L’histoire de Claude Garamont, s’il n’est pas l’auteur des caractères qui portent son nom, est aussi celle des typographes, tailleurs de caractères et imprimeurs du Paris humaniste du XVIe siècle.
L’histoire de Claude Garamont, s’il n’est pas l’auteur des caractères qui portent son nom, est aussi celle des typographes, tailleurs de caractères et imprimeurs du Paris humaniste du XVIe siècle.
Le récit commence sur le mode d’une énigme déceptive : s’il faut rappeler qu’on ne peut attribuer à Claude Garamont la paternité des caractères du même nom (mais avec un « d »), pourquoi alors non seulement lui a-t-on attribué ces caractères, mais aussi, chose plus curieuse, comment a-t-il atteint un degré de gloire suffisant pour figurer, dès le XVIIe siècle, dans une galerie de portraits d’hommes illustres aux côtés de Rabelais, Marot, Nostradamus, Ronsard, Érasme et du Bellay ?
Rémi Jimenes fournit une réponse détaillée à la première question dans son introduction (p. 20-28) : c’est d’un côté l’histoire de la succession de Garamont et de diffusion de ses caractères après sa mort, de l’autre une tendance, dès le XVIe siècle, à lui attribuer des caractères plus anciens. Cette tendance atteint un point d’acmé au XIXe siècle quand on redécouvre les collections de l’Imprimerie nationale et que l’on attribue à Garamont non seulement les « Grecs du roi », mais aussi des caractères romains connus sous le nom de Caractères de l’Université. De ce modèle émerge alors une multitude de variantes qui se diffuseront dans la typographie contemporaine. Cette erreur prend fin quand, dans la lignée de Jean Paillard au début du XXe siècle, Beatrice Warde réattribue le modèle de ce qu’on appelle « Garamond » au typographe Sedanais Jean Jannon (1580–1658) [1].
Mais l’histoire de la mésattribution, ou la collecte historiographique sur la relation génétique entre Claude Garamont, « graveur et tailleur de lectres à imprimer », et les multiples « Garamond » omniprésents dans notre paysage imprimé et numérique, n’est qu’un point de départ : Claude Garamont. Typographe de l’humanisme se veut avant tout l’histoire de celui qui n’est pas à l’origine du caractère qui porte son nom et, partant, l’histoire de tout un monde, celui des typographes, tailleurs de caractères et imprimeurs du Paris humaniste du XVIe siècle.
Le récit suit une chronologie linéaire divisée en trois parties : « Les débuts », « Au service du roi », « La maturité », comportant chacune trois chapitres. Dans ce partage parfaitement équilibré, la première partie se consacre pourtant à retracer plus de la moitié de la vie de Garamont (ca. 1500–1540). Consacrée aux années de formation, cette première partie fournit aussi des éléments utiles en général pour toute histoire culturelle, en particulier relativement à l’éducation des professionnels du livre. Elle constitue une excellente introduction à la topographie livresque et universitaire de Paris à l’orée du XVIe siècle, et au contexte pédagogique des humanistes et aux relations de ces derniers avec François Ier. L’entrée dans le monde professionnel de Garamont coïncide en effet avec ce moment où François Ier, après la défaite de Pavie, décide de réaliser dans le domaine culturel ce qui avait échoué d’un point de vue militaire (p. 47). Il entreprend alors la publication des manuscrits de sa bibliothèque, et initie le projet de création du collège royal, ce qui correspond, par contraste avec l’Université traditionnelle, à l’établissement d’institutions d’enseignement et de lieux de savoir, qui dépendent directement du pouvoir royal. Dans le même esprit, l’intérêt du roi pour la typographie vise à acquérir un prestige national en adoptant une typographie humaniste, rivale de celle des Italiens, et nouvelle par rapport à l’ancienne gothique bâtarde (p. 58). Cette démarche enclenche par ailleurs les premiers développements de l’orthotypographie et l’introduction en français de nouveaux signes diacritiques tels que la cédille et l’apostrophe (p. 71–73). C’est autour de ces projets que s’ordonne le panthéon des imprimeurs parisiens : Geoffroy Tory, la famille Estienne, Simon de Colines, Charlotte Guillard (p. 57–63), qui fournissent le cadre de la carrière de Garamont.
La deuxième partie traite de façon détaillée de la dizaine d’années durant laquelle Garamont s’attelle à la réalisation des « Grecs du roi », commandés par François Ier en 1540. On y croise Conrad Néobar, imprimeur du grec recruté par la couronne, auquel succède Robert Estienne, Ange Vergèce, calligraphe dont l’écriture sert de modèle pour les fameux caractères, et surtout Jean de Gagny, aumônier du roi et docteur au collège de Navarre, qui glane les manuscrits dans les monastères du royaume afin de les faire imprimer. C’est sous son patronage que travaillera Garamont en vue de constituer une imprimerie royale.
Il est fascinant de prendre la mesure des difficultés techniques suscitées par le projet des « Grecs du roi » (p. 144–148), ainsi que de l’innovation et de la réussite qu’ils représentent. R. Jimenes fait preuve d’une grande maîtrise de la narration historique, par exemple en exposant les causes des divers lieux d’exercice de Garamont, et notamment son passage à l’hôtel de Nesle, d’où il sera délogé par l’orfèvre Benvenuto Cellini, ou le devenir plein de rebondissements romanesques des « Grecs du roi » (p. 151–158). Mais là encore, le véritable coup de force est de donner à voir, au fil de ces personnages et de cette histoire toute typographique, une histoire beaucoup plus large dont on perçoit bien les enjeux : la politique culturelle et militaire de François Ier (p. 95–99 puis 131–133), les motivations de Jean de Gagny, théologien catholique, qui cherche à opposer une alternative aux vues réformées de Robert Estienne (p. 124–128), l’histoire de la technique enfin, qui s’incarne ici dans celle des artisans du livre, mais dont on souligne souvent les rapports entretenus avec d’autres milieux (comme celui des orfèvres).
La troisième partie prend en charge les vingt dernières années de la vie de Garamont, période de maturité qui suit l’échec de l’imprimerie au collège de Nesle et le désengagement du roi dans le projet du collège royal. Ces années sont marquées par la mort de François Ier en 1547. On voit alors Garamont s’essayer à d’autres activités : il devient tour à tour éditeur, puis libraire, et finit par reprendre sa fonction initiale en privilégiant toutefois la gravure à la fonderie. « Maturité » acquiert, tout au long de cette troisième partie, un double sens : d’une part, après son apogée au service du roi, Garamont retourne en quelque sorte à des activités moins prestigieuses ; d’autre part, cette période correspond à une parfaite maîtrise de son art, à un épanouissement stylistique, et à un moment commercialement faste (il enrichit son catalogue de caractères, il recrute, sa production s’intensifie). Cette duplicité nous indique quelque chose de remarquable qui tient cette fois davantage du portrait moral : d’une part, Garamont cherche moins la renommée de sa personne que la large diffusion de ses caractères, dont il ne garde pas l’exclusivité (p. 189), et en ce sens il agit en commerçant ; d’autre part, il cherche moins l’innovation que la parfaite maîtrise, l’amélioration et l’uniformisation de ce qui est déjà, et en cela il agit en technicien.
Enfin, cette troisième partie soulève la question de l’adhésion probable de Garamont à la Réforme. Ces hypothèses avaient été anticipées dans la première partie en présentant le premier maître de Garamont, Antoine Augereau (p. 73–76) et son exécution à l’issue de l’« affaire des Placards », en 1534. Elles se développent dans la conclusion de l’ouvrage qui prend des allures d’enquête sociologique, tirant parti des renseignements fournis par les mariages, testaments et successions. Le portrait moral se précise alors pour présenter Garamont à la lueur de ses relations personnelles avec famille et amis (p. 204–210). Il faut ainsi souligner cet autre intérêt de l’ouvrage dans son ensemble qui excelle à montrer la perméabilité des milieux considérés, et dresse un portrait vivant des relations – y compris familiales – que ces gens entretiennent. La rigueur historique y gagne via des analyses fines et prudentes dont un bon exemple est celle des relations entre Robert Estienne et Claude Garamont, que R. Jimenes nuance alors que l’on avait trop facilement inféré de leur collaboration des relations d’amitié (p. 135–136).
Pour faire place à de maigres critiques, on pourra dire que le lecteur non-spécialiste peut parfois se perdre dans la multiplication des noms des personnages, ou encore souffrir du caractère allusif de certaines références (ainsi le nom d’Alde Manuce est-il annoncé comme une évidence, p. 59). À l’inverse certaines étiquettes, comme celle d’« humaniste », ont peut-être l’inconvénient de simplifier par une lecture a posteriori des réalités historiques plus délicates. Mais cela ne doit pas faire oublier l’essentiel : Claude Garamont. Typographe de l’humanisme remplit parfaitement ses promesses : il constitue un majestueux état des lieux de la question et une biographie renseignée et à jour. À ce titre il est certainement un ouvrage de référence pour les historiens de la typographie et du livre.
Loin de se cantonner à ce lectorat cependant, R. Jimenes offre un récit foisonnant au cours duquel le néophyte découvre qu’aux côtés de l’imprimeur s’ordonne une constellation de métiers parmi lesquels se tiennent en bonne place ceux de fondeur, et surtout de graveur ou de tailleur de caractères. C’est ce qui fait d’un travail portant sur un sujet somme toute de niche un livre aéré et enthousiasmant. Il est enfin remarquable qu’un ouvrage sur un expert typographe soit également un magnifique objet icono-textuel, aussi richement illustré qu’agréable à lire.
par , le 12 octobre 2023
Hélène Leblanc, « Les caractères de Garamont », La Vie des idées , 12 octobre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Remi-Jimenes-Claude-Garamont
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[1] Beatrice Warde (sous le pseudonyme de Paul Beaujon), « The Garamond types : 16th and 17th century sources considered », The Fleuron, vol. 5, 1926, p. 131–179.