S’inscrivant dans l’entreprise de longue haleine d’une « politique de la littérature », Jacques Rancière révèle la portée révolutionnaire des intrigues faussement inoffensives dont Tchekhov a nourri ses nombreux récits.
S’inscrivant dans l’entreprise de longue haleine d’une « politique de la littérature », Jacques Rancière révèle la portée révolutionnaire des intrigues faussement inoffensives dont Tchekhov a nourri ses nombreux récits.
Depuis vingt ans et plus qu’il fait de la philosophie, non seulement avec les philosophes, mais aussi avec les artistes, et encore avec les écrivains (Balzac, Mallarmé, Flaubert, Brecht, Borges…), Jacques Rancière poursuit le déploiement de son idée d’une « politique de la littérature ». Plus encore, par l’exploration des œuvres de fiction, et de la modernité littéraire, il a précisé à travers plusieurs ouvrages récents cette manière d’approcher la littérature en estimant qu’elle « fait de la politique en tant que littérature », c’est-à-dire qu’elle intervient dans ce que Rancière appelle le « partage du sensible » caractérisant l’activité politique. Autrement dit, elle agit sur le « rapport entre des pratiques, des formes de visibilité et des modes du dire qui découpe un ou des mondes communs [1] ».
Peut-être ne se serait-on pas attendu, en revanche, à ce qu’il consacre ses réflexions à Tchekhov, dont l’œuvre écrite au milieu des luttes idéologiques et des tourments révolutionnaires résiste à l’assimilation à quelque ancrage politique que ce soit. Dans cette apparente indifférence se trouve pourtant, pour Rancière lecteur de Tchekhov, et d’abord de ses nouvelles (même si son théâtre est aussi par moments convoqué), une manière particulière de rendre perceptible quelque chose de proprement politique.
Au théâtre ou en prose, Tchekhov instille, et c’est peut-être ce qui le caractérise d’abord, un certain rapport au temps – celui du récit, comme celui de la vie des personnages. Ce temps languissant, qui se refuse à l’événement, enveloppe le lecteur ou le spectateur, et inquiète bien souvent les metteurs en scène, est aussi l’un des points dont part Jacques Rancière pour s’intéresser à l’auteur russe. Ce temps qui, d’ailleurs, comme le font sentir ses récits, semble avoir débuté bien avant le début et continuer de s’écouler après la fin, est selon lui celui de la servitude, et de l’ordre toujours continué, toujours reproduit par ceux qui y participent et qui s’y soumettent.
C’est le ronronnement du ventilateur et du gratte-papier, dans Au tribunal, interdisant à l’audience qu’elle suive un autre cours que celui déterminé d’avance. C’est le commerçant Laptev qui, dans Trois années, vit avec une femme qui l’a épousé par raison, et qui ne l’aime pas. Rêvant d’un départ, il ne franchit pas le portillon de sa cour. Il « laisse faire le temps » (p. 23). Le temps de Tchekhov, de la Russie tsariste, étrangement confortable et familier au lecteur moderne, est ainsi celui de la stagnation et de la servitude.
Tchekhov a toujours résisté aux comparaisons. Venant après le colosse à deux visages de « Tolstoïevski », il n’exista ni dans leur ombre ni sous leur emprise. Personne ne crut jamais que ses pièces étaient des comédies, et Stanislavski lui-même les mutila pour les rendre (selon lui) jouables. Ses nouvelles ne sont pour la plupart que des miniatures, et moquent presque par leurs dimensions l’esprit épique insufflé par tant d’auteurs, depuis Pouchkine, dans leur littérature et leurs portraits humains ; pourtant, elles semblent à elles toutes brosser le tableau de la Russie entière. Du reste, la littérature fut, pour ce petit-fils de serf devenu médecin, une occupation secondaire. Sans doute, comme auteur, Tchekhov ne se prit jamais vraiment au sérieux.
Voilà peut-être pourquoi chez lui transparaît d’abord l’impression d’un naturalisme poussé à l’extrême, d’une objectivation des actions et des personnages, refusant toute leçon, tout jugement. Tchekhov « n’utilise pas de porte-parole », observe Rancière, il « construit des dispositifs de parole » (p. 33). Cela ne l’empêche d’ailleurs pas d’afficher un avis assez arrêté sur la tentation idéaliste en littérature, contre le millénarisme de l’aristocrate Tolstoï, et aussi contre le Que faire ? de Tchernychevski, roman socialiste inspirateur des révolutionnaires et de Lénine lui-même (qui en reprit le titre), et que dans certaines nouvelles Tchekhov semble bel et bien tourner en dérision, comme dans Ionytch (p. 64) ou encore, dans Le récit d’un inconnu, le haussement d’épaules du narrateur répétant désabusé un machinal « Que faire ? », après avoir vu tomber à plat sa tirade sur la condition ouvrière (p. 45). Contre tous ceux, qu’ils soient chrétiens ou socialistes (ou les deux, comme Tolstoï), qui parlent de la vie comme si elle ne s’arrêtait jamais, et du peuple comme s’il était éternel, Tchekhov s’adresse de son côté « à celles et ceux à qui la vie n’est donnée qu’une fois », qui « vivent ici et maintenant » et « pourraient déjà apprendre à vivre mieux » (p. 82).
Mais Jacques Rancière ne s’arrête pas là. Il ne cède pas, en particulier, à l’image parfois tenace d’un Tchekhov conservateur, indifférent aux souffrances du peuple – lui qui, comme médecin, lutta contre les épidémies, fonda bénévolement des dispensaires et des écoles dans le cadre de ses activités à l’assemblée provinciale (zemstvo) (p. 74), et entreprit un voyage sur l’île sibérienne de Sakhaline, peuplée de forçats, pour examiner au plus près leurs souffrances [2].
Et les récits de Tchekhov seraient bien « révolutionnaires », si l’on ne conçoit pas la révolution d’abord comme renversement, comme bouleversement d’un ordre, mais comme un écart « par rapport à une existence toujours prête à se complaire à son esclavage » (p. 40). On peut rappeler que la révolution a toujours été, pour Rancière, d’abord pensée comme un processus d’émancipation individuel, intérieur – ainsi qu’affirmé, il y a bien longtemps, dans ses écrits sur la parole ouvrière [3], ou encore dans son portrait de Joseph Jacotot [4]. Voilà encore ce qu’illustrent les personnages de Tchekhov. Les épisodes qui les mettent en scène, derrière leur insignifiance ou leur quotidienneté, dévoilent ainsi d’abord la force de l’instant, l’interstice par lequel pourrait s’introduire, sinon la transformation du monde, du moins une « révolution de l’existence » (p. 55). C’est une jeune femme qui se laisse séduire un jour de pique-nique champêtre et qui embrasse sa vie nouvelle au prix du déshonneur (Ma Vie) ; c’est un officier pris pour un autre par une femme dans l’obscurité, désormais obsédé par le souvenir de l’inconnue (Le Baiser) ; c’est le couple de la Dame au petit chien, formé contre les convenances et voulant croire qu’une « vie nouvelle et belle » s’offre à lui ; c’est encore le souvenir de la déclaration maladroite d’un prétendant de jeunesse (Récit de Madame X.) et, les années passées, le regret de n’avoir pas franchi le seuil, le « sentiment de la vie perdue » (p. 59) en n’ayant pas été capable d’interrompre le cours apparemment irrépressible du temps et des convenances.
Cet instant, c’est donc celui du choix qui est donné, que l’on s’en saisisse ou non : la possibilité d’une rupture dans l’ordre monotone de la vie passive, servile. Là se trouve ce qui, d’une façon non exemplaire, pourrait tenir chez Tchekhov lieu de morale. En cumulant ces destins hésitants, ces décisions maladroites, sinon hasardeuses, la seule chose qu’il paraît réprouver est bien le réflexe qu’ont certains de désespérer d’avance de la vie nouvelle.
Voilà donc ce que révèle Tchekhov par la littérature. Raconter et faire sentir la servitude, le malheur de la servitude, et la possibilité d’un changement, ou du moins l’existence d’un seuil vers le changement possible. Voilà aussi pourquoi la littérature de Tchekhov n’est pas une littérature de la révolte, de l’action violente, faisant au contraire ressentir l’inquiétude face à la possibilité du bouleversement, la tristesse face au désordre – aussi bien celui des ressentiments soutenant la révolte, que celui de la vie que les humains vivent en oubliant qu’elle ne leur a été donnée qu’une fois. Là se trouve, sans doute, une explication du penchant « paysagiste » de Tchekhov, si l’on se souvient du moins avec Rancière que le paysage s’inspire du peintre, plutôt que l’inverse [5]. L’écrivain assemble comme en une mélodie douce-amère les réalités d’une société, d’un temps et, sous elle, ses douleurs, sa résignation, et la possibilité du bonheur.
Par le récit toujours recommencé à partir de situations aussi anodines que possible, Tchekhov ne fait pas que témoigner de son temps, et susciter face à lui indignation ou dégoût. Il ouvre à « la possibilité d’un autre temps » (p. 101), celui d’une liberté toujours distante, « au loin ». Dès lors faut-il « respecter la distance qui nous en sépare et nous y convoque en même temps » (p. 105) : suspension du temps, du récit, et du lecteur lui-même à la fin du récit, qui ne laisse subsister qu’une réalité – celle de l’avenir, et de sa promesse qu’il nous importe de tenir.
par , le 2 octobre
Julien Le Mauff, « Tchekhov politique », La Vie des idées , 2 octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Ranciere-Au-loin-la-liberte
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[1] Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 12.
[2] Anton Tchekhov, Voyage à Sakhaline, 1890-1891. Lettres d’hier et lettres d’aujourd’hui, Paris, Le Capucin, 2005.
[3] La Parole ouvrière, textes choisis et présentés par Alain Faure et Jacques Rancière [1976], rééd. Paris, La Fabrique, 2007 ; Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981.
[4] Jacques Rancière, Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.
[5] Jacques Rancière, Le Temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique, Paris, La Fabrique, 2020.