ou des propos individuels, dans un contexte où ces actes ou propos exposent leur auteur à une réprobation morale et/ou à une sanction juridictionnelle, on risque de ne plus rien saisir du tout.
Ce double niveau d’appréhension du racisme suppose de distinguer clairement les registres d’analyse. Le fonctionnement ordinaire de l’école, de l’hôpital, de l’entreprise etc., ne peut pas être « raciste » au sens où sont qualifiés de « racistes » les écrits d’Alain Soral, ou le refus d’un propriétaire d’accepter des locataires noirs de peau. Dans le premier cas, on cherche à identifier des effets objectifs, indépendants des intentions et des représentations subjectives des acteurs sociaux. Dans le second cas, le point de vue subjectif forme, au contraire, le cœur du problème.
User d’un même mot pour désigner deux perspectives aussi différentes expose, selon moi, à un risque de brouillage tout à fait regrettable. Les connotations subjectives de l’adjectif « raciste » me semblent en effet trop puissantes pour que puisse être évité le piège de l’anthropomorphisation : l’État, ou toute autre personne morale, serait raciste, ou même « phobique », comme peut l’être une personne physique – ce qui n’a évidemment aucun sens. Je crois par ailleurs impossible de neutraliser la réprobation morale associée, dans la plupart des esprits, au mot « racisme ». Son usage à des fins analytiques risque ainsi de conférer au propos une tournure accusatrice, au rebours exact du rôle initialement attribué au concept de racisme institutionnel. Mieux vaudrait donc s’en tenir à l’expression « discrimination institutionnelle », plus neutre.
Ary Gordien : Mes travaux actuels sur le militantisme antiraciste en Seine-Saint-Denis porte sur les désaccords politiques et idéologiques qui divisent les militants. Des membres et sympathisants de partis politiques de gauche qui militent au MRAP ou à la Ligue de droits de l’Homme, âgés de 60 ans et plus, se revendiquent de l’universalisme pour défendre notamment certaines populations sans papiers et, plus généralement d’origine étrangère et condamner différentes formes de racisme. Certains de ces militants qualifient d’identitaires des associations créées plus récemment, notamment le Parti des Indigènes de la République (PIR), et estiment ne pas partager la même vision de l’antiracisme. Au-delà du PIR, les associations et initiatives qui visent à parler au nom des Noirs et des Arabes sont critiquées pour diviser le monde social et les classes défavorisées sur des bases ethnoraciales plutôt que d’œuvrer pour une lutte contre le racisme et d’autres formes de domination, qui se fonderait davantage sur un socle universel voire plus précisément républicain ou marxiste.
Étudier ces thématiques s’avère à la fois très stimulant et complexe du fait de leur caractère très actuel, hautement polémique et clivant. Par ailleurs les principaux acteurs qui ont conduit à l’émergence et à la politisation de ces questions et qui continuent à intervenir dans le débat public se trouvent à la lisière du champ politique et du monde universitaire. Aussi l’utilisation des concepts et notions représente-t-il un enjeu à la fois politique et théorique : mieux penser des phénomènes longtemps occultés ou minorés par les traditions de recherches hégémoniques et trouver des modalités d’actions politiques les mieux à même de combattre le racisme, conformément aux sensibilités politiques des uns et des autres.
L’acceptation ou la condamnation de la notion de racisme institutionnel reflète en partie ce double enjeu et les conflits qui lui sont liés, comme j’en ai été moi-même témoin à l’université Paris-Vincennes durant la réalisation de ma recherche actuelle. L’usage de la notion de racisme institutionnel est souvent critiqué sous prétexte que, contrairement à la ségrégation états-unienne ou aux lois raciales de Vichy, les lois françaises d’aujourd’hui n’institutionnalisent pas l’exclusion raciale. Toutefois, cette critique ignore le sens et l’origine de la notion. Elle a été théorisée par les militants du mouvement radical africain américain Black Power dans les années 1960-1970. Ces derniers arguaient qu’un ensemble d’attitudes et de rapports sociaux faisaient système et contribuaient ainsi à entraver l’ascension sociale des Africains Américains. Ces phénomènes acquéraient ainsi une valeur institutionnelle en l’absence de lois et d’intentions racistes.
En contexte français, la ségrégation territoriale, la surreprésentation de populations dites noires et arabes dans certains quartiers et banlieues défavorisés attestent l’existence de mécanismes en partie analogues. Au-delà d’une corrélation statistique, la question se pose de savoir comment et à quel niveau intervient très précisément la variable raciale dans cette reproduction d’inégalités sociales. Ces inégalités peuvent-elles être qualifiées de raciales du simple fait de cette corrélation ? Ou alors peut-on empiriquement retracer avec précision une chaîne causale longue et complexe qui remonte à la colonisation, passe par les migrations postcoloniales et explique l’accès inégal aux ressources en France hexagonale aujourd’hui ? La question est au fond de savoir si, en dehors d’intentions racistes conscientes ou inconscientes, les processus de reproduction sociale qui affectent les minorités ethnoraciales diffèrent en nature de celles qu’ont subies et que subissent les classes populaires catégorisées comme blanches, qu’elles soient ou non issues des précédentes vagues d’immigration. En somme, si les freins à la mobilité sociale des minorités ethnoraciales s’expliquent par des variables essentiellement matérielles, indépendamment de la manière dont elles peuvent être explicitement racisées, en quoi est-ce pertinent de souligner la dimension raciale de cette domination et de ces inégalités ? Peut-être doit-on considérer qu’à chaque fois que le facteur racial est souligné, cela signifie que la couleur, la religion et les origines réelles ou supposées continuent à revêtir une signification, quelle qu’elle soit. L’une des missions des sciences humaines et sociales seraient donc d’expliquer le lien entre la reproduction d’inégalités, d’une part, et celle des préjugés, d’autre part.
Rachida Brahim : Oui, et je dirais pour être plus précise que ces deux termes renvoient à l’idée d’un racisme structurel. Comme son nom l’indique, cette expression désigne l’existence d’un racisme qui, en étant à la fois systémique et institutionnel, participe à une structuration inégalitaire des sociétés modernes. Le racisme structurel peut se définir comme un agencement méthodique dans lequel les normes établies par les pratiques institutionnelles et les représentations culturelles permettent non seulement de produire, mais aussi de perpétuer les catégories ethnoraciales. Personnellement, j’ai essayé d’identifier la manière dont il se manifeste au sein de la société française en étudiant la question des crimes racistes entre les années 1970 et fin 1990. En l’occurrence, en France, ce qui permet la formation et la permanence des catégories ethnoraciales, c’est l’existence au sein de l’État de deux types de droit. Le premier type de droit repose sur une approche particulariste. À compter de la décolonisation, en associant régulièrement les personnes portant certains traits physiques ou culturels à un problème public, celui du logement, du chômage ou de l’insécurité, les discours publics et médiatiques ont défini une série de marqueurs et participé à une catégorisation raciale en visant la question migratoire et en mettant l’accent sur le caractère irréductible des différences entre Africains et Européens. L’approche particulariste traduit l’idée selon laquelle des lois particulières doivent être adoptées pour gouverner les problèmes publics auxquels est rattachée cette partie spécifique du corps social. Durant la période étudiée, au sein des politiques relatives à la question migratoire, une série de dispositions semblent avoir relevé de cette nécessité : la fermeture des frontières en 1974 qui visait l’immigration post-coloniale, les politiques de retour ciblant les Algériens à la fin des années 1970, les lois Pasqua-Debré des années 1980 et 1990 qui durcissent les conditions d’entrée et de séjour, les réglementations relatives à la construction de l’espace Schengen ou encore les politiques de la ville. Pour leur part, les personnes associées à un problème en vertu de marqueurs ethniques ont régulièrement l’impression d’être renvoyées à une différence inconvenable qui justifie le traitement particulier dont elles doivent faire l’objet. Cette catégorisation raciale les expose à une violence spécifique dans la sphère institutionnelle et interpersonnelle. Et c’est précisément au moment où elles dénoncent cette violence spécifique qu’intervient un deuxième type droit, un droit universaliste qui perpétue les catégories raciales et les violences consécutives en étant simplement aveugle au processus de racisation inauguré en parallèle par le droit particulariste. Cette opération est paradoxalement portée à son paroxysme au sein même de la législation antiraciste.
La carrière juridique du mobile raciste est très révélatrice, elle montre qu’au cours des quatre lois votées entre 1972 et 2003 [1], à chaque reprise les parlementaires ont refusé de définir ce mobile en se référant au droit commun, à l’idée que le droit devait être le même pour tous, et qu’il était en l’espèce impossible de créer un droit particulier. Ce défaut de qualification du mobile raciste a régulièrement conduit à des non-lieux, des acquittements ou des peines légères avec sursis. Le droit universaliste consiste donc à appliquer des règles communes à des groupes qui ont auparavant été différenciés, c’est-à-dire à universaliser des individus au moment précis où ils dénoncent la violence produite par le particularisme. Alors que le particularisme crée la race, l’universalisme la maintient en l’occultant. Cet agencement entre particularisme, violence et universalisme indique que le racisme est structurel, c’est-à-dire que son existence ne relève pas de l’entendement, mais d’un rapport de pouvoir permanent au sein duquel la continuité des privilèges accordés aux uns repose sur la reproduction des inégalités pénalisant les autres. Assurer cette continuité impose de créer des catégories excluantes grâce au particularisme et de les maintenir en dépit des prétentions à l’égalité par le biais de l’universalisme.
Magali Bessone : Le concept de « racisme institutionnel » est apparu dans le contexte des luttes antiracistes aux États-Unis dans les années 1960. Stokely Carmichael et Charles Hamilton, dans leur ouvrage Black Power : Politics of Liberation [2] le mobilisent pour différencier des occurrences de racisme individuel (manifesté par des insultes ou des crimes racistes intentionnellement commis, aisément identifiables et susceptibles d’être condamnés moralement et pénalement) d’autres formes plus diffuses et « subtiles », qui peuvent s’observer dans les structures sociales plutôt que dans les interactions personnelles. C’était là tout l’enjeu de la formulation du concept : parvenir à identifier le racisme autrement que comme phénomène individuel, selon lequel 1) seuls des individus peuvent être dits racistes au sens strict et 2) le racisme n’émane que de certains individus vicieux ou déviants, pathologisés ou criminalisés, constituant des anomalies entièrement indépendantes du système politique dans lequel leurs croyances ou leurs comportements s’inscrivent. Pour Carmichael et Hamilton, il faut pouvoir aussi désigner comme racistes des processus qui émanent du fonctionnement routinier des institutions sociales, sans intention discriminatoire des agents, et qui produisent ou reproduisent des inégalités ciblant des membres racialement différenciés de la société américaine, alors même qu’y est proclamé un principe d’égalité formelle pour tous. Dans le contexte français colonial, et quoique le terme lui-même n’apparaisse pas dans le texte, Frantz Fanon récuse lui aussi dès 1956 « l’habitude de considérer le racisme comme une disposition de l’esprit, comme une tare psychologique » au profit d’une interprétation qui le pense comme « une disposition inscrite dans un système déterminé » (système politique, économique, culturel : le système colonial) [3].
Comme le soulignent Xavier Dunezat et Camille Gourdeau [4], le concept est « porteur d’ambivalence » dans la mesure où « il alterne entre la désignation d’institutions précises et une approche plus systémique » qui établit une continuité entre colonialisme et esclavage d’un côté et l’ensemble « des institutions fondamentales, des valeurs, des croyances américaines » contemporaines de l’autre (Le Black Power, p. 79). On peut alors distinguer racisme systémique et racisme institutionnel. Le premier renverrait au racisme du « système » socio-politique lui-même, conçu comme un tout organisé dont les éléments sont en interaction réciproque de telle sorte qu’ils opèrent de manière cohérente et unifiée entre eux, comme à l’égard d’autres systèmes : penser le monde social comme système, au sens strict, est une hypothèse sociologique forte. Parler de racisme institutionnel permet de renvoyer à l’analyse à la fois plus modeste et plus précise d’institutions dont le fonctionnement n’est pas nécessairement identique au reste du système (l’école, le logement social, la police, le marché…). Cela suppose aussi d’identifier, à l’intérieur de ces institutions, la manière dont les procédures, ou les normes, ou les objectifs (là encore sans cohérence nécessaire entre ces trois éléments) sont, ou non, producteurs d’inégalités à fondement racial.
Qu’on parle de système ou d’institutions, ce qui est fondamental c’est de se donner les moyens de parler aussi de racisme indépendamment de l’identification d’une croyance et d’une intention des agents individuels, en plaçant le racisme du côté des effets des pratiques et du fonctionnement ordinaire des institutions. La dimension de diagnostic critique me semble plus robuste dans le cas d’une analyse en termes de racisme institutionnel : elle permet par exemple de dénoncer la dimension raciste des procédures de contrôles au faciès effectués de manière banale par la police en France, sans prendre parti sur le caractère raciste de l’objectif de sécurité publique qu’ils sont censés promouvoir ou sur la présence d’une norme raciste qui gouvernerait l’ensemble des comportements policiers en France. Penser en ces termes permet enfin, sans se préoccuper de sonder les âmes des policiers, de proposer des modifications dans les procédures qu’ils suivent de manière routinière.
Nonna Mayer : Le terme « racisme institutionnel », né aux États unis à la fin des années 1960, suggère qu’il existe un racisme insidieux porté par les institutions, restreignant l’accès des Noirs à l’enseignement, à la justice, au marché du travail. Le terme est repris en Angleterre vingt ans plus tard dans le rapport d’enquête commandé à un ancien juge à la Haute Cour de justice, William McPherson, après le meurtre à Londres d’un jeune Noir, Stephen Lawrence. Il dénonce le peu d’empressement de la police et de la justice à faire la lumière sur ce décès, et y voit un racisme institutionnel, qu’il définit comme « l’échec collectif d’une organisation à fournir un service approprié et professionnel aux personnes, en raison de leur couleur, de leur culture ou de leur origine ethnique ».
Les termes de racisme « institutionnel », « systémique » ou encore « racisme d’État », plus polémique, ont émergé en France dans le sillage des études postcoloniales, des émeutes de 2005 et de nouveaux collectifs antiracistes, portés par des minorités qui s’estiment « racisées » et mal représentées par les organisations généralistes traditionnelles. Quelle que soit la manière de les nommer, il existe dans les administrations, les entreprises, la société en général, des pratiques discriminatoires non intentionnelles, mais devenues la norme, à l’égard des minorités. Pour l’Institut Montaigne la chercheuse Marie-Anne Valfort a mené en 2015 une campagne de « testing » à grande échelle, consistant à envoyer 6231 CV de 6 candidats fictifs pour des offres d’emploi réelles, et à mesurer les taux de réponses des employeurs en fonction des différents profils. C’est le même CV, seule varie la religion des candidat.e.s, repérable grâce au prénom, au collège confessionnel où ils/elles ont fait leurs études et à leurs activités associatives. La discrimination à base ethno-religieuse sur le marché du travail est patente. La probabilité des catholiques pratiquants d’être contactés par les recruteurs pour un entretien d’embauche est supérieure de 30% à celle des juifs pratiquants et elle est deux fois plus forte que pour les musulmans pratiquants.
Le 11e Baromètre, conduit en 2018 pour le Défenseur des droits, explore quant à lui l’exposition à des propos et comportements sexistes, homophobes, racistes, liés à la religion, à l’état de santé au travail ou au handicap. Un actif interrogé sur quatre déclare avoir déjà fait l’objet de propos ou de comportements stigmatisants dans son environnement professionnel, et la couleur de peau est clairement un facteur aggravant, la proportion de personnes disant être victimes de propos racistes au travail passant de 6% chez celles qui se disent perçues comme blanches, à 38% chez celles qui se disent perçues comme noires. Les « contrôles au faciès » pratiqués par la police, confirmés par une enquête de Fabien Jobard sur cinq sites parisiens en 2007-2008, vont dans le même sens : les hommes perçus comme Noirs et plus encore comme Maghrébins ont beaucoup plus de risques d’être visés par un contrôle d’identité que ceux perçus comme Blancs. La Cour d’Appel en 2016 a tranché au terme d’un long combat associatif et judiciaire : « Un contrôle d’identité fondé sur des caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée, sans aucune justification objective préalable, est discriminatoire : il s’agit d’une faute lourde qui engage la responsabilité de l’État ».
La Vie des idées : En quoi les « chances de vie » et les opportunités sociales des minorités diffèrent-elles de celles de la majorité ? Y a-t-il un privilège à être blanc en France ?
Magali Bessone : Pour répondre à cette question, il faut préciser deux choses : d’abord, les oppositions entre majorités et minorités ne se résument bien évidemment pas à la question raciale, même si c’est ici à éclairer la construction du privilège ou du désavantage dans ce rapport social spécifique qu’on se consacre. Ensuite, « blanc » n’est pas une couleur : c’est une manière de s’orienter dans le monde social et d’y être situé. Dans la société française, être blanc, c’est avoir le privilège de ne pas s’interroger sur son propre marquage corporel et généalogique dans la plupart des interactions sociales : c’est ne pas appartenir à un « groupe social saillant » supposément repéré dans certaines caractéristiques corporelles. De ce point de vue, être blanc, c’est être invisible. Pour les membres de cette majorité invisible, les rapports sociaux et les processus de redistribution de ressources rares et d’accès aux positions de prestige sont organisés par un principe d’égalité universaliste censée être fondée sur la méritocratie et l’indistinction des particularités individuelles : quelle que soit la réalité du mythe méritocratique dans les pratiques, c’est lui qui gouverne par principe la répartition des ressources matérielles et symboliques.
Par contraste, les membres des minorités « visibles » sont construits comme relevant d’un autre type de traitement socio-politique marqué par la « politique de la différence » ou la « politique de l’identité ». Dans leur cas pourrait (devrait) être pris en compte un facteur de différenciation afin de régler le « problème » spécifique qu’ils incarnent. C’est ce que W.E.B. Du Bois résumait en ouverture de son grand livre, Les Âmes du peuple noir [5] : « Entre l’autre monde et moi se dresse perpétuellement une question non formulée (…) : quel effet ça fait d’être un problème ? ». Le privilège d’être blanc est d’abord celui de ne pas être un problème ; pour les autres, qu’il s’agisse du « problème rom », du « problème des banlieues », de la « crise des migrants », du « problème de l’islam » (la liste des « problèmes » identifiés dans les discours publics est non exhaustive), le rapport social qui les constitue en groupes différenciés les constitue par là même en sujets politiques à traiter différemment.
Nonna Mayer : Appartenir aux minorités dites « visibles » diminue les chances d’obtenir un travail, un logement, des aides. C’est ce que montrent tant les « testing » révélant des discriminations à l’embauche (les dossiers de candidatures envoyés sont identiques, seule varie l’origine des candidats, repérable aux nom et prénom) que les grandes enquêtes nationales. Les candidats d’origine maghrébine ou d’Afrique subsaharienne ont, à formation, qualification et éléments de carrière comparables, 3 à 5 fois moins de chance d’être convoqués à des entretiens d’embauche que les candidats d’origine européenne. Les fils et filles d’immigrés connaissent, selon leur origine, un risque de chômage de 20 à 50 % plus élevé que le reste de la population, toutes choses égales par ailleurs. Un quart des immigrés et de leurs enfants, selon l’enquête TeO (Trajectoires et Origines) menée par l’INED et l’INSEE en 2008, déclare avoir été victime de discriminations au sens large (pour motif sexiste, raciste, homophobe, lié à l’âge, à la religion ou à l’état de santé et dans le cadre du travail, du logement, d’un établissement scolaire, ou de l’espace public) au cours des cinq dernières années, soit une proportion deux fois et demie supérieure à celle que rapporte la population majoritaire et confirmée par les Baromètres annuels du Défenseur des droits.
On peut symétriquement s’interroger sur les avantages et privilèges structurels dont bénéficie la population majoritaire sans nécessairement en avoir conscience. C’est aux États-Unis et en Grande-Bretagne que se sont développées dans les années 1980 les premières études consacrées à la condition blanche, les « critical whiteness studies ». Un article pionnier à cet égard est celui de la chercheuse et militante féministe et antiraciste Peggy McIntosh, intitulé « Privilège blanc : vider le sac à dos invisible » [6]). Elle définit le privilège blanc comme l’ensemble des situations de la vie sociale qui favorisent les Blancs. Le débat sur la « blanchité » s’est ouvert plus tardivement en France avec deux ouvrages parus en 2013, Dans le blanc des yeux de Maxime Cervulle et De quelle couleur sont les Blancs ? dirigé par Sylvie Laurent et Thierry Leclère. Le terme renvoie moins à la couleur de peau qu’à la position occupée et au racisme « systémique », souvent involontaire, qu’elle favorise. Le mérite de ces approches est de déplacer le regard, d’inverser la perspective, prenant le point de vue des minorités visibles sur la majorité invisible, parce qu’omniprésente. Certains y voient le risque d’une racialisation des rapports sociaux, pointant notamment la pratique de groupes de paroles et d’espaces « non mixtes », interdits aux Blancs. D’autres critiquent une vision simplificatrice des groupes tant majoritaires que minoritaires, escamotant leurs clivages internes. À cet égard, la notion d’intersectionnalité, développée par les féministes noires américaines, vient à point rappeler que les inégalités tenant à l’origine, au genre, à la classe sociale, à la religion, sont étroitement imbriquées. Et que chez le même individu elles peuvent se cumuler ou se compenser.
Ary Gordien : La question du privilège blanc a été notamment théorisée par la « théorie critique de la race » (Critical Race theory), école de pensée états-unienne qui définit la blancheur (whiteness, plus communément traduit par « blanchité » en français pour en souligner l’aspect construit et dénaturaliser l’idée d’une essence blanche) comme un capital. Si le cas états-unien diffère en bien des points du cas français (que ce soit outre-mer ou en France hexagonale), l’intérêt des réflexions sur la blancheur est d’interroger la norme et/ou les privilèges souvent assimilés aux personnes catégorisées comme blanches. Aux Antilles françaises, où s’est déroulée l’histoire esclavagiste et où a pris naissance la catégorie de « blanc », comme dans la majorité de la Caraïbe, les personnes catégorisées comme blanches s’avèrent être ultra-minoritaires. Certes, compte tenu de leur faiblesse numérique, les personnes blanches n’y représentent pas la norme phénotypique, bien que les types métissés (les peaux et yeux plus clairs et cheveux plus longs et lisses) continuent parfois à être préférés aux types noirs. Du fait du passé esclavagiste, les personnes blanches restent assimilées au privilège matériel ou symbolique. Des familles de descendants de colons continuent en effet à être surreprésentées dans les secteurs clés de l’économie locale par le truchement d’un complexe processus de reproduction sociale et raciale.
Parallèlement à ce phénomène matériel tangible, c’est la représentation attachée à la peau blanche qui lui confère un statut de privilège pouvant aller de pair avec une forme de défiance, voire de ressentiment. L’expérience de Paul, un homme qui m’a été présenté comme blanc créole (alors qu’il est issu d’un métissage entre Blancs issus de France hexagonale, d’Indiens et de Noirs et ne s’identifie pas comme blanc) reflète toute la tension liée à l’amalgame entre couleur, race et statut. Les situations d’autres personnes interviewées ou mentionnées en situation d’entretien qui, comme Paul, peuvent être prises pour blanches, interrogent, malgré la tangibilité d’une domination économique postcoloniale, sur la part de projection de la figure du colon esclavagiste sur des personnes à peau très claire ou blanche [7].
En France hexagonale, avant l’arrivée massive de travailleurs immigrants issus des anciennes colonies, la population « autochtone » était très majoritairement composée d’un ensemble de populations demeuré hétérogène malgré une forte centralisation et une politique d’acculturation. Aux différences régionales et linguistiques s’ajoutaient par ailleurs des rapports de classe qui se sont en partie reproduits au moment même où l’immigration modifiait la démographie française. Toujours est-il que, malgré l’universalisme républicain, un amalgame implicite et considéré comme allant de soi est effectué dans le langage courant entre « français » et « blanc ». Suivant cette logique, les descendants des immigrants dits noirs et arabes sont souvent identifiés comme étrangers et s’identifient parfois eux-mêmes davantage au pays d’origine de leurs parents ou grands-parents. En cela, être un.e « Français.e de souche » représenterait une sorte de norme ou de référent culturel, voire racial, car, hormis l’apparence physique et l’ascendance, on voit mal à quel titre le « Français de souche » devrait être considéré comme plus français que ses concitoyens. Le fait que les immigrés et descendants d’immigrés perçus comme blancs peuvent échapper au délit de faciès semble par ailleurs prouver que la blancheur peut être un privilège. Ce privilège est néanmoins relatif et toujours contextuel. Pour les personnes dites blanches, d’origine étrangère ou non, issues des classes les plus défavorisées, l’accent, la diction, le niveau d’instruction et la profession sont autant d’éléments socialement discriminants qui peuvent rendre inopérante leur blancheur, notamment en l’absence de contact avec des populations catégorisées comme non blanches.
Gwénaële Calvès : Tout dépend de la majorité, et des minorités, dont on parle. Si on s’intéresse aux minorités religieuses, il est vraisemblable qu’une comparaison avec la majorité (a-religieuse) livrera, d’une minorité à une autre, des résultats différents. Si les minorités sont définies par une origine étrangère, la situation des descendants directs d’immigrés espagnols, portugais, ou algériens, rapportée à celle de la majorité (d’ascendance française) ne peut pas davantage être envisagée comme un bloc. Il me semble qu’il faudrait spécifier la question, pour rechercher si, à situation socio-économique égale, sur un même point du territoire, les membres d’un groupe qu’on a défini comme minoritaire jouissent des mêmes opportunités que le reste de la population, dont on l’a détaché pour les besoins de l’analyse.
Mais le thème du « privilège blanc » renvoie à tout autre chose. Décalqué de l’américain white privilege, il entend importer en France une technique de conscientisation mise au point, aux États-Unis, par la spécialiste en « méthodes d’éducation radicales » Peggy McIntosh. L’objectif de cette technique, selon MacIntosh, est d’amener les « Blancs » à « sortir du déni », pour accepter de se penser eux-mêmes « en termes raciaux », et comprendre que la société est organisée autour d’une « norme blanche ».
La méthode, explique-t-elle, consiste à proposer aux participants de faire l’inventaire des situations de la vie quotidienne où ils bénéficient « d’un avantage racial immérité, ou d’une position de domination ». Les exemples proposés par McIntosh mettent ainsi en évidence le fait qu’à titre personnel, elle ne vit pas dans la peur de l’assignation raciale, de la discrimination, ou du harcèlement, et qu’elle évolue dans une société où les « Blancs » sont partout (« si j’allume la télévision ou si j’ouvre un journal », dit-elle, « je verrai des gens de ma race largement présents » ; « si j’entre chez un disquaire, je suis sûre de trouver la musique de ma race »). Les « Blancs » sont également puissants (« si je demande à parler au responsable, je suis sûre qu’il sera de ma race ») et ils peuvent écrire l’histoire à leur gré (« quand on me parle de notre histoire ou de la ‘civilisation’, on me montre que ce sont des gens de ma couleur qui en sont les artisans »).
La notion de « privilège blanc », théorisée dans un pays où la distinction Noir/Blanc a structuré, pendant la majeure partie de son histoire, le droit, les institutions et les pratiques sociales, pouvait sembler difficilement exportable. Les connotations associées à l’adjectif « blanc » ne franchissaient même pas la barrière de la langue : la formule « I’m free, white and 21 » était rendue, par les traducteurs de films ou de romans, par « je suis majeur et vacciné ».
Ce temps est bien révolu. En quelques années à peine, il est devenu naturel, dans l’univers médiatique, d’utiliser les expressions « petits blancs » (pour les pauvres) et « vieux mâles blancs » (pour les riches). Est-ce l’indice d’un progrès dans la voie de la conscientisation/racisation des « Blancs », sur le modèle prôné par Peggy McIntosh ? S’agit-il d’un phénomène, superficiel, de contagion culturelle ? D’un tic de langage ? Pour le savoir, il serait intéressant d’étudier précisément les occurrences de ces formules, notamment à la radio. Il me semble – mais je ne pourrais pas étayer scientifiquement ce sentiment – qu’elles sont souvent utilisées pour laisser planer, sur une institution (ou une catégorie professionnelle, une pratique culturelle, une ville, une période historique), le soupçon d’une discrimination organisée ou systémique. Mais elles sont aussi utilisées sans intention particulière, juste pour exprimer un vague dégoût à l’égard d’une situation jugée vieillotte et figée.
Rachida Brahim : Porter dans son être et sur son corps les marqueurs qui vous font entrer dans une catégorie raciale expose à une violence spécifique. Il est possible que tout mon travail se résume à cette seule ambition : parvenir à décrire cette violence et à retranscrire ce qu’elle provoque chez les personnes affectées. En l’occurrence, les « chances de vies » sont impactées au sens propre du terme. La sociohistoire du racisme et de l’immigration maghrébine offre à nouveau un exemple probant. L’héritage colonial et la réactualisation du « problème immigré » dès les années 1960 ont contribué à exposer certains migrants et descendants de migrants maghrébins à une mort prématurée. En étant régulièrement présentés comme des individus « inassimilables », des « fous », des « malades », des « asociaux », des « terroristes », c’est-à-dire comme des êtres dangereux contre lesquels il était nécessaire de se défendre, ces hommes ont paradoxalement été placés au rang de victimes latentes. J’entends par là qu’ils ont été soumis à une violence non manifeste de prime abord, mais toujours susceptible d’éclater au grès des interactions et des tensions relatives aux contextes politiques et socio-économiques dans lesquels sont pris leurs corps. On relève différents cas de figure au cours des dernières décennies. Certains actes sont d’ordre idéologique, ils ont été commis par des militants d’extrême droite et relèvent d’une attitude ouvertement offensive visant à lutter contre la présence des Maghrébins. D’autres violences dépendent d’une situation précise et mettent en scène des voisins ou des commerçants qui usent de la force contre des Maghrébins qu’ils pensent dangereux. Les derniers types de faits d’ordre disciplinaire mettent en évidence une volonté de contrôler les corps supposés déviants et les protagonistes sont généralement des policiers.
Quelques cas commentés par la presse reviennent généralement en mémoire quand on évoque cette question des crimes racistes : la mort de Djellali Ben Ali tué à 16 ans par le concierge d’un immeuble à Paris en octobre 1971, celle d’Habib Grimzi, âgé de 26 ans et tué par des militants d’extrême droite dans le train Bordeaux-Vintimille en 1983, ou encore celle de Malik Oussekine, 22 ans, qui a trouvé la mort lors d’une opération policière à Paris en 1989. Parallèlement à cette violence criminelle, une violence d’ordre social perdure. Elle est à l’origine d’un autre type de mort prématurée chez les groupes catégorisés selon des critères de classe et de race. Je fais allusion aux migrants qui meurent désormais en Méditerranée sans même avoir atteint le continent, sans même qu’un coup visible et porté par un individu précis ne soit identifiable. Je pense également à la pénurie d’opportunités sociales qui peut pousser certains jeunes dans les quartiers populaires de Marseille par exemple à envisager les carrières que proposent les réseaux de deals. La presse parle régulièrement des « règlements de compte » qui ont lieu dans ces cités, et pour ceux qui connaissent bien l’histoire de ces quartiers le constat est amer. Il signifie qu’au même sein du groupe minorisé on peut désormais s’entretuer sans qu’un voisin ou un policier commette un crime raciste. Ce qui se passe en Méditerranée ou dans les cités françaises montre que la violence causée par la catégorisation ethnoraciale peut atteindre un stade de sophistication ultime au cours de laquelle il n’est pas nécessaire de déléguer à une armée le soin de décimer ou de soumettre par la force, le fait de personnifier un problème, de marquer une distance puis de ne pas porter assistance peut suffire.