Ce livre est issu d’une thèse de doctorat préparée sous la direction de Dominique Kalifa, soutenue en 2015 à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il s’agit d’un travail important, qui vient nuancer toute une historiographie qui avait fait de l’hospice un mouroir. À la suite des travaux de Jean-Pierre Bois et de Jean-Pierre Gutton, qui avaient porté sur « l’invention de la vieillesse » à l’époque moderne, Mathilde Rossigneux-Méheust s’intéresse à la réponse institutionnelle à la question sociale de la vieillesse.
Le peuple des maisons de retraite
Le XIXe siècle est en effet une période clé dans l’assistance à la vieillesse ; elle vient prolonger les travaux du Comité de mendicité issu de la Constituante, qui avait accordé une place importante aux vieillards dans le cadre de la bienfaisance et du contrat social. Tout au long du XIXe siècle, on voit en effet se multiplier les initiatives publiques en faveur de la construction d’hospices et de maisons de retraite ; elles débouchent sur la mise en place de la loi du 5 avril 1910 qui instaure un système d’assurance garanti par l’État.
À partir d’une question centrale (qui sont ces milliers de vieux qui peuplent les hospices et les maisons de retraite du XIXe siècle ?), Mathilde Rossigneux-Méheust propose une histoire sociale renouvelée de la vieillesse, en déplaçant le regard des administrateurs vers les assistés. Elle explore le rapport entretenu entre les hommes et les femmes qui vieillissent à l’hospice, les institutions d’assistance et la société dans son ensemble. Pour ce faire, elle s’intéresse à toute une gamme d’institutions : le Conseil général des hospices, créé en 1801 et devenu en 1849 l’Administration générale de l’Assistance publique ; la congrégation des petites Sœurs des pauvres, également créée en 1849, responsable de diverses maisons de retraite à Paris ; la Préfecture de police, qui a en charge l’établissement de Villers-Cotterêts transformé en 1889 en maison de retraite ; ainsi que tout un ensemble de petites maisons confessionnelles qui dépendent des paroisses, du Consistoire, de l’Église réformée de France ou encore du Comité de bienfaisance israélite.
Ces diverses institutions sont analysées comme réalités juridico-politiques, comme organisations répondant à une demande, mais aussi comme systèmes cherchant à produire des normes. Il s’agit de comprendre les formes de domination qui s’inscrivent dans les corps et les espaces et quelles sont, en retour, les marges de manœuvre des assistés.
L’assistance, une chose publique
Les sources mobilisées sont abondantes et diverses, mais aussi très variables d’un établissement à l’autre. En effet, à l’inverse des hospices et des maisons de retraite gérés par l’Assistance publique et par la Préfecture de police, les sources relatives aux établissements privés sont soit lacunaires, soit non classées et donc inaccessibles. Seuls les registres d’admission se retrouvent partout.
Ont été également mis à profit un ensemble normatif constitué de règlements d’admission, de règlements intérieurs, de circulaires et de décrets, ainsi que des documents qui renseignent sur la vie quotidienne dans les hospices : livres de comptes, notes administratives et registres de correspondance. Des lettres d’assistés et des récits de visite permettent de mettre en regard le vécu des vieillards à l’hospice et les représentations que l’on s’en fait. Grâce à ces sources, Mathilde Rossigneux-Méheust parvient à cerner dans un plan bien construit le processus institutionnel de la naissance d’une nouvelle catégorie de l’assistance, celle des vieillards qui ne peuvent rester à domicile (« Devenir assisté »), l’expérience personnelle de la vie en institution (« Vieillir dans l’assistance ») et enfin celle du déclin et de la mort (« Déclins »).
C’est d’abord à Paris que l’hospice devient le pivot d’une nouvelle forme d’aide sociale. Au lendemain de la Révolution, l’intérêt proclamé pour le sort des vieillards nécessiteux trouve une application concrète. Plus de trente établissements sont construits, fondés ou reconstruits sous la tutelle du Conseil général des hospices et au moins vingt-six naissent d’initiatives extérieures à cette institution : l’assistance est désormais chose publique.
Dans les premiers temps, le travail est la porte d’entrée de l’assistance, et ce n’est que progressivement que l’âge est pris en compte. Il faudra attendre la circulaire du 15 janvier 1908 pour que l’âge soit reconnu comme un motif suffisant pour recevoir un secours. Si l’aide à domicile reste un mode d’assistance reconnu pendant tout le siècle, on observe un véritable élan hospitalier à destination des vieillards. L’offre est diverse, avec aussi bien des établissements gratuits que payants, publics que privés, mixtes que non mixtes ; mais, à partir des années 1840, on voit se forger un idéal hospitalier propre à la vieillesse, dans lequel tranquillité et confort sont mis en avant.
Tous les rapports administratifs insistant sur l’inadéquation entre l’offre et la demande de lits, ce sont ceux et celles qui sont dans l’incapacité de vivre de manière indépendante qui sont prioritaires. La vulnérabilité économique, l’âge avancé et l’isolement sont les caractéristiques premières des populations assistées. Toutefois, en raison des démarches administratives multiples pour obtenir un lit, en particulier la délivrance de nombreux certificats, l’hospice n’est en fin de compte offert qu’à une petite partie des indigents âgés. Si l’admission à l’hospice apparaît comme une réelle opportunité, elle implique aussi la vie en collectivité, le port de l’uniforme et le respect des règles.
Les implications du droit à l’assistance
Les sources permettent d’appréhender de manière concrète les conditions de vie à l’hospice. La taille des établissements impose toute une gestion des circulations et des approvisionnements alimentaires, vestimentaires et pharmaceutiques. Comme aux siècles passés, le travail demeure une réalité de la vie quotidienne à l’hospice. Rémunérés ou non, les travaux d’intérêt collectif comme l’épluchage des légumes ou la couture sont la norme.
Les hommes et les femmes sont cantonnés aux mêmes tâches, et il faut attendre le tournant du siècle pour voir s’opérer un clivage entre travail féminin et travail masculin. Au même moment, la durée de travail dans les hospices est fixée à trois heures par jour, à l’exception du dimanche et des jours fériés et, si le travail reste toujours souhaitable, il est désormais entendu comme une distraction venant contrecarrer l’ennui.
On trouve dans les archives de nombreuses traces des difficultés de cohabitation et des conflits qui animent le quotidien des assistés, querelles pour l’occupation de l’espace, la température qui doit régner dans les pièces, violences verbales ou physiques. On a également des exemples de vieillards qui transgressent les règles (impolitesse, ivresse, vol). Les écarts sont généralement punis, même si l’on observe un écart entre l’arsenal disciplinaire et l’attitude des directeurs d’établissement.
La vie à l’hospice connaît de ce point de vue des évolutions majeures tout au long du siècle. Les pratiques d’enfermement et de surveillance empruntées aux espaces carcéraux régressent pour laisser progressivement la place à une plus grande liberté et à une attention croissante donnée à la parole des assistés. Les vieillards en institutions ne sont pas des marginaux réduits au silence et leurs requêtes sont, sinon toujours satisfaites, du moins écoutées.
Pendant le Second Empire, les hospices deviennent des terres de mutualisme ; des sociétés de libre pensée s’y développent et l’on décèle, soit par la participation à des réunions politiques, soit par la lecture d’une presse engagée, des indices de politisation. Ces derniers illustrent la mutation de l’individu comme être politique et le fait que le droit à l’assistance confère à ceux qui en bénéficient une légitimité nouvelle.
Si la mort fait pleinement partie de la vie dans les hospices, ces derniers ne sauraient être considérés comme des mouroirs. Il est bien certain que les quelques récits laissés par les résidents laissent paraître un fort sentiment de vulnérabilité, la honte d’être assistés, de se sentir déclassés. De leur côté, les directeurs décrivent également la détresse de certains, une détresse qui peut prendre la forme de la dépression, de la peur, voire de la violence. La peur du personnel, des mauvais traitements, des mauvais soins et du vol est récurrente. C’est en fait la fragilité et la dépendance liées au grand âge et l’expérience de la mort qui ressortent des écrits.
Mathilde Rossigneux-Méheust offre un beau travail, riche, bien écrit et plein de sensibilité, qui donne à réfléchir sur les liens tissés entre la société et les personnes en fin de vie.
Mathilde Rossigneux-Méheust, Vies d’hospice. Vieillir et mourir en institution au XIXe siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018, 385 p.