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Recension Économie

Dossier / Les visages de la pandémie

Dans le pandémonium capitaliste

À propos de : Robert Boyer, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, La Découverte


par Éric Monnet , le 18 janvier 2021


Robert Boyer offre une lecture des conséquences économiques et politiques de la pandémie qui va à l’encontre de discours iréniques sur l’avènement d’un nouveau monde. Sa géopolitique des capitalismes jette un regard inquiet sur les conflits entre États et entreprises multinationales.

Le premier confinement, au printemps 2020, suscita quelques spéculations et espoirs d’émergence d’un nouveau monde. Dans les médias et les revues intellectuelles, ceux dont le travail n’avait pas été considéré comme essentiel et dont l’emploi du temps n’était pas réduit à « faire l’école à la maison » purent prendre le temps de développer leurs arguments sur le choc mortel que l’épidémie – et surtout les réactions sociales et politiques inédites qu’elle a suscitées – aurait infligé au capitalisme. L’hiver venu, très peu se risquent encore à ce type de formules.

À l’automne, Robert Boyer publiait un court essai, dense mais limpide, qui prenait déjà ouvertement le contre-pied des analyses annonçant une rupture politique, économique et écologique radicale. « Logiquement, si l’émotion créée par la covid-19 se révélait durable, la pandémie pourrait marquer une prise de conscience, que les nouvelles approches du développement ont déjà balisée mais qui a été longtemps retardée : la recherche du bien-être devrait devenir la pierre angulaire des sociétés. Dans le reste de l’ouvrage, je tempère toutefois ce pronostic optimiste car, du passé, la covid-19 ne fait pas table rase ». (p. 14-15).

La thèse principale de l’ouvrage est que la pandémie accélère deux tendances à l’œuvre depuis le début du XXIe siècle. Il s’agit d’une part du développement de ce que l’auteur nomme le « capitalisme de plateforme » qui propose des services numériques et logistiques accessibles à distance et fonctionne de manière oligopolistique autour de quelques acteurs clés profitant des rendements d’échelle exceptionnelles de ces activités. D’autre part, on voit s’affirmer encore plus « une myriade de capitalismes à impulsion étatique », tendance principalement caractérisée par l’accroissement des prérogatives des États-nations dans le domaine économique. Dès l’énoncé de sa thèse, Robert Boyer anticipe la critique que l’on ne manquera pas de lui opposer : n’y a-t-il pas une contradiction entre l’avènement d’un capitalisme de plateforme qui tire pour beaucoup sa force de l’internationalisation des activités, et le prétendu retour du pouvoir économique des États ?

Géopolitique des capitalismes

Cette contradiction n’existe que si l’on reste prisonnier d’une vulgate libérale dressant une opposition théorique radicale entre États et entreprises privées. Dans la réalité, le capitalisme de plateforme est lui-même en partie le produit de la puissance des États, voire du conflit entre ces derniers. C’est évidemment le cas pour la Chine qui possède ses propres plateformes (notamment les BATX : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) opposées à celle bâties aux États-Unis dans un écosystème structuré en partie par l’investissement public dans la défense et la sécurité (les GAFAM : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). Surtout, c’est faire fausse route que de penser ces deux développements dans un cadre uniquement national. Les grandes entreprises internationales sont des instruments de pouvoir pour certains États. Elles menacent la souveraineté d’autres qui réagissent alors en tentant de regagner certaines prérogatives. La grande force de la dynamique actuelle des capitalismes est alors la « concentration des informations, du capital, des profits, du pouvoir économique convertible en pouvoir sur les États-nations faibles » (p. 16). S’ensuit que le grand enjeu de l’existence de ces différents capitalismes est celui des relations internationales. Ce qui intéresse et inquiète au plus haut point l’auteur est la difficulté de règles et organisations multilatérales dans un tel monde. Loin d’opposer capitalisme de plateforme et force des États-nations, il propose au contraire d’étudier comment leurs interactions vont structurer les relations politiques et économiques internationales.

L’Union européenne : maillon faible des nouveaux rapports géopolitiques

La Chine combine de manière extrême le contrôle politique par un « parti-État » et la stimulation de l’initiative entrepreneuriale domestique par la décentralisation de l’activité administrative et par l’interdiction d’usage des grandes plateformes numériques étrangères. Ce modèle politique et économique est entré en concurrence frontale avec celui des États-Unis au point que l’on peut « imaginer une division du monde en deux zones, respectivement influencées par les États-Unis et la Chine en matière de relations commerciales, de normes techniques et de monnaies internationales » (p. 132). Selon l’auteur, l’existence de différents types de capitalisme implique nécessairement des rapports de pouvoir asymétriques entre États. Tous les États n’ont pas la capacité de s’opposer à des entreprises multinationales ou d’émettre une dette publique quasiment sans contrainte, ni d’avoir une production pouvant satisfaire en grande partie la demande domestique. Parmi les perdants de ce nouvel équilibre, on trouve les pays exportateurs de matière première. Leur pouvoir économique et géopolitique a été considérablement réduit par la politique d’indépendance énergétique états-unienne (du fait de l’exploitation du gaz de schiste) et par la décélération de la croissance chinoise. Le capitalisme de la rente énergétique (Russie, Arabie Saoudite, Algérie etc.) fait donc face à une crise sans précédent. Le « capitalisme transnational de plateforme » (États-Unis) doit faire face quant à lui à une explosion et convergence de toutes formes d’inégalités qui, si elles ne menacent pas directement l’innovation technologique, risquent d’entraîner une déstabilisation politique profonde. Le « capitalisme à forte impulsion étatique » (Chine) a quant à lui montré de fortes – et en partie inattendues – capacités d’adaptation aux chocs mondiaux de 2008 et de 2020, et bénéficie actuellement d’un important pouvoir de séduction vis-à-vis d’autres pays, en Asie, Afrique ou Amérique Latine. Selon Boyer, la capture de l’information par les autorités politiques pourrait toutefois à termes y décourager de nouvelles initiatives technologiques.

L’Union Européenne apparaît alors aux yeux de l’auteur comme un maillon faible des nouveaux rapports géopolitiques. Sa défense d’un « capitalisme démocratique au service des citoyens » a permis d’éviter en partie les dérives autoritaires chinoises et les dérives inégalitaires états-uniennes, mais elle souffre actuellement d’une dépendance technologique préoccupante vis-à-vis de l’étranger, et la coordination politique européenne a été insuffisante et trop tardive pour démontrer la supériorité du modèle démocratique lors de la pandémie. La pandémie n’a fait qu’accélérer des tendances à l’œuvre depuis au moins une décennie.

Dans un chapitre inquiet consacré à l’Union Européenne, Robert Boyer espère tout de même que cette dernière peut se ressaisir. Cela nécessite de surmonter de grandes difficultés, et en particulier trouver une coalition politique permettant de soutenir durablement l’existence même de l’Union Européenne et son expansion. L’auteur réfute l’idée selon laquelle des transferts budgétaires entre pays serait une solution suffisante à la crise de l’Union européenne. Si ces derniers ont pu aider à surmonter des chocs économiques transitoires, ils ne peuvent former la matrice d’une politique européenne de l’innovation. Il est nécessaire de bâtir une politique budgétaire et industrielle commune à long terme, à la fois pour résister au capitalisme de plateforme par l’innovation technologique et pour répondre au besoin d’État fort que la pandémie a renforcé. C’est essentiel pour répondre à ce que Robert Boyer considère comme « la contradiction majeure qui déchire les sociétés depuis les années 2000 : elles sont devenues extrêmement dépendantes économiquement et financièrement dans un monde interconnecté, mais une fraction croissance de la population aspire à retrouver tous les attributs de la souveraineté nationale » (p. 145).

Crises et institutions

La lucidité du propos est remarquable. Elle n’étonne guère de la part d’un des théoriciens et observateurs les plus avisés du capitalisme contemporain ou, plus exactement, des différents capitalismes. Depuis plusieurs décennies l’œuvre de Robert Boyer permet de penser la co-existence de différentes formes de capitalisme, sans voir ces dernières comme de simples étapes dans une évolution inéluctable vers un capitalisme de marché. L’avantage comparatif de Robert Boyer par rapport à ses collègues est ainsi indéniable lorsqu’il s’agit de préciser les ressorts du monde actuel où le capitalisme chinois prend une part prédominante, et où, plus généralement, on observe des différences majeures dans les réactions sociales et économiques à l’épidémie entre différents continents et pays, approfondissant des tendances déjà à l’œuvre. La plupart des économistes, écrit-il, sont mal armés « pour analyser le processus d’accumulation qui est au cœur de la dynamique des capitalismes » (p. 17). L’économie politique des capitalismes qu’a théorisée Robert Boyer (autrement appelée « théorie de la régulation ») a également développé une approche particulière des crises qui vise à comprendre ces dernières non comme des régularités du capitalisme se répétant à l’identique mais, au contraire, comme des moments de rupture marqués par des articulations singulières entre processus sociaux, politiques et économiques. Selon Robert Boyer, ce que l’histoire peut nous apprendre des conséquences de la pandémie actuelle, ce n’est donc pas tant une estimation des conséquences économiques moyennes des pandémies passées, mais une compréhension des évolutions singulières et inédites de l’économie ces dernières décennies.

Que faire ?

La capacité de l’auteur à articuler analyse des capitalismes et enjeux géopolitiques est sans égal. Mais c’est un livre d’analyse, non de propositions politiques. Même le dernier chapitre sur les « sorties de crise » est à cet égard peu précis. Il s’agit d’une discussion mesurée sur les différents mécanismes économiques potentiellement à l’œuvre dans les années à venir et sur les conditions de possibilité de diverses réformes. Robert Boyer fait l’éloge d’un État architecte, charpentant une planification indicative permettant la coordination des investissements privés dans le long terme, mais il reconnaît que ce rôle de l’État requiert un « retour de la confiance » qui fait actuellement défaut en Europe. Il montre l’importance de la dette publique pour limiter les dégâts de la pandémie et explique pourquoi l’émission de cette dernière n’a pas été inflationniste, mais il réserve son pronostic sur l’évolution de l’inflation et de la gestion de la dette publique : « personne à ce jour ne sait comment se terminera cette aventure. Il faut en attendre des surprises aussi considérables que fut l’irruption du coronavirus » (p. 171). À plusieurs reprises, il discute les analyses de Bruno Amable et Stefano Palombarini (L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir, 2017) pour affirmer que la formation d’un bloc politique hégémonique est l’une des conditions de la viabilité d’un régime socioéconomique et d’un type de capitalisme, mais il n’entre pas dans un état des lieux des possibles alliances ou démarches politiques.

L’auteur est tout de même explicite sur ce qu’il appelle de ses vœux : un mode de développement « anthropogénétique », c’est-à-dire promouvant le bien-être et fondé sur l’éducation, la santé et la culture. Il articule cet objectif à son analyse des différents types de capitalismes et à la manière dont chacun traite santé, éducation et culture. Ainsi, si l’expérience européenne du premier confinement pouvait nous faire penser que le monde allait octroyer une plus grande place à la santé et au bien-être des populations, il faut au contraire reconnaître que les capitalismes d’État « peuvent s’emparer de la santé comme instrument de légitimation » et le capitalisme de plateforme et de surveillance « y trouve une remarquable source de profits ». (p. 94). Empruntant à Shoshana Zuboff le terme de « capitalisme de surveillance », il suggère alors que ce dernier peut caractériser la rencontre entre des multinationales avides de profits et des États au pouvoir dévoyé. L’ouvrage se conclut ainsi sur l’évocation d’une dystopie, une société de surveillance généralisée dirigée par un petit nombre de riches individus.

Synchronisation et complémentarité institutionnelle

C’est donc un ouvrage sur la multiplicité des possibles. Il existe différents types de capitalisme et certains sortent renforcés par une crise que personne n’avait prévue. L’avenir pourra prendre des formes très diverses selon les choix politiques que les sociétés feront. Ces propositions pourraient paraître extrêmement générales. Mais la méthode de Robert Boyer permet au contraire de nous faire prendre conscience de la nécessité de penser ces possibles pour guider l’action politique. On retrouve ici l’intérêt de la théorie de la régulation et des écrits antérieurs de l’auteur pour ce qu’il nomme la « complémentarité des formes et arrangements institutionnels ». Les arrangements institutionnels diffèrent selon les périodes historiques et selon les types de capitalisme. Mais certains sont plus stables que d’autres car ils reposent sur une complémentarité plus forte entre diverses institutions, sociales, politiques et économiques. En référence à J. M. Keynes, qu’il cite beaucoup tout au long de l’ouvrage, Boyer affirme qu’une vertu de ces arrangements est de réduire l’incertitude des agents économiques. Outre la complémentarité institutionnelle, Robert Boyer recherche ce qu’il nomme à plusieurs reprises la « resynchronisation » des temps sociaux ou des domaines de l’économie et du social. L’incohérence (manque de complémentarité) institutionnelle ou l’asynchronie accroissent au contraire l’incertitude pour les comportements économiques et déstabilise les modes de régulation de l’économie. Ce vocabulaire conceptuel reflète la méthode holistique de la théorie de la régulation qui voit l’économie comme un corps social dont les parties doivent s’articuler et se synchroniser pour que l’ensemble puisse fonctionner. Envisager différents possibles, présents ou futurs, est donc une manière de définir ce qu’est une cohérence institutionnelle, ou comment une économie peut tenir debout, avec une apparence et des buts potentiellement extrêmement différents.

L’écologie n’est pas au centre du propos, mais l’auteur y revient à plusieurs reprises (notamment dans le chapitre 7) justement sous l’angle de la recherche d’un idéal politique soutenu par une cohérence institutionnelle : « Dans l’idéal d’un mode de développement intégrant des contraintes écologiques, c’est l’écologie qui pilote la transformation de toutes les formes institutionnelles afin d’assurer leur mise en cohérence avec la logique d’ensemble : l’économie devient l’instrument de l’écologie ». (p. 126). Et il nous montre alors pas à pas que, en dépit de certaines mesures récentes, c’est bien la logique économique qui domine encore intégralement. La dynamique de la consommation des biens privés et leur rapide renouvellement demeurent le critère ultime décidant des politiques énergétiques et d’emplois. Si la pandémie a éveillé sur les conséquences de la dégradation de l’environnement et montré comment un arrêt des transactions économiques pouvaient éviter cette dernière, elle a également révélé combien nos sociétés sont prêtes à dépenser sans compter pour maintenir nos niveaux de production et de consommation, et les emplois qui y sont associés. S’il faut inverser la logique, il convient donc de bâtir une cohérence institutionnelle intégralement différente. Si Robert Boyer ne présente pas de plan pour cela, il dresse la liste des enjeux. Et, méfiant vis-à-vis de solutions qui ne pourraient être que locales, il en revient inéluctablement à la question des relations internationales et des conflits entre types de capitalisme.

Robert Boyer, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, Paris, La Découverte, 2020, 200 p., 19 €.

par Éric Monnet, le 18 janvier 2021

Pour citer cet article :

Éric Monnet, « Dans le pandémonium capitaliste », La Vie des idées , 18 janvier 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Robert-Boyer-capitalismes-epreuve-pandemie

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