Les textes du cinéaste et critique Jacques Rivette sont réunis pour la première fois. Celui pour qui “toute description lucide contient le jugement” se mettait lui-même en scène dans ses écrits.
Les textes du cinéaste et critique Jacques Rivette sont réunis pour la première fois. Celui pour qui “toute description lucide contient le jugement” se mettait lui-même en scène dans ses écrits.
Pour la première fois ont été réunis l’ensemble des articles critiques publiés par le cinéaste Jacques Rivette (1928-2016) entre 1950 et 1969 dans diverses revues, notamment les Cahiers du cinéma, dont il fut le rédacteur en chef entre 1963 et 1965. Dans ce volume s’ajoute un nombre conséquent d’inédits et de textes divers, notamment un texte collectif intitulé « Montage », repris du numéro 210 des Cahiers du cinéma et le long entretien avec Hélène Frappat publié une première fois en 1999 dans La Lettre du cinéma.
Le cinéaste d’Out 1 a toujours refusé de son vivant que soient republiés les articles de ses débuts. Il n’envisageait cela possible qu’après sa mort et en confiant le travail d’édition à de jeunes critiques. Ne voyait-il dans ces essais que l’apprentissage erratique d’un futur cinéaste ? Ou au contraire considérait-il que son activité de critique avait une autonomie (des principes, un style, des buts spécifiques) qui risquait de brouiller la vision que l’on avait de son travail ultérieur de cinéaste ? L’erreur serait en effet de croire, dans une reconstruction téléologique, que la critique de cinéma aurait été pour les jeunes Turcs des Cahiers un pis-aller, un moyen de ronger leur frein en attendant de devenir cinéaste. D’ailleurs, Rivette a tourné deux courts métrages dès 1950. Il convient de ne pas déformer l’adage de Godard : « Écrire c’était faire des films [1] » formulé dans un entretien avec Alain Bergala. Cela ne signifie pas qu’ils écrivaient en futurs cinéastes, que la critique n’était qu’un moyen ; c’est tout le contraire, pour eux, « écrire aux Cahiers c’était une activité littéraire à part entière [2] », ajoute plus loin Godard pour préciser la spécificité de cette activité. « Leurs films n’épuisent pas leurs articles », indiquent Antoine de Baecque dans son Histoire des Cahiers du cinéma [3]. En lisant le volume de Rivette, il faut donc tenter d’oublier son cinéma pour écouter pleinement son discours de critique.
Presque cinquante ans séparent la première prise de parole de la dernière, mais le regroupement des textes permet de mettre en lumière la cohérence de la pensée de Rivette au fil du temps. Car il s’agit bien de pensée, et c’est sans doute ce qui rend ce volume si précieux : Rivette cherche, au-delà du film particulier dont il parle, à penser le cinéma. Son style frappe par un sens permanent de l’abstraction qui n’est en rien sclérosant, mais est plutôt un moyen de donner une légitimité au cinéma en lui donnant l’élan de la réflexion, dans les deux sens de ce dernier mot : réflexion de la pensée et réflexion du miroir. Le jeune Rivette ne cherche pas à écrire sur le cinéma, mais en écrivant transitivement son expérience personnelle du cinéma, il cherche à s’écrire lui-même, à penser à son activité présente de jeune critique. Loin d’être un analyste froid et théorique, il refuse l’impressionnisme critique et spécule en prenant soin de ne pas distinguer le sujet et l’objet de son étude. Dans sa « Lettre à Rossellini », quand il loue chez Matisse et le cinéaste italien « le sens commun de l’ébauche » (p. 100), il se donne à lui-même une leçon, un précepte à suivre pour réussir à écrire ses textes. S’il choisit la forme épistolaire, n’est-ce pas parce qu’elle est une forme souple et propre à esquisser les idées sans s’appesantir dans la pensée systématique ; ne voit-il pas dans « ces films rapides improvisés avec des moyens de fortune » un modèle pour le flux impétueux de ses idées dans sa lettre-critique ?
Certaines des idées tranchantes qu’il formule par-delà les films dont il parle ont encore cours aujourd’hui dans la critique française. Par exemple, il se méfie du scénario et au-delà, considère que le cinéma ne saurait en aucun cas être assimilé à un langage. Le rapport paradoxal de la « politique des auteurs » au littéraire apparaît ici nettement : Rivette veut couper le cinéma des autres arts (littérature, théâtre), mais il ne se prive pas de se référer à d’illustres écrivains pour légitimer celui qui l’occupe : ainsi, il compare Bergman et Simenon (p. 207-8), vante les qualités cornéliennes du héros hawksien (p. 137), convoque Goethe pour évoquer Rossellini (p. 102) etc. Ce paradoxe rend intenable la situation du cinéaste tel que le postule Rivette. C’est comme si le cinéaste était partout et nulle part dans son film. Tel est le défi interminable, la haute exigence du critique : évoquer le cinéaste introuvable, décrire l’impalpable de la mise en scène. C’est pourquoi la dernière critique de Rivette s’achève sur la notion de « mystère » (p. 264) qui semble inviter à prolonger infiniment la quête du jugement critique.
Le refus de choisir entre classicisme et modernité qu’il évoque dans un texte inédit en comparant et opposant Visconti, Antonioni et Losey, est un parti qui s’applique aussi à son écriture. Rivette est discrètement lyrique quand il cherche à décrire certaines mises en scène, d’un lyrisme à la fois abstrait et incandescent. À propos de Fleischer, il parle de l’aisance avec laquelle sont résolus ces « perpétuelles variations de lieux et de visages » (p. 153). Pour Rivette, la mise en scène n’est pas une technique, mais une métaphysique. Seule la référence à la musique permet d’approcher la mise en scène d’un cinéaste. À propos de Mizoguchi, il évoque son univers de l’irrémédiable, mais c’est pour atteindre « cette irrépressible ligne ascendante vers un certain palier d’extase » qu’il compare à « l’haleine d’un musicien » (p. 197).
Classicisme et modernité sont deux catégories indémêlables. C’est pourquoi Rivette, qui a lu attentivement le Paulhan des Fleurs de Tarbes, refuse de choisir dans ses goûts cinématographiques entre la Terreur qui chercherait l’originalité à tout prix dans les idées ou dans la forme, et la Rhétorique des lieux communs. Certes, il condamne les films qu’il qualifie de « rhétoriques » et admire ceux qui ne le sont pas et dont il regrette de « parler de façon si pompeuse » (p. 214). Mais l’on sait que les jeunes critiques des Cahiers n’aimaient rien tant que les petits films d’artisans qui œuvraient à l’intérieur des genres hollywoodiens contraignants : Rivette chérit les films de cinéastes comme Hawks, Ray, Mann ; de L’Appât signé par ce dernier, il considère que c’est son chef-d’œuvre, précisément parce qu’il ne cherche pas « à se distinguer du western habituel […] mais en portant à l’extrême les vertus foncières du genre » (p. 80).
De même, l’écriture de Rivette est, comme la Terreur, audacieuse dans ses choix, intransigeante dans ses visées théoriques. Mais en cherchant à décrire les films avec précision, en s’effaçant pour partager ses goûts dans un espace du commun (« toute description lucide contient le jugement », affirme-t-il au détour d’un article sur Kazan p. 228) et en prônant une vision morale du cinéma, le critique penche aussi vers la Rhétorique. La composition du volume montre l’oscillation entre l’extériorité contraignante de l’article critique qui prend pour objet un film ou un cinéaste et une écriture restée inédite, à la fois plus intime, plus étendue et plus fragmentaire, notamment dans un journal intime écrit entre 1955 et 1961 (nommé « Cahier Gallia ») et un essai sur le cinéma moderne.
Son sens de l’abstraction ne serait que classique que s’il ne refusait pas l’épure. Dans son journal, il s’exclame comme pour se lancer un mot d’ordre : « Procéder par éclairs liés » (p. 355). Le flux doit s’interrompre par des éclats fulgurants. Il sait parfois trancher à vif dans une formule lapidaire ou synthétiser son propos dans une maxime qui parodie à peine les moralistes du XVIIe siècle : en effet, il cherche non pas à briller, mais à trouver la sentence assez impersonnelle pour rayonner d’un universel dans lequel il pourra se projeter lui-même. Par exemple, il déclare : « Qui se cherche trop fébrilement risque fort de ne se point trouver » (p. 52). À la fin de la Lettre sur Rossellini, il fait mine de s’excuser de la longueur de son texte : « Il faut excuser les solitaires ; ce qu’ils écrivent ressemble aux lettres d’amour qui se sont trompées d’adresse » (p. 112).
par , le 22 octobre 2020
• Antoine de Baecque, Les Cahiers du cinéma, histoire d’une revue, vol. 1 : À l’assaut du cinéma, 1951-1959, Paris, Cahiers du cinéma/Éditions de l’Étoile, 1991, p. 232-241.
• Marc Cerisuelo, « L’art en avant de l’action ? Jacques Rivette critique », Études cinématographiques, n° 63 : Jacques Rivette, critique et cinéaste, 1998, p. 11-26
• Hélène Frappat, Jacques Rivette, secret compris, Paris, Édition des Cahiers du cinéma, 2001, p. 51-93.
• Paolo Mereghetti, « Jacques Rivette critique », in Jacques Rivette, la règle du jeu, Turin, Centre culturel français de Turin / Museo Nazionale del Cinema, 1992, p. 115-127.
• Le compte rendu de Diakritik
• Le compte rendu de Libération
Philippe De Vita, « Rivette l’intransigeant », La Vie des idées , 22 octobre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Rivette-l-intransigeant
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[1] « L’Art à partir de la vie. Entretien avec Jean-Luc Godard par Alain Bergala », Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Tome 1, 1950-1984, Cahiers du cinéma, 1998, p. 10.
[2] Ibid., p. 11
[3] Antoine de Baecque, Histoire d’une revue. Les Cahiers du cinéma, tome 1 : « A l’assaut du cinéma », 1951-1959, Paris, Cahiers du cinéma, p. 291.