Alors que la France dispose de nombreux mécanismes de transferts sociaux, un revenu universel permettrait-il de lutter plus efficacement contre la pauvreté ? Il faudrait pour cela qu’il soit d’un niveau élevé et qu’il s’ajoute aux dispositifs actuels de protection sociale. Cela pose pour Clément Cadoret la question de sa faisabilité financière et politique.
La parution au début de l’automne d’un rapport d’information sénatorial sur le revenu de base, qui avance l’idée d’expérimenter différentes versions du revenu de base dans des départements volontaires, est venue prolonger le renouveau de cette idée dans le débat public. Depuis qu’il a proposé « d’éclairer et d’expertiser les différentes propositions et expérimentations autour du revenu du base » en janvier 2016, le Conseil national du numérique a en effet donné le ton d’une année placée sous le signe du revenu universel. En France, les prises de position publiques de responsables politiques de gauche et de droite se sont ainsi récemment multipliées [1]. À l’étranger, cette question est également largement commentée : les Suisses se sont récemment prononcés contre son inscription dans la constitution fédérale lors d’un referendum d’initiative populaire et les principaux partisans du revenu de base ne manquant pas de mettre en exergue « l’exemple finlandais ».
Un tel engouement est-il justifié ? Le revenu universel constitue-t-il l’instrument le plus adapté pour mieux lutter contre la pauvreté, alors même que les transferts sociaux sont aujourd’hui critiqués, notamment pour leur complexité ? Au regard de l’importance des mécanismes assurant une redistribution verticale des revenus, il convient d’analyser au cas par cas les effets d’un éventuel revenu universel sur la situation des personnes les plus pauvres, les modalités de financement de ce revenu et la possibilité d’en expérimenter les modalités à brève échéance.
À la recherche d’un revenu de base « social-démocrate »
Les appellations utilisées frappent par leur nombre et leur diversité : « revenu de base », « revenu universel », « revenu d’existence » ou encore « allocation universelle ». L’idée qu’elles recouvrent se situe dans la lignée de réflexions parfois anciennes, de Thomas More à Thomas Paine et, plus récemment, Friedrich Hayek et Milton Friedman. On parlera ici indifféremment de « revenu de base » ou de « revenu universel », car les principes de chacun des projets restent, dans les grandes lignes, identiques : il s’agit de verser régulièrement à chacun un revenu d’un montant égal pour tous, sans contrôle des ressources et de façon inconditionnelle (sans qu’une contrepartie soit exigée). Le revenu de base se distingue donc des minima sociaux, comme le revenu de solidarité active, souvent versés sur une base familiale, soumis à conditions de ressources et dont la perception oblige en retour l’allocataire, suivant une logique contractuelle de « droits et devoirs ».
Au delà de ces grands principes pourtant, les différents projets aujourd’hui avancés varient considérablement en fonction des objectifs qu’ils poursuivent. Alors que certains de ses promoteurs, à l’instar du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB), assurent qu’une telle idée ne serait « ni de gauche, ni de droite » [2], d’autres estiment au contraire que le revenu de base repose sur des fondements idéologiques fortement opposés. Tandis qu’une version propose un revenu au montant élevé venant compléter le système de protection sociale existant, une autre version repose sur un revenu au montant plus faible destiné à se substituer à tout ou partie du système de protection sociale.
Le revenu universel peut d’abord se concevoir dans une perspective libérale. Particulièrement précis et détaillé, le projet de Marc de Basquiat et Gaspard Koenig en offre un exemple. Avec leur « Liber », ceux-ci proposent ainsi d’attribuer un revenu de base mensuel de 450 € par personne (225 € par enfant). Le revenu universel ici envisagé a notamment pour objectif d’assurer une simplification radicale du système : il supprime de nombreuses prestations sociales (prestations familiales, minima sociaux, bourses d’enseignement supérieur) tout en simplifiant radicalement la fiscalité, à travers l’instauration d’un prélèvement forfaitaire sur tous les revenus d’activités (flat tax). Cette approche pourrait toutefois, à terme, aboutir à la disparition du système de protection sociale existant. Conduisant à des transferts financiers massifs et à une érosion du consentement à l’impôt chez les plus favorisés, sa mise en œuvre pourrait en outre paraître peu réaliste [3].
Le revenu de base peut également avoir pour objectif de libérer les individus des liens du travail, à l’instar de ce que défendait André Gorz à la fin de sa vie. Cette vision se retrouve dans nos débats contemporains sur la transformation du travail. Le revenu universel est ainsi mis en avant comme un instrument permettant d’assurer la rémunération d’activités numériques productrices de valeur mais exercées gratuitement (c’est la notion de « travail digital »), ou pour accompagner les mutations de l’économie provoquées par le numérique : automatisation et destruction d’emplois, « uberisation » du marché du travail, etc. Une telle approche peut pourtant constituer une fausse évidence. Robert Castel critiquait d’ailleurs un « exode hors de la société du travail » qui lui paraissait « à la fois sociologiquement erroné et politiquement dangereux » [4]. Pour Castel en effet, le travail restait un lieu de lutte et de conquêtes sociales. Et statistiquement, la « fin du travail », ou la croissance des bullshit jobs, reste encore à prouver.
Une dernière approche, qualifiée par la Fondation Jean Jaurès de « social-démocrate », conçoit le revenu de base comme un instrument d’adaptation de la protection sociale aux nouvelles formes de travail qui permet « d’assurer à tous les conditions d’une émancipation et d’une vie digne ». Dans cette acception, le revenu universel se présente comme une réponse à trois enjeux majeurs auxquels fait aujourd’hui face la France : il permettrait de renforcer la lutte contre la pauvreté, d’accompagner la mutation de l’économie à l’heure du numérique et, plus largement, de changer le rapport de l’individu à la société en assurant son émancipation. Au delà des débats philosophiques mentionnés plus haut, le cœur du problème réside sans doute dans le caractère réaliste ou non d’une telle proposition. Est-il aujourd’hui possible de construire un revenu universel à même de faire face à ces trois enjeux ? Si c’était effectivement le cas, ce revenu universel serait-il la meilleure manière d’y faire face ? Ou, au contraire, l’engouement autour de cette notion et l’interprétation parfois biaisée des expériences étrangères ne révèlent-ils pas d’abord les difficultés à se doter d’un nouveau cadre de pensée capable de proposer des réponses adaptées aux défis de la pauvreté, de l’emploi et de l’émancipation de l’individu ?
Un revenu de base d’un montant nécessairement élevé
Les projets existants, y compris ceux qu’on a pu rattacher à une école de pensée « social-démocrate », diffèrent en premier lieu par le montant proposé. Et cette détermination du niveau du revenu de base est inextricablement liée à la question du périmètre de la protection sociale actuelle qu’il viendrait soit remplacer, soit compléter. Plus le montant retenu est élevé, plus la question de sa substitution aux dépenses de protection sociale est posée frontalement : elle permettrait d’abord de financer le système, la suppression de certaines dépenses sociales constituant une source de financement potentiellement importante ; les deux instruments pouvant par ailleurs être redondants, la pertinence de certaines dépenses de protection sociale se trouve directement mise en cause par l’existence du revenu de base.
Au regard du système actuel des minima sociaux, on peut d’ores et déjà essayer d’estimer les effets de la mise en place d’un revenu de base sur les publics les plus vulnérables en comparant dans le détail ce à quoi ont droit aujourd’hui les allocataires de minima sociaux avec ce à quoi ils pourraient prétendre si un revenu de base était mis en place. Bien souvent en effet, le débat public se concentre sur un seul dispositif (en l’occurrence le RSA), oubliant que la France compte encore neuf autres minima sociaux qui visent tous à répondre à des situations de fragilité particulières. Un tel travail de comparaison est d’autant plus intéressant que la totalité des promoteurs du revenu de base proposent a minima que le revenu universel se substitue au système des minima sociaux – perçus par environ 4,1 millions de personnes en France pour une dépense de l’ordre de 24 milliards d’euros, soit 1,5 % du PIB. On peut alors prendre pour point de départ l’hypothèse, retenue par exemple par le MFRB, d’un revenu de base égal au montant maximal versé à un allocataire du RSA sans enfant, soit 472 € [5].
Au premier abord, le revenu universel peut évidemment permettre d’améliorer la situation des personnes les plus vulnérables et réduire le risque de pauvreté sous trois aspects :
– la simplicité du dispositif, automatiquement versé à chaque individu et intégralement cumulable avec les revenus d’activités, contribuerait d’abord à faire disparaître le non-recours, dont on estime qu’il concerne encore environ 1/3 des ménages éligibles au RSA aujourd’hui ;
– l’ouverture du revenu universel à l’ensemble des individus âgés de plus de 18 ans permettrait également d’améliorer sensiblement la situation des 18-25 ans, qui n’ont aujourd’hui accès aux minima sociaux qu’à des conditions très restrictives [6] ;
– l’individualisation associée au revenu universel et la suppression des échelles d’équivalence aujourd’hui appliquées dans le cas du RSA conduiraient à augmenter les montants servis aux couples. À titre d’exemple, un couple sans enfant au RSA perçoit aujourd’hui 660,44 € (déduction faite du forfait logement), contre 944 € avec un revenu de base.
Toutefois, en partant toujours du niveau actuel maximal du RSA, il est aisé d’identifier certaines configurations perdantes. Si la différence peut paraître réduite avec les demandeurs d’emploi de longue durée percevant l’allocation de solidarité spécifique (ASS) dont le montant maximal est d’environ 494 €, soit une perte sèche de l’ordre de 22 € par mois (264 € par an), elle est bien plus importante avec d’autres catégories de publics vulnérables. Ainsi, les bénéficiaires de l’allocation de solidarité pour les personnes âgées (ASPA, qui a succédé au minimum vieillesse) ont droit à une allocation dont le montant maximal est de 801 €. La suppression pure et simple de l’ensemble des minima sociaux pour un revenu universel dont le montant serait égal à celui du RSA pour une personne seule conduirait à une perte de 329 € par mois pour l’allocataire concerné. Les personnes percevant l’allocation adultes handicapés (AAH), soit plus d’un million d’allocataires aujourd’hui, ont également droit au versement d’un revenu supérieur à celui du RSA et dont le montant maximal est fixé à 808 €. Et 20 % d’entre eux – soit 200 000 personnes tout de même –, perçoivent également des compléments de ressource destinés à favoriser leur vie en logement autonome dont le montant est fixé à 105 € par mois (majoration pour vie autonome ou MVA) ou 179 € (complément de ressources ou CR). Là encore, l’institution d’un revenu universel à la place des minima sociaux ferait inévitablement des perdants. Enfin, les promoteurs du revenu de base prévoient que ce revenu soit versé sous condition de résidence régulière sur le territoire français. Si la durée varie d’ores et déjà aujourd’hui (cinq ans pour le RSA, dix ans pour l’ASPA), un minium social particulier est destiné spécifiquement aux demandeurs d’asile : l’allocation pour les demandeurs d’asile (ADA). Environ 85 000 personnes la percevaient en 2015 et se trouveraient, a priori, sans ressources si la perception du revenu de base destiné à se substituer à l’ensemble des minima sociaux était soumise à une condition de résidence régulière sur le territoire français.
Ainsi, ceux qui proposent de porter le revenu de base au niveau du RSA pour lutter contre la pauvreté plus efficacement que l’actuel système des minima sociaux doivent choisir. Ils peuvent accepter de pénaliser certaines catégories vulnérables de la population en estimant que cette situation est compensée par le fait que de nombreuses personnes gagnent à l’introduction d’un revenu universel. Ils peuvent, inversement, décider d’exclure du périmètre du revenu universel certaines situations particulières qui donneront lieu à l’ouverture de droits supplémentaires. Ce dernier choix présente évidemment l’inconvénient de tarir les sources de financement jusqu’alors identifiées, puisqu’on maintient alors certaines dépenses spécifiques de protection sociale. Surtout, il rétablit de facto une certaine complexité puisque ces nouveaux droits ne pourront tous être inconditionnels. Par exemple, pour une personne en situation de handicap, compléter son revenu de base par une prestation adaptée exigera d’elle qu’elle se soumette à des examens médicaux, comme c’est le cas aujourd’hui pour sa demande d’AAH.
Au delà des minima, certains travaux proposent que le revenu universel se substitue également aux prestations familiales (remplacées par le versement d’une fraction du revenu de base à chaque enfant) ainsi qu’aux allocations logement. Concernant les prestations familiales, à la redistributivité croissante, l’octroi d’un revenu de base aux moins de 18 ans en contrepartie de leur suppression conduirait à faire de nombreux gagnants : les familles au-dessus du seuil maximal de revenu du RSA avec un seul enfant. Pour les allocations logement, une analyse au cas par cas implique que les montants servis au titre du revenu universel soient au moins les mêmes que pour une personne vulnérable bénéficiant à la fois de minima sociaux et d’allocations logement. Ainsi, une personne célibataire habitant la région parisienne et percevant uniquement le RSA a aujourd’hui droit à 310 € d’allocations personnalisées au logement (APL). Là encore, toute proposition visant à instaurer un revenu de base dont le montant est inférieur au total de ces deux aides (soit 782 €) reviendrait donc à faire d’une personne pourtant en situation de précarité un perdant très substantiel du revenu universel.
La fin de l’assurance sociale ?
Enfin, il a également été envisagé que le revenu universel se substitue à des pans bien plus vastes de notre système de protection sociale. Dans le cadre de ses travaux précédemment cités, la Fondation Jean Jaurès a proposé la mise en œuvre d’un revenu de base de 750 €. Ce revenu se substituerait à l’ensemble des dépenses d’assurance-maladie [7] et de retraite [8]. La proposition formulée dans ce cadre a de quoi surprendre. Elle met en effet tout simplement fin à la logique assurantielle de notre système de protection sociale. C’est particulièrement flagrant dans le cas de la retraite de base, puisque les cotisations afférentes, dans ce schéma, disparaissent, et qu’un montant de retraite identique pour tous est proposé. En plus de couper court à la solidarité des actifs envers les inactifs, ce modèle supprime l’ouverture de droits par cotisation – et par voie de conséquence ouvre un immense marché pour les assureurs privés.
Le fait est encore plus frappant concernant l’assurance maladie. Le projet proposé, au delà de la couverture ad hoc proposée pour les risques les plus graves, signerait en effet le retour de l’auto-assurance et des risques bien connus qui y sont associés, comme l’a par exemple récemment rappelé Nicolas Colin.
Les développements précédents permettent en réalité de constater deux points essentiels dans le débat sur le revenu de base. Tout d’abord, l’instauration d’un revenu de base égal d’un montant égal au RSA perçu par une personne seule ferait de nombreux perdants. Ensuite, au vu du caractère déjà fortement redistributif du système social français, ces pertes de revenus pour les plus vulnérables sont d’autant plus importantes que le financement du revenu de base est assuré par de simples réaffectations de prestations existantes. Un revenu de base efficace pour lutter contre la pauvreté doit donc à la fois être d’un niveau élevé, et intervenir en complément des dispositifs de protection sociale actuels. Il ne peut être financé par un simple jeu de bonneteau impliquant les minima et prestations existants.
S’il s’agit alors de lutter davantage contre la pauvreté, d’autres solutions devraient sans doute être envisagées. Elles ont par exemple été citées récemment par Henri Sterdyniak [9] dans ses propositions d’amélioration à la marge du système : simplifier les conditions de droit au RSA, augmenter les montants versés en poursuivant les efforts menés dans le cadre du plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et indexer celui-ci au SMIC, attribuer une allocation d’insertion aux jeunes à la recherche d’un emploi, ou encore attribuer un RSA majoré à ceux qui sont durablement exclus de l’emploi. Le rapport rendu en avril 2016 par Christophe Sirugue, alors député, a par ailleurs proposé de permettre l’accès des 18-25 ans au RSA sous les mêmes conditions que les plus de 25 ans, ce qui abolirait une barrière d’âge persistant depuis plus de trente ans. Il est sans doute plus difficile de mener à bien la réforme et la simplification des dispositifs de protection sociale, qui nécessitent de prêter une attention fine à chaque situation particulière et d’analyser dans le détail les mécanismes de redistribution actuellement à l’œuvre.
Un financement impossible ?
Pour lutter efficacement contre la pauvreté et bénéficier à tous, le revenu universel doit être suffisamment élevé, et être avant tout financé par de nouvelles recettes, étant entendu que tout financement par une réduction des prestations sociales présente des risques sociaux majeurs.
Si l’on veut effectivement lutter contre la pauvreté au moyen du revenu universel, les montants « de base » proposés ne sont donc pas réalistes. H. Sterdyniak a récemment estimé que, sur la base des projets proposés, ce revenu devrait représenter 785 €/mois pour l’ensemble des actifs, et être majoré pour les plus de 65 ans et les personnes en situation de handicap à hauteur de 1 100 €. Versé tous les mois à chaque français de plus de 18 ans, le revenu universel coûterait alors environ 560 milliards d’euros. En comptant les économies éventuellement réalisées en matière de minima sociaux, de prestations familiales ou de logement ou encore de quotient familial, il représenterait une nouvelle dépense de l’ordre de 463 milliards d’euros.
Pour prendre conscience des montants en jeu, l’effort financier à accomplir doit être comparé à l’ensemble des dépenses et recettes publiques en France. L’ensemble des dépenses de la protection sociale représentait 715 milliards d’euros en 2015, et la France consacre environ 24 milliards d’euros aux minima sociaux. Côté recettes, l’ensemble des impôts représente, pour sa part, environ 600 milliards d’euros
Parce qu’un tel dispositif vise à être pérenne, certaines pistes de financement ne sont même pas susceptibles d’être examinées. C’est le cas de la taxation comportementale (taxe Tobin sur les transactions financières, taxe carbone, etc.) dont l’objectif est d’abord la réduction des externalités négatives des phénomènes taxés et donc une disparition, à terme, de l’assiette fiscale taxée. De la même manière, l’utilisation de la « monnaie hélicoptère » [10] par la Banque centrale européenne (BCE) ne peut constituer une source de financement pérenne. Il s’agirait là d’un instrument de relance de la demande par la création monétaire, par nature temporaire : une fois la cible d’inflation atteinte, le financement direct par la banque centrale sera en effet suspendu.
Nulle échappatoire donc ; il n’est pas envisageable de ne pas recourir à la taxation des revenus des ménages. La CSG est ainsi souvent évoquée comme instrument de financement. Un point de CSG en plus rapporterait ainsi environ 10 milliards d’euros de financement supplémentaire. Mais pour parvenir à financer un revenu de base légèrement inférieur à 800 €, ce seraient alors près de 40 points de CSG supplémentaires qui seraient nécessaires, soit un taux très largement supérieur au taux actuel (7,5 % du salaire brut, hors cas particulier ou autres formes de revenus). En sus, deux difficultés persistent. Il s’agit de parvenir à boucler ce financement au niveau macroéconomique, et d’assurer sa viabilité à long terme : la question du consentement même à l’impôt se trouve en effet posée au vu des nécessaires transferts financiers qui seraient exigés des plus aisés.
Le paradoxe du revenu universel est donc simple et en réalité connu de longue date : pour être soutenable, son montant doit être faible, au risque de réduire l’efficacité des dispositifs de lutte contre la pauvreté. Dès que son montant s’élève, la question de sa faisabilité financière et politique est posée.
Comment parvenir à mesurer les effets du revenu de base ?
Les débats sur le revenu de base se heurtent enfin à l’impossibilité de mesurer la totalité des effets d’une réforme aussi conséquente en termes d’emploi, de niveau de vie, de redistribution des revenus ou encore d’incitation au travail. Et ce d’autant plus que ce type de revenu n’existe en réalité nulle part ailleurs.
La portée des expériences étrangères menées, et souvent improprement citées, est en effet très limitée. Le récent rapport sénatorial consacré au revenu universel permet toutefois d’y voir un peu plus clair. Le cas fréquemment cité de l’Alaska est ainsi symptomatique de cette confusion. Dans cet État, il n’a pas été nécessaire de trouver une nouvelle source de financement du revenu universel (celui-ci étant financé par les revenus pétroliers de l’État), les montants offerts (157 € par mois en 2015) n’ont pas bouleversé l’équilibre économique préexistant, et le nombre de bénéficiaire reste limité (645 000 environ en 2015). Surtout, ces revenus ne sont pas venus se substituer à une protection sociale publique, quasi inexistante dans cet État ; au contraire, le gouvernement d’Alaska a délibérément fait le choix de redistribuer cette manne pétrolière à ses concitoyens plutôt que de construire un dispositif public et universel. Enfin, il s’agit d’un droit quérable, et non attribué automatiquement : le non-recours n’a ici pas disparu. L’exemple de l’Alaska est donc encore loin de correspondre aux canons du revenu de base.
Ce même rapport permet surtout de constater qu’aucune expérimentation n’est pour l’instant effectivement menée en Europe. Dans le cas finlandais, l’expérimentation qui devrait être lancée en janvier 2017 a une portée significativement plus réduite que ce qu’on imagine le plus souvent. Elle porterait sur un revenu d’un montant « intermédiaire » et ne serait versé qu’à des demandeurs d’emploi de 25 à 58 ans. L’expérimentation finlandaise ne devrait dès lors permettre de mesurer que l’effet d’un complément de revenu sur la reprise d’emploi, dans le droit fil du programme conservateur du gouvernement de M. Sipilâ qui conçoit le revenu universel comme un instrument destiné à supprimer les effets de désincitation au travail des allocations préexistantes. De la même manière, certaines communes des Pays-Bas (et non le gouvernement), dont Utrecht, envisagent une expérimentation là aussi concentrée sur les allocataires des minima sociaux.
Dans le cas français enfin, sur la recommandation du rapport d’information du Sénat, plusieurs collectivités territoriales (Nouvelle Aquitaine et Gironde notamment) se mobilisent pour mettre en place une telle expérimentation. Celle-ci succéderait à d’autres démarches du même type menées par exemple avec le RSA, la Garantie jeunes ou, encore plus récemment, dans le cadre du projet « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Le dispositif envisagé se concentrerait toutefois sur les allocataires actuels des minima sociaux, et le niveau prévu serait celui du RSA (tout en permettant aux publics concernés de continuer à percevoir tout transfert social dont le montant serait supérieur, loin de la simplification annoncée). La mesure des résultats de cette expérimentation paraît en conséquence particulièrement limitée. Celle-ci sera en effet dépourvue de volet fiscal et ne pourra inclure dans l’échantillon de bénéficiaires de ce revenu de base ni les possibles perdants de la réforme, faute d’une vision globale, ni les contributeurs nets, faute d’une prise en compte des modalités de financement dans l’expérimentation. L’évaluation se limitera à la mesure du caractère incitatif ou non d’un revenu sur la reprise d’emploi. En ce sens, on peut imaginer qu’il aurait été plus simple d’expérimenter le versement d’un RSA en abandonnant sa logique contractuelle de « droits et devoirs » ou encore de tester simplement les effets de l’ouverture du RSA aux 18-25 ans.
D’un montant forcément élevé dès lors qu’il vise à mieux lutter contre la pauvreté, extrêmement difficile à financer et sans doute peu susceptible de faire l’objet d’une expérimentation réellement efficace, le revenu de base semble dans une impasse. Certes, les débats qu’il suscite présentent le mérite de remettre en lumière, dans le débat public, certaines idées progressistes essentielles. L’engouement continu autour du revenu de base n’en reste pas moins problématique. À trop s’en remettre aux vertus du revenu universel et à son horizon de mise en œuvre forcément très lointain, on oublie bien souvent l’immédiateté de la crise économique et sociale et la possibilité d’agir rapidement afin d’y remédier.
– Biémouret G. et Costes J-L., Assemblée nationale, Rapport d’information sur l’évaluation des politiques publiques en faveur de l’accès aux droits sociaux, 26 octobre 2016.
– Cardon D., Casilli A., Qu’est-ce que le Digital Labor ?, INA Editions, juin 2015.
– Castel R., « Salariat ou revenu d’existence ? Lecture critique d’André Gorz », La vie des idées, octobre 2012.
– Colin N., « Enough with this Basic Income Bullshit », The Family Papers, #027, 9 septembre 2016.
– Conseil national du numérique, Rapport travail, emploi, numérique : les nouvelles trajectoires, janvier 2016.
– De Basquiat M. et Koenig G., LIBER, un revenu de liberté pour tous, avril 2014.
– Fondation Jean Jaurès, Le revenu de base, de l’utopie à la réalité ?, 22 mai 2016.
– Gorz A., Les adieux au prolétariat. Au delà du socialisme, Galilée, Paris, 1980.
– Graeber D., “On the Phenomenon of Bullshit Jobs”, Strike, 17 août 2013.
– Harribey J-M., « Le revenu d’existence : un remède ou un piège », débat organisé par l’OFCE, 13 octobre 2016.
– Percheron D., Sénat, Rapport d’information au nom de la mission d’information sur l’intérêt et les formes possibles de mise en place d‘un revenu de base en France, 13 octobre 2016.
– Reduron V., « Jeunes et au RSA. Près de 180 000 jeunes de moins de 25 ans en France métropolitaine », Revue des politiques sociales et familiales, n° 120, 2015. p. 71-79.
– Sirugue C., Repenser les minima sociaux. Vers une couverture socle commune, rapport au Premier ministre, avril 2016.
– Vanderborght Y. et Van Parijs P., L’allocation universelle, La Découverte, Paris, 2005.
Pour citer cet article :
Clément Cadoret, « Revenu universel : halte à la pensée magique »,
La Vie des idées
, 29 novembre 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Revenu-universel-halte-a-la-pensee-magique
Nota bene :
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[1] Des propositions ont été avancées par de nombreux acteurs politiques. À gauche, après le dépôt d’une résolution par le groupe écologiste au Sénat, la question figure au programme des candidats à la primaire d’Europe-Écologie les Verts ainsi qu’à celui de Marie-Noëlle Lienemann (pour les moins de 28 ans) et de Benoît Hamon et le Premier ministre l’a lui-même évoquée à plusieurs reprises. À droite, le sujet est porté de longue date par le parti chrétien-démocrate et, plus récemment, Frédéric Lefebvre et Nathalie Kosciusko-Morizet.
[5] Les aides au logement faisant partie des ressources prises en comptes pour calculer le montant versé au titre du RSA, quand l’allocataire en bénéficie, un « forfait logement » est déduit du montant garanti, ce qui conduit une personne seule allocataire du RSA à bénéficier en réalité de 472 € au titre du RSA, et non de 525 €.
[6] Un peu plus de 130 000 jeunes de moins de 25 ans bénéficiaient en 2014 du RSA socle, qui peut être accordé en cas de parentalité, de vie commune avec un allocataire du RSA de plus de 25 ans ou à condition d’avoir travaillé deux ans au cours des trois dernières années (« RSA jeunes actifs »).
[7] Le projet exclut toutefois les retraites complémentaires AGIRC et ARRCO et prévoit de conserver l’affectation d’une partie des cotisations d’assurance maladie à la couverture des affectations longues durées.
[8] En prévoyant une majoration de 1,5 pour les personnes retraitées.
[9] Henri Sterdyniak, « Des minima sociaux aux revenus de base », débat organisé par l’OFCE, 13 octobre 2016.
[10] Imaginée par Milton Friedman, l’expression désigne une politique de création monétaire distribuée directement aux citoyens, sans intermédiation bancaire. Elle a récemment été également qualifiée de « quantitative easing pour le peuple ».