Appuyant son anthropologie historique sur un riche corpus textuel, Régine Le Jan entreprend l’exploration des relations interpersonnelles au haut Moyen Âge, y voyant une spécificité socio-politique de l’Occident latin.
Appuyant son anthropologie historique sur un riche corpus textuel, Régine Le Jan entreprend l’exploration des relations interpersonnelles au haut Moyen Âge, y voyant une spécificité socio-politique de l’Occident latin.
Centré sur l’étude de l’amitié et de l’inimitié, le nouveau livre de Régine Le Jan considère que les sentiments et affects qui guident les relations entre individus participent à « la construction des valeurs et des idéels qui font société », et jouent donc un véritable « rôle identitaire » au haut Moyen Âge (p. 19). Pour fonder ce parti pris, le propos est tout d’abord guidé par l’idée de « personne relationnelle », inspirée de l’anthropologue britannique Marilyn Strathern, spécialiste des sociétés de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Considérer qu’une personne est, non pas un individu isolé, une île, mais se construit à travers les relations nouées au fil de son existence, permet ainsi de considérer que « les relations précèdent l’être » et créent des identités multiples, qui coexistent au sein d’une personne dès lors « considérée comme “divisible” » (p. 15). En cela, Régine Le Jan poursuit l’importation du concept, déjà effectuée pour l’histoire médiévale par Jérôme Baschet il y a quelques années, afin de refonder l’approche même de l’histoire de la personne au Moyen Âge [1].
L’autrice apporte un net approfondissement à cette idée de relationnalité, qui englobe désormais toutes sortes de relations entre individus, à la fois la parenté, la relation matrimoniale, l’alliance, les formes de clientélisme, ou encore les relations de compétition, les rôles d’intermédiaires, et ainsi de suite. Aussi peut-on approcher l’altérité voire l’exclusion (celle de l’étranger par exemple) en termes de relationnalité (p. 184), mais également les revirements, les passages de l’amour à la haine, de l’alliance à la discorde (p. 191). Même les images, les récits, faisant partie d’une « relation intersubjective socialement définie entre récit et lecture » (p. 270), participent d’une relationnalité s’élaborant au creux de montages fictionnels, religieux notamment.
Ce fil directeur permet d’invoquer une quantité d’exemples vertigineuse, tout en les reliant, en les insérant dans une approche englobante de la société des VIe-XIe siècle. L’étude se présente donc comme une imposante monographie consacrée aux expressions d’affectivité entre individus et à la manière dont elles se manifestent au haut Moyen Âge, à leur expression sociale, à la valeur morale associée à ces affects. En cela, Régine Le Jan inscrit aussi son ouvrage dans la lignée des travaux de Ute Frevert ou Barbara Rosenwein, et de tout un courant consacré aux « émotions » (Damien Boquet, Piroska Nagy) ou aux « sensibilités » (Alain Corbin, Hervé Mazurel). Elle partage avec ces travaux le souci de saisir la distance entre les expressions affectives historiques et contemporaines, et entre leurs interprétations – c’est-à-dire, dans les mots d’Hervé Mazurel, de « prendre garde aux équivoques de la continuité ». Pour cette étude, Régine Le Jan se concentre sur les premiers siècles du Moyen Âge (VIe-XIe siècle), période dont elle est une spécialiste reconnue [2].
Pour comprendre le cœur du propos de Régine Le Jan, on peut rappeler la manière dont les historiens, et particulièrement les médiévistes, revendiquent l’influence de l’anthropologie. Depuis le début du XXe siècle, avec des jalons tels que Les Rois thaumaturges de Marc Bloch (livre dont on célèbre cette année le centenaire), l’histoire médiévale a progressivement intégré l’apport des sciences sociales. Après la Seconde Guerre mondiale, et particulièrement à partir des années 1970, des figures comme Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Le Goff ou Carlo Ginzburg ont renforcé cette tendance. Plus encore, les travaux structuralistes et fonctionnalistes ont constitué, pour une génération de médiévistes, une manière d’organiser leurs réflexions, et de tenter la systématisation.
Régine Le Jan elle-même a largement puisé chez le Lévi-Strauss des Structures élémentaires de la parenté (1949) pour nourrir ses réflexions sur les rapports familiaux au Haut Moyen Âge, objet de sa thèse d’État soutenue en 1993 : Famille et pouvoir dans le monde franc [3]. Et si depuis lors l’application de modèles issus de l’anthropologie sur des sources textuelles du Moyen Âge a connu un tournant plus critique [4], Régine Le Jan continue à s’inscrire dans le champ de cette « anthropologie historique », tout en ayant largement renouvelé ses modèles.
Ainsi, outre la notion de relationnalité, l’autrice s’appuie largement sur la notion d’ontologie travaillée par Philippe Descola depuis Par-delà nature et culture [5], sans d’ailleurs entrer dans le détail de ce que cette conformation aux schèmes descoliens implique. Parmi les quatre grands modèles qu’il identifie pour caractériser les sociétés humaines, Descola mentionne l’analogisme comme applicable au Moyen Âge occidental – et, par ailleurs, à la Grèce ancienne, la Chine impériale, l’Inde hindoue, l’Afrique de l’Ouest ou encore la mésoamérique précolombienne. Pour Descola, il y a dans l’analogisme, entre humains et non-humains, discontinuité à la fois des physicalités et des intériorités. En revanche l’analogisme articule l’ensemble des êtres en les reliant dans différents réseaux signifiants, par des rapports de hiérarchie, de ressemblance, de correspondance, de composition. L’insertion du Moyen Âge européen dans cet espace de l’ontologie analogiste repose par ailleurs largement sur la lecture par Descola du livre d’Arthur O. Lovejoy La Grande Chaîne de l’être (1936), très influent dans l’histoire des idées anglophone au XXe siècle. Descola prend ainsi l’exemple des nombreuses figurations organicistes, ou celles jouant sur les emboîtements d’échelle, du microcosme au macrocosme, particulièrement répandues au Moyen Âge [6].
Au risque d’un certain schématisme (mais d’autres médiévistes ont, avant elle, assumé l’influence de Descola [7]), Le Jan reprend ainsi l’idée selon laquelle le Moyen Âge occidental est caractérisé par l’ontologie analogiste, et l’applique uniformément à l’ensemble de la période étudiée et à la sphère que recouvre « la Société-Église qui unifie le cosmos au Moyen Âge central ». Pour cela, elle insiste à la fois sur les correspondances entre Ici-Bas et Au-delà, et sur la mise en place de structures sociales hiérarchiques recouvrant l’ensemble de cette société, qui seraient ainsi sous-tendues par des représentations analogistes (p. 18). Là se trouve pour l’autrice une manière d’approcher l’identité de la société médiévale, quoique l’usage du mot bute sur une définition imprécise, ce qui mène à quelques affirmations invérifiables comme le fait que les identités médiévales auraient comme spécificité d’être « plurielles » (p. 18, 238), ou encore la proclamation de l’existence historique d’une « identité des peuples » (p. 217). Cet usage conceptuellement vague de la notion d’identité rejoint d’ailleurs l’évocation ça ou là d’ensembles imprécis (« les sociétés médiévales », « l’ordre antique »), l’historicisation des expressions émotionnelles s’accompagnant elle-même d’une tendance à la généralisation.
Il n’en reste pas moins que l’effort déployé pour tenir compte du rôle de l’affectivité et de la dimension émotionnelle des relations collectives et individuelles au haut Moyen Âge permet d’offrir un panorama très riche de la sociabilité médiévale, articulée aux formes d’organisation sociale (publiques et privées) et aux lieux où s’exerce le pouvoir (profane autant que sacré). Les sources en effet permettent d’illustrer ce caractère « relationnel » des existences médiévales, tout particulièrement les textes narratifs (chroniques, annales, vies) et les correspondances personnelles ou officielles. Plus précisément, trois parcours se succèdent, chacune des trois parties couvrant l’ensemble de la période, pour être consacrée à un questionnement différent.
Première question : comment l’amitié et la haine, dans les expressions qui en sont attestées, rendent-elles compte de valeurs « cohésives et distinctives » de la société médiévale ? Les manifestations d’amour et d’amitié participent en effet selon Régine Le Jan d’un véritable « pacte social », et ce constat intègre notamment la manière dont les conceptions relatives à l’honneur, capital réel autant que symbolique, et à la vengeance, peuvent structurer les rapports sociaux au sein des élites aristocratiques et guerrières. Mais la religion aussi repose sur des relations et manifestations d’amitié. La caractérisation des relations, l’identification des amis, peut même se poursuivre après la mort (p. 84-96). C’est ce que montrent par exemple les annales nécrologiques monastiques, qui s’ouvrent aux bienfaiteurs défunts, comme à Fulda à partir de l’abbatiat de Hraban Maur au IXe siècle – la pratique de la commémoration des amis défunts, dans des livres mémoriaux, se généralisant ensuite, chacun pouvant contenir jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de noms.
Le propos est dans un second temps consacré plus précisément aux formes que prennent les relations tant d’amitié que de haine, à la fois pour en saisir la profondeur affective derrière l’expression formelle, mais aussi pour en expliciter la définition même, l’appréhension au regard de contraintes sociales fortes. On découvre ainsi combien la haine est une émotion féminine, chez Grégoire de Tours (p. 120), et comment les femmes nobles, de la reine Brunehaut jusqu’à Dhuoda, sont décrites comme subissant les haines, autant que sujettes à la haine. L’usage des sources textuelles laisse cependant perplexe par moments, par exemple lorsque l’autrice avalise l’hypothèse selon laquelle la vengeance aurait guidé la reine Clotilde, épouse du roi des Francs Clovis, dans ses actions contre le roi burgonde Sigismond et son épouse. Le propos se fonde sur le récit de Grégoire de Tours, dont il faut bien admettre pourtant qu’il « instrumentalise […] les figures féminines dans les rapports de compétition et de domination entre des familles apparentées ». Comment alors affirmer, à partir de ce récit, le caractère « possible, et même probable » de ce « schème de la vengeance » (p. 125) ?
La façon dont se nouent et s’entretiennent les relations de familiarité (aussi bien celles de la parenté que celles des communautés et des clientèles) est également largement explorée, révélant, par exemple, le rôle de la haine comme force cohésive à l’occasion de conjurations et d’alliances guerrières (p. 170-172). Si les liens peuvent se défaire, l’altérité même, ou le rapport à l’ennemi, forcent à caractériser une relation, à construire un rapport à l’autre. Passer de l’amitié à la haine, ou de la haine à l’amitié peut aussi n’être qu’une stratégie apparente, voire un piège tendu par de faux amis, les sources fourmillant de fausses réconciliations masquant des guets-apens – quoique cela n’apparaisse sans doute pas si spécifique au haut Moyen Âge.
Enfin, la troisième partie permet d’expliciter les enjeux et aspects politiques de l’approche « relationnelle » de l’Occident médiéval. Ce troisième parcours permet d’approfondir certains questionnements et des hypothèses fructueuses, par exemple en soulignant l’importance des intermédiaires dans les amitiés nouées et entretenues, notamment dans l’entretien de situations pacifiques entre rivaux. Régine Le Jan donne en particulier une consistance forte à l’idée de « coopétition », recensant plusieurs situations d’équilibre compétitif, à la fois entre clans aristocratiques à la cour mérovingienne, et entre fondations monastiques à la même période (VIIe siècle).
L’insertion de ces jeux d’amitié et d’alliance dans une ontologie analogiste, religieuse et hiérarchique propre au Moyen Âge en renforcerait par la suite le caractère distinctif, en particulier par le parallèle entre l’opposition amour-haine et d’autres couples propres au christianisme (ciel-terre, clarté-ténèbres, intérieur-extérieur). Enfin, après la fragmentation de l’espace carolingien, l’économie affective des relations interpersonnelles se trouve ordonnée par la prégnance grandissante de l’amour-caritas, vertu théologale supérieure, articulant désormais l’expression affective et charnelle au spirituel.
Jusqu’au bout, cependant, c’est la fluidité des liens, leur caractère négociable, que relève Régine Le Jan, ainsi que l’importance des conciliations. Le rôle des actrices féminines comme intermédiaires politiques est particulièrement souligné. Sous la dynastie ottonienne, les femmes de la famille impériale intercèdent auprès des élites politiques, ce qui explique qu’une figure ecclésiastique aussi éminente que l’archevêque Hincmar de Reims s’adresse régulièrement à elles (p. 361). Elles jouent de même, par leurs interventions, dans les relations au sein des familles royales, et permettent encore d’assouplir les relations parfois conflictuelles entre autorités séculières et religieuses, comme dans le cas de Mathilde de Toscane, jouant la médiation entre son cousin le roi des Romains Henri IV, et son ami le pape Grégoire VII, au comble de la querelle des Investitures (p. 371-373).
L’entreprise monographique extrêmement ambitieuse que constitue Amis ou ennemis ? est donc soutenue par quantité d’exemples, fondant une anthologie d’une richesse indiscutable pour qui se pencherait sur les relations interpersonnelles et leurs implications émotionnelles aux premiers siècles médiévaux. Si le propos ne démontre pas totalement ce qui fait figure de thèse – quant à la spécificité « ontologique » de la période – il montre du moins, et incontestablement, combien les sources textuelles de la période regorgent d’expressions affectives dans les récits et témoignages relatifs à l’amitié comme à l’inimitié, à leurs nuances et aux rôles intermédiaires. Ainsi ce livre parvient-il finalement à montrer à quel point son ancrage heuristique est fécond, tout en appelant à renouveler les réflexions au sujet des conditions de possibilité de l’élaboration d’une véritable anthropologie historique au Moyen Âge.
par , le 12 septembre
Julien Le Mauff, « Les affects médiévaux », La Vie des idées , 12 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Regine-Le-Jan-Amis-ou-ennemis
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[1] Jérôme Baschet, Corps et âmes, Paris, Flammarion, 2016.
[2] Si ce cadre apparaît bien exploité, ce n’est pas sans regret qu’on le voit exclure la redécouverte, à partir du xiie siècle, de textes antiques importants au sujet de l’amitié (notamment L’Éthique à Nicomaque), objet de travaux existants (en particulier de Bénédicte Sère : Penser l’amitié au Moyen, Turnhout, Brepols, 2007). On peut s’étonner qu’ils ne soient pas cités, alors même que la conception aristotélicienne de l’amitié est abordée dans les premières pages (et donc, quoique implicitement, son éclipse pendant la période étudiée).
[3] Régine Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (viie-xe siècle). Essai d’anthropologie sociale, Paris, Éd. de la Sorbonne, 1995.
[4] On pense aux réflexions de Philippe Buc, à partir de la notion de rituel, ici un peu hâtivement écartées (p. 14) : Philippe Buc, Dangereux rituel. De l’histoire médiévale aux sciences sociales, Paris, Puf, 2003.
[5] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Seuil, 2005.
[6] Voir Par-delà nature et culture ainsi que Les Formes du visible, Paris, Seuil, 2021.
[7] Outre Jérôme Baschet (Corps et âmes, op. cit.), Voir Florent Coste, « Philippe Descola en Brocéliande », L’Atelier du CRH n° 6, 2010.