Caitlin Zaloom est une anthropologue des faits économiques, professeure associée à l’Université de New York. Indebted, son dernier livre, prend pour objet le financement des études supérieures aux États-Unis et l’endettement qu’il génère dans les classes moyennes. Alors que l’endettement étudiant est de plus en plus défendu par exemple en France, le livre et le cas des États-Unis mettent au jour les conséquences imprévues et parfois catastrophiques d’une telle politique.
Aux États-Unis, les frais d’inscription annuels demandés par les établissements ont été en dollars constants multipliés par trois dans le public entre 1987 et 2017 (p. 13, par exemple 18693€ [21 000$] de frais annuels pour l’inscription, le logement et la pension dans l’université publique du Michigan, p. 86). La hausse dans le privé est plus spectaculaire encore (p. 13) alors que planent de gros doutes sur la qualité des formations proposées dans ces établissements notamment lorsqu’ils sont à but lucratif. Pour faire face à cette inflation, les prêts garantis et distribués par l’État [1] ont été augmentés. Malgré le risque d’une crise similaire à celle des « subprimes » en 2008, le volume des prêts a crû sans que soit empêchée la titrisation de ces prêts par les banques et par l’État [2]. Enfin, depuis les années 1980, plusieurs enquêtes indiquent que l’endettement étudiant aurait interrompu l’amélioration, entamée à la fin des années 1960, des conditions d’accès aux études des groupes sociaux les plus défavorisés (classes populaires, populations afro-américaines, …).
Les conséquences de ces évolutions se font aussi sentir au quotidien dans les classes moyennes si l’on suit C. Zaloom dont l’ambition est de dévoiler « the […] ways that financial economy has shaped the inner dynamics of American middle-class family life » (« par quels procédés l’économie financiarisée façonne le fonctionnement interne des familles de la classe moyenne américaine », p. 3). Par « classe moyenne », elle entend des ménages qui ne sont pas assez riches (plus de 44 502€ [50 000$] de revenus par an, p. 4 et p. 200) pour toucher les bourses destinées aux personnes les plus défavorisées, mais qui ne gagnent pas assez pour payer « cash » les frais d’inscription demandés (p. 4 et 202).
La construction sociale des « obligations éducatives » des parents
La principale originalité du travail de C. Zaloom tient à ses choix méthodologiques. En effet, en s’inspirant entre autres des travaux de la sociologue Michèle Lamont et « understanding moral orientations » (« pour comprendre (quel)les orientations morales conduisaient les personnes à accepter de payer autant pour leurs études », p. 212), l’auteure a eu recours à 160 entretiens avec des étudiants, des étudiantes et des parents eux-mêmes en général diplômés de l’enseignement supérieur. Elle a pris soin de sélectionner des ménages et des jeunes aux profils variés. Plus classiquement, la communication et les instruments d’action publique de ce que C. Zaloom appelle le « student finance complex » ont été par ailleurs soigneusement étudiés. Par « student finance complex », l’auteure entend un ensemble de groupes encourageant et organisant l’endettement à l’occasion des études (p. 15) : le département fédéral en charge de l’éducation qui distribuent les prêts étudiants les plus courants (remboursables sur 10 ans selon des traites fixes à un taux d’intérêt de 4,5%) ; les banques commerciales de longue date impliquées dans la distribution et la revente de ces prêts ; les responsables financiers des établissements ; et les sociétés privées de placement incitant très tôt les parents à ouvrir des comptes épargne défiscalisés et dédiés au paiement des études.
Le livre traite d’ailleurs dans un premier temps de ces sociétés. Les comptes épargne qu’elles proposent peuvent par exemple permettre aux parents d’un enfant né en 2000 d’arriver à une épargne de 8 902€ [10 000$] au moment de l’arrivée à l’université par une contribution de 45€ [50$] par mois (p. 33). Leur publicité, soigneusement présentée par l’auteure, touche très tôt les parents de la classe moyenne. Par ce biais, les sociétés de placement deviennent « promoters of planning [which] have promulgated a narrative that foresight and responsability can secure the future » (« les promoteurs du récit selon lequel la prévoyance et la responsabilité peuvent sécuriser le futur », p. 66).
La réceptivité des classes moyennes à ce récit repose d’une part sur l’amour que les parents ont pour leurs enfants (p. 34) et d’autre part sur la propre dette étudiante des parents souvent marqués par les problèmes qu’elle leur a posés à la sortie de leur formation (p. 36). En découle une foi inébranlable dans les responsabilités inhérentes aux parents en matière éducative à l’instar de Patricia convaincue malgré les événements extérieurs (échec scolaire de l’enfant, licenciement, départ du conjoint, etc.) que c’est sa responsabilité de parent de consolider par l’enseignement supérieur des enfants l’appartenance de la famille à la classe moyenne (p. 44). L’auteure met d’ailleurs en évidence à quel point les formulaires de demande de prêts fédéraux, par exemple en présentant la demande comme volontaire, consolident ces dynamiques de responsabilisation familiale et entretiennent le silence qui règne au sein des classes moyennes lorsqu’il s’agit d’évoquer (y compris avec les enfants) le sujet du financement des études et les difficultés que les parents rencontrent. Les trois derniers chapitres de développement reviennent plus en détail sur ces difficultés.
Une fragilisation des valeurs de la classe moyenne
C. Zaloom revient ensuite sur la façon dont l’endettement étudiant fragilise les valeurs de la classe moyenne en revenant notamment sur la contribution financière attendue de la part des parents, l’« Expected family contribution » (EFC).
Comme au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves (e. g. Van de Velde, 2008), les classes moyennes encouragent l’indépendance économique des jeunes. Mais contrairement à ce qui se passe dans ces pays, le système de prêts des États-Unis n’a pas institué cette norme puisque le montant des prêts varie selon le niveau de richesse des parents. Les données rentrées par les parents dans le formulaire en ligne sont utilisées pour calculer, d’une part le montant de ces prêts, et d’autre part l’EFC, calculé selon des algorithmes en général mal maîtrisés par les ménages (p. 98). Surtout, l’EFC remet les parents au centre du financement des études et contredit une partie des valeurs éducatives de la classe moyenne. Du reste, les étudiants et étudiantes rencontrés par C. Zaloom acceptent sans se poser de questions la responsabilité financière des parents jusqu’à ne pas réaliser les remboursements considérables que l’on attend d’eux, et d’eux seuls, six mois après le diplôme (p. 119). Les personnes en formation finissent par s’apercevoir que les modalités très rapides de remboursement des prêts ont tendance à les pousser à s’orienter vers des emplois bien rémunérés, mais sans rapport avec leurs aspirations initiales (p. 172). À cela s’ajoute le rôle ambigu des parents qui, après les avoir soutenues, finissent par pousser leurs enfants à trahir ces aspirations en leur rappelant régulièrement le poids que représente une dette étudiante à l’entrée dans la vie active (p. 188).
Un renouvellement des discriminations raciales
Enfin, C. Zaloom aborde les difficultés supplémentaires auxquelles se heurtent les classes moyennes afro-américaines. Il revient sur l’impasse que constituent pour elles les prêts supplémentaires proposés depuis 1994 à des taux d’intérêt plus élevés (7%) par l’État fédéral par le biais du programme PLUS (p. 146).
Contrairement aux autres prêts, ces prêts ne sont pas souscrits par les enfants en études, mais par les parents. Depuis sa création, ce programme a été particulièrement sollicité par les Afro-Américains en raison des algorithmes de calcul de l’EFC qui leur sont défavorables et en raison du type d’emplois que ce groupe social occupe (moins bien rémunérés et dans le public notamment dans le soin et l’éducation, p. 139-140). Alors que PLUS est apparu comme une bouée de secours pour les Afro-Américains, l’accès à PLUS a été réduit en 2011 pour des raisons financières. Sur cette situation récente, dans un contexte où les étudiants afro-américains s’endettent déjà 70% de plus que les « étudiants blancs » (« white students », p. 126), C. Zaloom nous offre un portrait extrêmement précis et détaillé de Ramona et Stanley, un couple de parents afro-américains. On constate à cette occasion les conséquences dramatiques de cette nouvelle politique pour ces ménages, la force et la réussite passée de leurs aspirations et mobilisations éducatives (p. 141-145) et les solidarités de quartier et de communauté qui peuvent leur permettre encore aujourd’hui de faire entrer leurs enfants dans les établissements que ces derniers ont choisis (p. 148-150).
Un travail pionnier sur l’endettement étudiant
On peut donc dire qu’Indebted est un ouvrage absolument passionnant pour les spécialistes de l’enseignement supérieur et de la condition juvénile et ajouter qu’il semble investiguer de façon heuristique d’autres terrains de recherche (finances familiales et valeurs de la classe moyenne). L’ampleur de l’enquête réalisée par C. Zaloom, sa rigueur méthodologique et sa très fine connaissance de l’enseignement supérieur et de l’économie des États-Unis lui permettent de mettre au jour les ressorts moraux et familiaux qui soutiennent l’endettement étudiant dans ce pays [3] et de montrer à quel point ce phénomène y structure la vie et le calendrier des classes moyennes.
Sur la forme, on peut regretter que l’ordre d’exposition des faits et le choix des titres de chapitre rendent le livre difficile à suivre pour des non-spécialistes peu familiers des réalités éducatives de ce pays. Sur le fond, on peut notamment regretter que C. Zaloom ait fait le choix de ne pas se confronter aux débats théoriques sur les classes moyennes. La seule raison avancée est méthodologique puisqu’elle a privilégié une définition qu’elle présente comme très « opérationnelle » (« immediately applicable », p. 202) eu égard à son objet d’études. Elle a donc choisi de ne pas discuter (et manifestement d’accepter telle quelle) la thèse de la précarisation des classes moyennes sous le régime de la financiarisation de l’économie (p. 216) et de ne pas revenir sur un éclatement potentiellement très inégalitaire de ces classes par exemple très discuté en France (e. g. Bouffartigue et al., 2011).
Ces remarques n’enlèvent rien à la qualité de la réflexion de C. Zaloom dont le travail pionnier d’investigation ethnographique du bouleversement des cycles de vie que peut provoquer l’endettement étudiant fera sans doute référence à l’avenir si ce phénomène continue de se développer.
Caitlin Zaloom, Indebted. How families make college work at any cost, Princeton University press. 2019, 280 p.