Recensé : Isabelle Clair, Les Jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin, 2008.
Cet article a été publié sur Liens socio, le 15/10/2008.
Il est rare de pouvoir le dire vraiment : ce livre, très réussi, comble un vide. La sociologue Isabelle Clair a cherché « à décrire les pratiques concrètes de la vie en couple adolescente et les enjeux qu’elles renferment en termes de construction des identités genrées et sexuelles, ainsi qu’en termes de projection dans une conjugalité adulte » (p. 10). Pour cela, elle a enquêté, entre 2002 et 2005, dans des centres d’accueil destinés à la jeunesse de quatre cités réparties dans deux villes de la banlieue parisienne. La présence d’une annexe méthodologique en fin d’ouvrage permet de connaître quelques-unes des propriétés sociales des 56 enquêtés (mais, logiquement, seule une petite dizaine de cas est au cœur du livre) : ayant entre 14 et 20 ans (mais surtout entre 15 et 17 ans), la population comprend un tiers de garçons pour deux tiers de filles.
L’intérêt de la démarche saute aux yeux sur un objet aussi sensible : elle permet de libérer la parole des enquêtés – qui est presque sans conséquence auprès d’une personne extérieure : l’enquêtrice peut tout au plus servir à valider l’image qu’on veut donner de soi-même [1]. On voit aussi bien les risques pour l’enquêtrice, sociologue, parisienne, blanche – trois propriétés distinctives : d’un côté, que les enquêtés faussent leur témoignage ; de l’autre, qu’elle n’ait pas tous les moyens pour critiquer et comprendre leurs propos. Un problème soulevé par le livre est en effet celui de l’interprétation du matériau, les discours de jeunes adolescents pris hors de l’observation de leurs pratiques quotidiennes : quelle valeur, quelle sincérité leur accorder ? La critique des entretiens est, on le sait, peu pratiquée en général. Sur ces terrains, les sociologues peuvent « se faire avoir » (et certains ont déjà été abusés !) par des ados joueurs, qui aiment bien en « rajouter », par exemple, dans l’exotisme sur la vie des bandes de copains ou de la communauté d’appartenance ethnique ou religieuse – surtout auprès d’un enquêteur étranger. Isabelle Clair démasque par exemple une jeune fille qui lui faisait croire qu’elle avait un grand-frère (p. 62-64). Fort justement, elle note que les discussions entre amis sur la sexualité « sont émaillées d’expressions euphémisantes ou au contraire provocatrices, et de rires qui permettent d’en dédramatiser le contenu » (p. 208). L’auteur s’en tire bien donc sur un sujet sensible à plusieurs niveaux – sans doute parce qu’elle a fréquenté quelques enquêtés sur une période relativement longue –, peut-être moins toutefois dans les domaines qui sont des enjeux de luttes très dures, les réputations notamment.
Deux axes structurent le livre : la mise à jour d’un « ordre du genre » (première partie du livre) et la description de l’expérience amoureuse de ces adolescents (deuxième et troisième parties). L’auteur a en effet tenté une entreprise ambitieuse : rendre compte des rapports entre filles et garçons à la fois en tant que rapports de domination et rapports amoureux. Ajoutons : au sein d’une population en train de se faire, et donc difficile à objectiver, à classer, à faire témoigner.
L’ordre du genre
Par « ordre du genre », concept inspiré des travaux de Pierre Bourdieu et Judith Butler, l’auteur entend « une double injonction pesant sur filles et garçons » (p. 12) : « appartenir de façon visible à une catégorie bien précise (« homme » ou « femme »), appartenance qui les place dans une position dominante (pour les hommes) ou dominée (pour les femmes) » (p. 30). Cet ordre du genre qui « détermine les droits et les devoirs sociaux attachés à chaque sexe […] engendre une distribution genrée de l’amour […] : l’opposition entre les sentiments et la sexualité est omniprésente dans les représentations des jeunes, et elle recoupe naturellement la séparation des sexes. […] Si les filles sont du côté des sentiments (elles ne sauraient être du côté du corps), les garçons sont nécessairement, eux, du côté du corps. Investissements complémentaires qui rendent inimaginable à chaque sexe que l’autre puisse investir le pôle qui ne lui revient pas de droit ou de nature » (p. 30).
Si les garçons se doivent d’être des « hommes », d’afficher leur virilité donc (selon les codes locaux), tous les adolescents rencontrés s’accordent sur l’idée que les filles doivent faire preuve de réserve, par exemple en matière vestimentaire, thème le plus spontanément abordé par eux parce qu’« étendard de la moralité sexuelle des filles » et donc aussi « prétexte permanent de rappel à l’ordre » (p. 39) : « Il s’agit de ne pas montrer ses “formes” et de rester à sa place, ne pas transgresser les barrières d’âge : [par exemple] porter des bottes pointues, c’est jouer à la “dame” […]. Afficher des vêtements de “dame”, c’est afficher une sexualité adulte, donc explicite et supposément assumée. C’est brûler les étapes du scénario matrimonial associé à l’image de la “fille bien” qui, aux yeux de nombreux garçons, ne peut devenir un être pleinement sexualisé qu’après le mariage. » (p. 41-42). Elles se doivent également de ne pas investir l’espace public n’importe quand et pour n’importe quoi – ne pas « traîner » en somme, comme certains garçons : « “Traîner”, c’est être visible dans l’espace des garçons et ne pas avoir d’utilité […]. Une fille doit être le plus possible invisible et sa visibilité ne peut être légitimée que par un but précis : une fille sans but est une fille à visée sexuelle. […] Les filles reprennent à leur compte ces représentations : le plus possible invisibles, le plus possible affairées quand elles sont à l’extérieur et le moins souvent seules. Non qu’elles courent un danger physique constant […] mais leur image sociale, elle, dépend de leur conformité aux normes qu’alimentent les croyances dans l’ordre du genre. » (p. 37-38).
Les filles sont en effet menacées d’avoir « mauvaise réputation » si elles contreviennent à ces règles – même si l’étiquetage n’est pas systématique : d’autres éléments peuvent entrer en jeu. Pour l’auteur, « la mauvaise réputation des filles est immanquablement liée à leur sexualité. “Avoir une mauvaise réputation” ou bien, selon le langage local, “avoir une réputation”, c’est nécessairement “avoir une réputation de pute”. […] La mauvaise réputation joue un rôle de rappel à l’ordre pour l’ensemble du groupe des filles et permet la ségrégation dudit groupe en termes de ressources vertueuses sur le marché amoureux et sexuel local » (p. 20). De ce fait, les filles sont elles-mêmes les agents de l’ordre du genre par les réactions qu’elles adoptent à un éventuel étiquetage : la fille étiquetée adopte une position de repli (en attendant que les choses se calment) ou se re-territorialise ailleurs (où elle n’a pas de réputation, où les critères locaux qui font la réputation sont de moindre valeur) ; les autres filles l’évitent, lui font des reproches ou justifient l’étiquetage (ou pire, le viol, sur le mode : « elle l’a cherché d’une certaine manière »). Cette « dureté » est nécessaire : c’est « une sorte de vaccin continuellement renouvelé pour éviter toute contamination de la part des filles d’ores et déjà “réputées” et pour envoyer au groupe des garçons (et au groupe des filles spectateur et passeur des normes sexuelles) un message clair : “non disponible” » (p. 92). Elle repose « sur des présupposés individualistes : chacune s’efforce de sauver sa peau, ce qui implique souvent la construction d’une plus-value individuelle, autrement dit une dévaluation des autres pour rester soi-même dans la bonne catégorie » (p. 94). Cependant, en dépit de ce contrôle social – familial et juvénile – qui est facilité par le fait que la forte interconnaissance qui caractérise les cités les rapprochent des villages, un certain nombre d’adolescents y ont eu une vie amoureuse, profitant, parfois, du téléphone portable ou de la proximité de Paris, pour fonder des couples à l’écart du contrôle social.
Cette expérience peut se vivre selon quatre registres : (1) s’amuser (parce qu’« on est jeune ») : c’est le plaisir gratuit qui est recherché – situation typique des vacances (p. 117-123) ; (2) expérimenter : on cherche à acquérir des compétences conjugales et sexuelles et, ainsi (à terme), sa “moitié" (pp. 124-135) ; (3) « se poser » (pp. 136-151) : « les romantiques refusent toute instrumentalisation de leur relation amoureuse. […] Ce qui compte, c’est d’aimer, de se sentir en osmose avec son partenaire, de pouvoir se projeter dans la durée avec lui-elle, de le dire » (p. 138) ; (4) se réassurer (p. 152-165) : c’est « l’ensemble des moyens que les jeunes, garçons et filles, utilisent pour se créer une marge de manœuvre dans leurs divers engagements amoureux tant du point de vue du couple (via notamment l’“extra-conjugalité”) que d’un point de vue individuel (renforcement de l’auto-estime par confrontation permanente au marché amoureux) » (p. 152). Les partenaires d’un couple peuvent le vivre différemment parce qu’ils « n’en sont pas au même stade de leur cycle de vie, n’ont pas les mêmes imaginaires, les mêmes horizons existentiels, ne subissent pas les mêmes contraintes de la part de leurs proches, ne disposent pas des mêmes atouts sur le marché amoureux… » (p. 114). L’expérience conjugale peut changer – par exemple, des sentiments sincères peuvent naître et on peut vouloir « se poser » avec un partenaire auquel on était peu attaché à l’origine.
Le scénario conjugal
L’auteur constate une certaine obligation sociale à la conjugalité chez les adolescents. Aussi l’important est davantage, en général, de faire couple et d’avoir vu validé sa valeur sur le marché amoureux que de vivre effectivement une relation amoureuse et de couple : très souvent, les partenaires se voient peu, voire pas du tout… jusqu’à s’esquiver ! Loin d’être spontanées, ces relations adolescentes reposent sur des normes généralement connues et les partenaires entendent (doivent) se conformer au « scénario conjugal » (p. 178) – qui interdit, par exemple, de faire preuve trop tôt de sentiments et surtout de les proclamer. C’est que les stéréotypes rassurent et on souhaite les réaliser parce que c’est ainsi qu’on vieillit, qu’on s’accomplit (p. 175) : on devient un peu plus une femme, par exemple, en connaissant la trahison masculine. Les attentes conjugales des garçons et des filles sont différentes : « les filles veulent de l’ “attention” quand les garçons aiment que l’on s’ “occupe” d’eux : une fois l’étape de la rencontre passée, les filles désirent être vues, remarquées, faire l’objet du regard et de la considération de l’autre ; les garçons, eux, veulent être choyés ; alors que ces derniers acceptent l’intermittence mais veulent un contact intense, à chaque fois, les filles demandent, implicitement, un lien ininterrompu » (p. 245).
La conversation est la pratique de couple par excellence : elle est la condition du progrès du couple vers la complicité, une relation sérieuse (surtout pour les filles) (p. 238-251). Les adolescentes refusent en général toute sexualité génitale, sauf si la relation amoureuse a pris beaucoup d’importance à leurs yeux, mais ce n’est pas un critère suffisant : toutes les jeunes filles entendent (ou entendaient : certaines sont passées à l’acte, dans le cadre d’une relation effectivement amoureuse) se préserver pour le mariage et/ou pour le grand amour et/ou jusqu’à un âge plus avancé. L’acquisition d’une certaine expérience en matière conjugale oblige à réviser certains stéréotypes de genre (que les partenaires se devaient de respecter et de croire à l’origine, conditions de leur valeur sur le marché amoureux adolescent sur lequel il faut exagérer les identités de genre) : (tous) les garçons ne sont pas mus uniquement par leur appétit sexuel, ils peuvent avoir des sentiments sincères (p. 264), les femmes peuvent avoir un goût pour la sexualité (p. 266), etc.
Il est enfin intéressant de lire qu’en dépit d’une géographie amoureuse étendue à la capitale et aux villes environnantes de sa banlieue, les couples (étudiés) se caractérisent presque toujours par l’endogamie sociale (p. 99), et non par l’endogamie ethnique (c’est sans doute – en partie – parce que l’adolescence est encore un âge d’inconséquence) : « Une grande partie des couples que j’ai observés sont nés de […] rencontres hors de la cité ; en revanche, ils ne sont qu’exceptionnellement formés par des individus issus de lieux sociaux différents : les jeunes des cités sont en couple avec des jeunes d’autres cités. Si la mixité en termes d’appartenance communautaire est fréquente, elle n’existe presque pas en termes d’appartenance socio-économique » (p. 99).
L’auteur montre ainsi parfaitement certaines des modalités de fonctionnement des relations amoureuses. Mais, très vite, en lisant, on n’a pu s’empêcher de s’interroger sur la portée de cette description – ce que ne fait pas l’auteur : quelles parties de la population “mère” (les jeunes de ces cités qui appartiennent à cette classe d’âge) flirtent (ou vont plus loin), peuvent faire l’objet d’une “mauvaise réputation”, font le “grand-frère” ou manquent de respect aux filles ? Et quelle est la spécificité du terrain francilien ? Pour justifier nos questions – dont l’origine se trouve dans nos propres expériences, de vie et de recherche – citons deux extraits du beau témoignage de Younès Amrani, qui a vécu dans une cité de province :
« Au-delà de la timidité ou de la dévalorisation de soi (sur le mode “c’est pas une fille pour moi, elle est trop bien”), il ne faut pas négliger “la codification très stricte des relations filles-garçons”, du moins comme on l’a vécue dans notre quartier. J’avais l’habitude de discuter avec les filles du quartier qui étaient au lycée mais toujours dans des endroits “ autorisés ”, tels que le bus, au détour d’une allée… Avec toujours les mêmes sujets de discussion : l’école et les devoirs. Il était hors de question par exemple d’aller en ville ensemble, d’aller au cinéma… Il y avait très peu de place pour la drague “à la française”, en tout cas avec les filles du quartier » [2].
Ailleurs, on peut lire :
« En gros, on était un bon groupe [de copains] ; le seul problème, et je me rends compte que c’est celui qui a fait le plus de dégâts, c’est qu’on n’avait pas de copines. C’est pas qu’on n’aimait pas les filles, mais on savait pas s’y prendre, quand on allait en ville on draguait un peu, mais en groupe, résultat : les filles ne veulent pas de mecs comme ça. Pour vous dire, j’en ai un peu honte mais c’est pas grave, ma première copine c’était à l’âge de 22 ans !... Et ça n’a pas duré longtemps, parce que j’assurais pas du tout. Aujourd’hui encore, y a des mecs de 27-28 ans qui n’ont jamais eu de copines, c’est véridique !... Imaginez toutes les conséquences que ça peut avoir dans la tête des mecs... » [3].
Ce n’est pas le lieu de commenter ces très riches extraits, simplement de s’interroger ; on peut imaginer trois hypothèses pour expliquer le contraste entre le livre et ce témoignage : (1) la description d’Isabelle Clair concerne une certaine partie des adolescents des cités [4] (et il faudrait alors interroger l’échantillon et la manière dont il a été constitué ?) ; (2) il y a une réelle spécificité du terrain francilien ; (3) en quelques années beaucoup de choses ont changé. Nous penchons pour un peu des trois hypothèses. De belles enquêtes pourraient être menées ! En tous les cas, l’auteur a parfaitement raison de noter : « Que les jeunes fassent concrètement l’expérience de l’amour ou non, ils et elles sont nécessairement tous (toutes) marqué(e)s par l’obligation sociale d’entrer en amour » (note 1, p. 273).
D’un point de vue théorique, le recours au concept d’« ordre du genre » a eu un certain nombre de mérites. Sur le plan des intentions d’abord : l’auteur a voulu fort justement montrer comment les structures de domination affectaient les rapports entre les genres, notamment les relations amoureuses ; aussi, elle a pu évoquer une réalité cachée, souvent tue dans les discours publics : l’existence d’une vie amoureuse adolescente dans les cités, sans nier celle d’un certain nombre de violences (symboliques surtout et physiques parfois). En les rapportant à un « ordre du genre », ces violences ont ainsi pu être expliquées sans recourir à des spécificités de la personnalité des habitants des cités ; l’« ordre du genre » est en effet une structure de toute la société, même si l’auteure conclut que certaines de ses manifestations « sont particulièrement prégnantes dans les cités d’habitat social » (p. 275). Sur le plan des faits, le concept a permis de rendre compte de discours et d’attitudes observés. Ainsi, Isabelle Clair explique qu’« un garçon qui dit “je t’aime” est un “bouffon”, insulte genrée qui implique une faiblesse morale et physique toute féminine, qui rend sa cible ridicule, une sorte de pantin sans virilité. » (p. 32). Ailleurs, elle illustre joliment le paradoxe du dominant avec la situation de « Karim qui, pour se voir reconnaître son identité virile et son rôle de “vrai mec” dans le quartier, doit (doit aux autres et se doit à lui-même de) souffrir du manque de réserve vestimentaire de sa petite copine » (p. 43).
Le genre et la sexualité n’expliquent peut-être pas tout
Parce que c’est un livre important, qu’on nous permette toutefois d’émettre quelques réserves. Tandis que « les filles disparaissent dans l’expression “jeunes de cité” » (p. 11), par son objet d’enquête, Isabelle Clair les fait logiquement réapparaître... mais sous un jour parfois trop univoque pour que le trait ne soit pas forcé. En effet, si l’analyse est souvent très fine – et cela, sans renoncer au potentiel de l’explication sociologique – on peut rester perplexe sur certains énoncés dont la force heuristique devient vite violence faite aux faits si on manque de prudence (à la lecture et / ou à l’écriture) [5].
Premièrement, dans les cités comme ailleurs, les jeunes femmes ne sont pas identifiées uniquement à leur sexualité. L’auteur manque de nuance quand elle écrit que les filles « n’ont la possibilité d’être identifiées qu’à deux catégories déterminées par la moralisation de leur sexualité : être des “putes” ou des “filles bien” » (p. 57), alors que les garçons peuvent être qualifiés de plusieurs manières, pas toutes liées à leur sexualité. Dans les cités et ailleurs, les jeunes filles peuvent être identifiées (et s’identifier) comme étant “brillantes”, “sérieuses”, “gentilles”, “sportives”, “marrantes”, etc. Il ne s’agit pas de nier l’importance de la vertu sexuelle, mais on ne peut pour autant tout y mettre au détriment de la pluralité de la vie ordinaire : la théorie ne doit pas tout écraser sur son passage. Ce n’est pas parce que la sexualité est au cœur de l’enquête qu’elle doit aussi l’être dans le monde des enquêtés. On ne voit pas, par exemple, pourquoi les règles qui sont imposées à la sexualité des adolescents devraient être uniquement ou principalement ramenées à l’ordre des genres ; ne doivent-elles pas au moins autant à l’ordre social et notamment à l’ordre des générations (qui s’opposerait à ce qu’on joue à la “dame” ou qu’on se mette en situation de devenir une trop jeune mère) ?
De la même manière, l’auteur décide d’emblée que les hommes sont placés dans une position dominante et les femmes dans une position dominée (p. 30). Loin de nous l’idée de nier le schéma général, mais l’intérêt d’une enquête par rapport à un propos théorique (et militant) de ce type n’est-il pas de faire « l’inventaire des différences » (P. Veyne), c’est-à-dire de voir par exemple où cela ne marche pas ? Évoquons juste un fait éventuellement problématique : en quelques années, une fraction importante des jeunes hommes des cités s’est mise à accorder beaucoup d’intérêt (en temps, en argent, en valeur) à soigner ses apparences vestimentaires, sa coiffure, etc [6]. Si l’on considère qu’est dominé celui qui subit (se pense dans) les catégories d’un autre, ne peut-on penser que ces changements manifestent dans une certaine mesure quelque chose comme l’intériorisation par ces jeunes des attentes des jeunes femmes ? À moins que la domination masculine n’ait pas tant d’importance et que l’on doive davantage prendre en compte d’autres formes de domination, non traitées ici, comme celle qui oblige de plus en plus de jeunes à s’aligner sur le modèle du “lycéen général” [7] ?
Deuxièmement, l’idée d’un « ordre des genres » peut empêcher l’enquête de s’intéresser au sens que les agents sociaux donnent à leurs croyances et pratiques. Au cours de son enquête et de sa restitution, l’auteur a été confrontée au problème de la spécificité de sa population (p. 277) : jeunes des cités, enfants d’immigrants, musulmans. On ne peut que la suivre quand elle affirme que cette population est le produit de déterminants pluriels et variés, et que ce constat devrait empêcher de recourir naïvement à une posture culturaliste (p. 279). Mais le dire et le penser empêche-t-il de s’intéresser à l’éducation morale de la population enquêtée ? Si l’auteur justifie pleinement l’impossibilité d’enquêter sur un tel sujet à la fois sur les enfants et sur les parents (p. 278), il aurait été sûrement possible d’interroger davantage les premiers sur l’éducation qui leur est donnée ou de s’appuyer sur les recherches existant sur l’éthique sexuelle musulmane pour au moins l’évoquer un peu. Cela aurait permis, peut-être, de mieux comprendre pourquoi « quand il s’agit de pureté sexuelle, de résistance féminine à la sexualité, les “ filles rebeus” apparaissent (y compris dans le discours de garçons autres que “ rebeus”) comme des exemples. Elles semblent faire référence en la matière. Tout un lexique de la dureté (dureté des filles, dureté des grands-frères) semble attaché à l’identité musulmane, et d’abord à l’identité arabo-musulmane » (note 1, p. 69) [8]. Cela aurait été aussi utile pour comprendre les différences que l’on observe dans « le fait de parler ou non de choses intimes avec les parents » (p. 202-203). S’il est devenu routinier de dire que l’on refuse le culturalisme, il l’est beaucoup moins d’enquêter effectivement sur la transmission culturelle dans les familles d’immigrants du Maghreb (ou d’ailleurs) – les articles de référence se comptent sur les doigts d’une main ! – ou sur l’islam en France [9]. Or, il nous semble difficile de ne pas réitérer le constat de Sadek Sellam : « La religion reste […] pour les Musulmans, même après un long séjour en milieu sécularisé, un catalyseur irremplaçable des valeurs sociales. » [10]. Aussi, quand on lit que, selon l’ordre du genre dans les cités, « une fille est bien parce qu’elle est “tenue” » (p. 37), on ne peut manquer de vouloir rappeler que c’est d’abord parce qu’elle se tient.
Après d’autres, l’auteur a adopté un point de vue qui ne semble percevoir les normes en matière de sexualité, les limites qu’on lui pose, que comme des « entraves » (p. 122), négativement donc : comme si la situation normale (ou naturelle) devrait être celle de la pleine liberté et identité des hommes et des femmes. Il nous semble que ce jugement de valeur implicite empêche de rendre compte justement des rapports de genre dans les cités. Notre modèle devrait rester ici l’enquête d’Olivier Schwartz [11] : le travail du sociologue est d’abord de comprendre les formes d’appropriation positive d’une certaine condition sociale, disons l’adhésion à une certaine féminité, et des croyances qui la justifient. Aussi, en dépit de ses bonnes intentions, il nous semble qu’Isabelle Clair a accordé trop d’importance aux « violences nées de l’ordre du genre » (p. 274) ; il aurait été plus juste de montrer au moins un peu de ses aspects positifs : affirmation de soi, relations avec les parents et la famille, confiance en soi, chances sur le marché matrimonial, ancrage dans une histoire, etc. On reste donc inquiet, dans le contexte actuel, de la réception qui pourrait être faite du livre parce que l’auteur souffle le chaud et le froid : d’un côté, elle entend ne pas stigmatiser, de l’autre elle prend un point de vue féministe [12] qui ne peut que faire le constat de l’inégalité et de la domination. Malgré ces quelques réserves et questions, le livre d’Isabelle Clair est une contribution très réussie à la connaissance des jeunesses des cités et à la sociologie des genres, dont la lecture s’avère désormais indispensable.