L’Américain Ronald Dworkin s’est éteint en 2013 à l’âge de 81 ans, laissant derrière lui une œuvre philosophique qui, comme celles de ses contemporains John Rawls et Jürgen Habermas, est devenue incontournable même pour ses adversaires. Étudiant puis enseignant, Dworkin fréquente les plus grandes universités du monde : il suit tout d’abord des études de lettres au Harvard College, puis à l’Oxford University, avant d’intégrer la Harvard Law School. Sa carrière académique commence en 1962 à Yale, et se voit consacrée en 1969 par l’attribution de la chaire de théorie du droit d’Oxford, où Dworkin succède à Herbert Hart. Mais il connaît aussi une expérience pratique que beaucoup de juristes lui envieraient : au début de sa carrière par exemple, il est l’assistant d’un juge fédéral célèbre, Learned Hand, avant de devenir avocat au barreau de New-York. Il dira, dans une interview donnée au journal The Guardian en 2011, qu’il a quitté un poste rémunérateur à Wall Street pour mener une vie plus authentique, consacrée à « réfléchir, débattre des sujets difficiles, importants et qui en valent la peine » [1].
Dworkin passe en effet le reste de son existence à débattre, défendant une pensée originale du droit et des droits, conçus comme socles à toute réflexion politique et sociale. Son œuvre peut être comprise comme une inlassable tentative pour dépasser la séparation stricte du droit, de la morale et de la politique. Il défend, par exemple, un libéralisme politique moins abstrait que ses contemporains : bien qu’il reconnaisse l’axiome selon lequel les principes de justice politique ne doivent pas dépendre des différentes conceptions éthiques du bien commun, nécessairement particulières, il soutient toutefois que le libéralisme ne peut être indifférent aux divers modes de vie et n’en préférer aucun. Autrement dit, ce n’est pas parce que les individus sont libres de déterminer leurs modes de vie, leurs convictions ou leurs conceptions du bien commun, que ceux-ci ne peuvent pas faire l’objet d’une discussion publique. De même, Dworkin considère que tout ordre juridique s’appuie sur des valeurs et que toute interprétation du droit est donc morale : « Nous tous – juges, avocats, citoyens – interprétons et appliquons les clauses abstraites [de la Constitution] en sachant qu’elles reposent sur des principes moraux concernant la ‘décence politique’ et la justice » [2].
C’est aiguillé par ces convictions que Dworkin s’attaque aux questions concrètes particulièrement difficiles qui se posent aux démocraties libérales contemporaines.
Dworkin, penseur de l’égalité
Auteur engagé depuis les années 1960, Dworkin a contribué à tous les débats qui ont animé l’actualité politique américaine, notamment en publiant ses articles polémiques dans la New York Review of Books. Au début de sa carrière, il y défend par exemple la désobéissance civile des démobilisés de la guerre du Vietnam ; dans les années 2000, il critique de façon acerbe l’action de l’administration Bush dans la guerre contre le terrorisme, et en particulier l’existence de la prison de Guantanamo. Qualifié de progressiste, il milite également à travers ses écrits en faveur de l’avortement, de l’euthanasie [3] et du mariage homosexuel.
Dans ces débats, Dworkin incarne bien souvent la gauche libérale américaine, soucieuse de liberté mais aussi de justice sociale. Il défend par exemple la discrimination positive, qui permet de conférer à des minorités l’accès équitable à l’éducation ou aux plus hautes fonctions, encourageant ainsi à dépasser une conception abstraite de l’égalité de droits.
Sa pensée, comme celle de John Rawls, s’inscrit dans le courant de l’« egalitarian liberalism », c’est-à-dire le courant anglo-saxon qui a défendu le principe de l’État-providence contre le néolibéralisme incarné dans les années 1980 par les politiques de Reagan et Thatcher, centrées sur l’efficacité économique et la liberté individuelle. Dworkin déploie tout un arsenal philosophique pour contester ces politiques publiques et soutenir le mécanisme de redistribution sociale qui caractérise l’État-providence. Il conteste notamment l’idée que la liberté, chère aux Américains, serait restreinte ou limitée par un tel système. Au contraire, il démontre que la liberté et l’égalité ne sont pas opposées, mais complémentaires. Dworkin tente alors de préciser la notion d’égalité pour montrer son importance pour la philosophie politique libérale elle-même.
Dans ses ouvrages de théorie politique, comme Sovereign Virtue [4], Dworkin soutient ainsi que le concept de liberté est interne au concept d’égalité. Par conséquent, les droits individuels qui en découle et que la Constitution doit garantir présupposent l’égalité, en particulier la notion d’égale protection. Il n’existe pas de « droit à la liberté » qui serait indépendant d’un système reconnaissant l’égalité de ses citoyens. La démocratie libérale, en d’autres termes, ne se définit pas grâce à des procédures formelles garantissant les libertés individuelles, mais en fonction de son aptitude à traiter tous les citoyens avec un respect et une attention égaux.
Les thèses de Dworkin sur l’égalité se démarquent toutefois de la théorie rawlsienne de la justice [5]. Ainsi, par exemple, Dworkin met en doute la primauté du premier principe de justice de John Rawls, selon lequel les individus doivent bénéficier avant tout d’un socle de libertés de base le plus étendu possible. Rawls affirme en effet que les individus, placés dans la position originelle, c’est-à-dire dans une situation fictive de négociation d’un système de répartitions des libertés et des biens, et sous le voile d’ignorance, c’est-à-dire sans connaître leur position dans la société, choisiraient en premier lieu de se garantir à eux-mêmes une vaste gamme de libertés de base, égales pour tous. Ce principe est complété, chez Rawls, par un second principe, qui garantit une répartition équitable des biens, telle que les avantages perçus par certains soient à la portée de tous et, surtout, soient aussi au bénéfice des moins favorisés.
À la différence de Rawls, Dworkin estime que rien ne prouve que les individus rationnels placés artificiellement dans de telles conditions préféreront la liberté au bien-être et à la richesse. De même, adoptant une perspective plus proche de la « théorie des jeux », Dworkin estime que, même derrière le voile d’ignorance (donc quand les individus ignorent leur position sociale), ceux-ci peuvent être prêts à faire le pari de l’inégalité sociale, au cas où celle-ci pourrait leur profiter. Dans tous les cas, on ne peut donc présupposer que l’exercice des libertés fondamentales prévaut sur une égalité économique et sociale, qui conditionne au contraire, pour Dworkin, l’exercice desdites libertés. La preuve en est que la position originelle présuppose elle-même une forme d’égalité, de telle sorte, dit Dworkin, que « le droit à un égal respect n’est pas un produit du contrat, mais une condition d’admission dans la position originelle » [6]. Autrement dit, les droits individuels ne font sens que s’ils sont nécessaires pour répondre aux attentes d’égalité.
Dworkin, penseur du droit constitutionnel
Constitutionaliste de formation et dans l’esprit, Dworkin place le droit au fondement de la communauté politique. Il est convaincu qu’il faut « prendre les droits au sérieux », selon le titre de l’un de ses plus fameux ouvrages [7], et cette conviction l’a conduit à construire une philosophie du droit féconde. Sur ce terrain, Dworkin s’est en effet rendu célèbre en renouvelant le débat sur l’application et l’interprétation du droit. Pourtant, cette partie de son œuvre, la plus ancienne, a mis du temps à pénétrer la pensée française. Ainsi, les trois ouvrages de philosophie du droit qui ont fait connaître Dworkin – Prendre les droits au sérieux,L’empire du droit et Une question de principe –, datent de la fin des années 1970 et du début des années 1980, mais n’ont été traduits en français que dans les années 1990. Ce retard a, notamment, une origine culturelle : Dworkin y construit son argumentation à partir de cas empruntés pour l’essentiel à la tradition américaine et il semble parfois difficile de retirer ses raisonnements du contexte dans lequel ils s’insèrent. Centrée sur le droit constitutionnel américain, l’œuvre de Dworkin n’a donc pas immédiatement trouvé la place qu’elle mérite auprès des constitutionalistes et des philosophes français [8].
Cette philosophie du droit se présente comme une « troisième voie » à l’alternative entre positivisme et réalisme juridiques. Dworkin a sa propre vision de ces deux courants. Par positivisme, il entend principalement l’approche dominante du droit depuis Hart [9], dont il fut l’élève, même s’il est conscient que l’étiquette « positiviste » dépasse cette référence pour désigner, de façon générale, une définition du droit dans sa « juridicité », sans considération de références extra-juridiques, comme les valeurs ou les rapports sociaux (même si les courants divergents au sein de ce positivisme sont nombreux). Dworkin fait par ailleurs référence au réalisme juridique américain, très puissant depuis les thèses du célèbre juge O. W. Holmes, dans les années 1930, mais aussi, plus particulièrement, au courant des Critical Legal Studies, une école de pensée critique qui a connu ses principaux développements aux États-Unis dans les années 1970 et 1980, au moment même où Dworkin rédige ses œuvres majeures de philosophie du droit.
Dworkin construit ses thèses en miroir de ces deux courants de la philosophie du droit : réfutant, comme le réalisme, les présupposés scientistes du positivisme – le droit se limite au droit positif énoncé –, il conteste aussi les conclusions sceptiques qu’en tirent les penseurs réalistes quant à la légitimité du droit et la rationalité des décisions de justice – le droit n’est que ce que les juges veulent qu’il soit.
Contre le positivisme, tout d’abord, Dworkin affirme que le droit n’est pas essentiellement un système de règles, mais plutôt une entreprise politique en cours, qui comporte des normes qui ne sont pas toujours explicites dans les textes, notamment des valeurs et des principes, comme la dignité ou le droit à un égal respect. Par conséquent, le droit établi et les textes de loi n’épuisent pas le droit dans son ensemble. Selon Dworkin, en conséquence, le travail du juge – en particulier du juge constitutionnel – ne se limite pas à appliquer des règles abstraites à des cas concrets : son rôle est bien plus profondément interprétatif, et Dworkin a de l’interprétation une acception large. Il conteste donc le rôle restreint que concède le positivisme à l’interprétation dans la pratique du droit. Hart, par exemple, reconnaît bien que les juges ont un pouvoir d’interprétation, mais il limite celui-ci aux cas difficiles (« hard cases ») [10]. Un cas difficile surgirait ainsi quand, dans une affaire, aucune règle juridique ne s’impose, ou quand plusieurs règles paraissent valides sans qu’on puisse aisément trancher entre elles. Dans ce cas, puisque les règles sont imprécises, obscures ou muettes, le juge doit dire plus que ce que les règles seules impliquent. Cette marge de manœuvre laissée au juge est désignée par la notion de pouvoir discrétionnaire : à défaut de règle claire, le juge peut user de son pouvoir normatif pour résoudre le cas difficile qui lui est soumis. Selon cette définition positiviste, le juge n’intervient d’autorité que dans les cas-limites, c’est-à-dire dans les cas qu’on appelle difficiles par opposition aux cas ordinaires. Dans les cas ordinaires, autrement dit, le juge serait capable d’appliquer la loi sans faire intervenir dans cette application le moindre pouvoir personnel.
Ce postulat est contesté par les réalistes, qui affirment au contraire que toute décision judiciaire est d’emblée l’expression d’un pouvoir ou d’une opinion personnelle, et que les normes juridiques, dans ce système, servent non pas à déterminer la décision du juge, mais à la maquiller pour qu’elle prenne la forme du droit et, ainsi, se pare des atours de la légitimité.
Dworkin partage avec les réalistes le constat selon lequel la représentation positiviste du droit ne correspond pas à la réalité. Selon lui, les cas difficiles ne sont pas des cas marginaux, mais des cas centraux, qui montrent que le droit est, de part en part, une œuvre interprétative (« law as interpretation »). De même, il considère que le pouvoir discrétionnaire n’est pas marginal mais constant : le juge doit toujours interpréter le droit et il a toujours le choix entre plusieurs interprétations possibles, entre lesquelles il devra trancher.
Toutefois, Dworkin réfute le scepticisme moral qui caractérise le réalisme juridique et selon lequel il n’existe pas de bonnes réponses aux questions juridiques que le juge doit trancher (« no right answer theory »). Selon les réalistes, en effet, le droit n’impose jamais aucune décision au juge. La justice est par définition arbitraire – fruit de l’humeur du juge –, et elle n’est en rien contrainte par certains principes contenus dans la Constitution, ce à quoi Dworkin refuse de se résoudre.
Autrement dit, ce dernier ne veut ni admettre que le droit impose, dans la plupart des cas, une unique solution au juge, ni reconnaître que le droit n’impose rien aux magistrats et que, par conséquent, leurs décisions sont toujours fondées sur d’autres critères (opinions politiques, sensibilité religieuse, parcours personnel, militantisme, etc.). Selon Dworkin, on ne peut réduire les décisions de justice à des expressions du pouvoir des magistrats. Pour le montrer, il élabore une théorie qui place au centre la dimension interprétative (et évolutive) du droit et, tout à la fois, rend compte des contraintes qui s’exercent pourtant dans son interprétation.
La métaphore du roman à la chaîne
Pour expliciter sa thèse propre, Dworkin utilise une métaphore qui deviendra le concept clef de sa philosophie du droit : la métaphore du « roman à la chaîne ». Cette image s’est imposée dans les discussions sur l’interprétation judiciaire, de la même façon que la négociation sous le « voile d’ignorance » de Rawls a dominé les débats sur la justice politique.
Cette métaphore repose sur une analogie entre droit et littérature : le droit y est comparé à un roman, mais un roman collectif, que Dworkin décrit en ces termes : « Dans cette entreprise, un groupe de romanciers écrit un roman chacun à son tour : chaque romancier de la chaîne interprète les chapitres qu’il a reçus pour écrire un nouveau chapitre, qui vient alors s’ajouter à ce que reçoit le romancier suivant, et ainsi de suite » [11]. Dworkin veut ainsi souligner la double mission du juge : créer et interpréter. Il invente donc pour cela un genre littéraire, où le critique est en situation d’être aussi le narrateur de l’histoire qu’il critique.
Cette œuvre collective implique aussi un certain nombre de contraintes, notamment en termes de cohérence. Chaque auteur doit en effet écrire un chapitre qui respecte la logique et la chronologie de l’ensemble de l’œuvre. En outre, chaque auteur doit se faire une idée de l’histoire d’ensemble que le roman exprime et, à travers son chapitre, tenter de la « mettre en valeur ».
Transposée au plan du droit, cette métaphore permet à Dworkin de montrer que le juge est à la fois narrateur et interprète du droit. À travers ses décisions, il réinterprète tout le droit et contribue à son évolution. Cette métaphore possède donc deux atouts pour la théorie du droit. Elle permet tout d’abord de rendre compte de la substance temporelle de la pratique juridique. Le romancier à la chaîne fait en effet le lien entre les chapitres écrits et ceux à venir. Dworkin trouve ainsi une représentation de la temporalité juridique pour dépasser l’alternative entre conservatisme et scepticisme à l’égard de la Constitution américaine.
Dworkin, penseur des principes
Mais le roman à la chaîne possède également un second atout : la métaphore permet de rendre compte des contraintes spécifiques qui pèsent sur le raisonnement du juge, et que Dworkin rassemble sous le concept de « cohérence narrative ». La cohérence narrative est l’impératif auquel se soumet le narrateur d’une œuvre collective, qui doit insérer son chapitre, de la façon la plus satisfaisante possible, dans l’ensemble de l’œuvre. Le juge, dit Dworkin, est ce narrateur à la chaîne qui doit s’efforcer d’articuler son interprétation particulière et le droit considéré comme un tout. Dans l’esprit du philosophe du droit américain, il ne s’agit pas seulement de prendre une décision compatible avec le droit, mais de prendre une décision qui permette de le mettre en valeur, notamment en rendant compte de sa substance morale. C’est d’ailleurs selon ce critère que le juge pourra choisir entre plusieurs interprétations, toutes compatibles avec le droit dans son ensemble. Il s’agit là, pour Dworkin, d’une hypothèse fondamentale, qu’il qualifie d’hypothèse esthétique : toute interprétation d’une œuvre tente de la faire paraître sous son meilleur jour.
Toujours selon l’analogie entre droit et littérature, interpréter le droit consiste donc à présenter le droit selon son meilleur jour, ce qui suppose évidemment que toutes les interprétations du droit ne se valent pas. L’interprète prétend en effet qu’il produit la meilleure interprétation possible. Il s’agit, selon Dworkin, d’un principe régulateur à la base du jugement : pour parvenir à trancher un litige, le juge doit supposer qu’il existe à ce litige des solutions qui sont meilleures que d’autres. Pour le montrer, Dworkin introduit la notion de « principes », qu’il distingue à la fois des règles juridiques proprement dites et des arguments de pure politique (que l’on peut qualifier d’arguments stratégiques). C’est évidemment la partie la plus contestée de la théorie du roman à la chaîne.
La distinction entre « règles » et « principes » est avant tout logique. Les règles forment un système bivalent qui fonctionne selon le principe du tiers exclu. Une règle juridique est, pour un cas donné, ou bien vraie, ou bien fausse. Autrement dit, si deux règles se contredisent, l’une doit être valide au détriment de l’autre. Dworkin illustre le fonctionnement des règles par un exemple tiré du tennis : l’arbitre, en effet, y est confronté à un problème d’application des règles, qui lui demande uniquement de trancher sur des faits : il doit décider si la balle est bonne ou non, et il n’a pour cela que deux options : ou bien la balle est bonne, ou bien elle ne l’est pas. Aucun argument ne lui permet de nuancer cette décision. Autrement dit, l’arbitre applique la règle, mais il ne l’interprète pas.
En droit cependant, les règles ne suffisent pas pour trancher un cas, si bien que le juge n’est pas un arbitre : il doit interpréter les règles avant de les appliquer, et il a besoin dans son interprétation des principes. Ces principes, au sujet desquels Dworkin, malgré ses efforts de clarification, reste relativement flou, désignent de façon indistincte les valeurs politiques et morales qui soutiennent les systèmes juridiques. Dworkin pense évidemment ici au modèle américain, qui reposerait sur des principes de liberté et d’égale protection. Le philosophe admet parfaitement que ces principes ne sont pas objectivables, mais tous les exemples qu’il prend tendent à montrer qu’ils ont une forme d’efficience argumentative ; leur usage permet en outre de comprendre pourquoi toute décision, même strictement légale, ne paraît pas pour autant aussi acceptable qu’une autre. Les principes doivent alors êtres compris comme les arguments auxquels a recours le juge pour justifier son interprétation des règles, pour montrer que c’est cette interprétation qui fait paraître le droit sous son meilleur jour.
Dworkin, philosophe contesté
La métaphore du roman à la chaîne et a fortiori le recours aux principes posent évidemment de nombreuses difficultés aux lecteurs de Dworkin [12]. Principalement, ces critiques sont de deux ordres : la représentation du droit sous la forme d’un roman écrit par des juges serait hautement idéalisée, d’une part, et la dépendance de ce dernier à l’égard de justifications morales serait politiquement insoutenable, d’autre part.
On reproche en effet à Dworkin d’avoir imaginé un modèle trop éloigné de la pratique, un modèle idéal et non pragmatique. Le roman à la chaîne est d’ailleurs une fiction inventée pour rendre compte de la substance temporelle du droit et pour justifier l’action des juges. Cette métaphore a une fonction heuristique, mais incarne un acte de langage purement artificiel qui ne correspond même pas à un type de récit. De même, le juge y est responsable de la cohérence du droit dans son ensemble. Dans chaque jugement, dit Dworkin, il doit à lui tout seul justifier tout le droit. Il faut donc bien admettre que la tâche qui incombe au juge peut sembler surhumaine, au point que Dworkin recourt à une figure mythologique du juge. En effet, pour donner chair à ses thèses, il compare le juge à Hercule, figure héroïque, clairvoyant et responsable, dans sa décision individuelle, du droit dans son ensemble. Le juge herculéen doit accomplir une tâche surhumaine (faire paraître le droit sous son meilleur jour), dont dépend chez Dworkin la légitimité du droit.
La fiction herculéenne montre l’emprise de la philosophie du sujet sur l’œuvre de Dworkin, qui échoue à penser le droit comme une pratique sociale. Habermas, par exemple, qui partage avec lui de nombreuses prémisses philosophiques et politiques, estime que Dworkin adhère à une vision romantique du droit, centrée sur la cohérence, là où il y a au contraire des tensions, de la lutte, des rapports de force, mais aussi des contraintes institutionnelles qui viennent diluer la vision irénique du juge romancier à la chaîne. En réalité, dit Habermas, aucun système juridique ne peut être justifié dans son ensemble, parce que son histoire est faite de ruptures et de discontinuités.
En postulant également qu’il existe une interprétation meilleure que les autres, et qu’elle suppose l’intégrité des juges et leur recours aux principes, Dworkin énonce que toutes les interprétations du droit ne se valent pas du point de vue de la moralité, et que ce critère permet donc de les départager. Ses adversaires, positivistes [13] comme réalistes [14], estiment alors que Dworkin réintroduit le jusnaturalisme en faisant de la moralité le critère à l’aune duquel le droit positif est évalué. Le droit actuel, tel qu’il est appliqué, est en effet limité et guidé par des normes supérieures, qu’il contient mais dont la détermination lui échappe. Les principes incarneront donc, pour les critiques, une forme de transcendance caractéristique du droit naturel.
On accuse également Dworkin de ne proposer qu’une justification a posteriori – par les principes – d’une forme d’activisme judiciaire, qui consisterait à prendre la décision qui convient aux juges et à « l’habiller » du costume des valeurs (supposées) de la communauté. Ses adversaires les plus farouches voient dans les thèses de Dworkin une façon de légitimer philosophiquement la morale dominante, caractéristique de la bonne conscience américaine : derrière ce discours des valeurs, il n’y aurait en réalité qu’un modèle culturel et social que l’on cherche à exporter à travers des valeurs qu’on suppose inhérente au ‘droit’ et à la ‘démocratie’, au lieu de questionner leur généalogie intellectuelle et sociale. Les thèses de Dworkin sur le droit constitutionnel et le rôle du juge seraient donc le versant juridique de l’impérialisme de la pensée et des valeurs libérales.
Les critiques de cet ordre, comme celles visant le jusnaturalisme de Dworkin, peuvent s’étendre à la pensée politique de notre auteur, auquel on reprochera en effet la bien-pensance libérale. Partageant avec les libéraux une vision individualiste de la vie en société, mais refusant le caractère formel du libéralisme, réintroduisant donc une morale plus substantielle, Dworkin est comme pris en étau entre les libéraux plus radicaux et les communautariens, les uns et les autres jugeant sa défense de l’égalité insuffisamment convaincante.
En d’autres termes, les concepts clefs de sa philosophie ont davantage alimenté les controverses qu’elles n’ont contribué à les clore. Pourtant, presque tous les protagonistes de ces débats s’accordent pour identifier dans l’œuvre de Dworkin une pensée fertile et philosophiquement dense, les uns saluant une pensée intègre, les autres insistant sur son originalité. Avec sa disparition, les débats de philosophie politique et juridique ont donc perdu un personnage de premier plan. Il appartient à présent à chacun de s’approprier son œuvre et, pour ceux qui le souhaitent, de tenter de la faire paraître sous son meilleur jour.