Faut-il réformer le SMIC ? Trop élevé, trop contraignant, trop universel, le salaire minimum français passe pour un découragement à l’embauche. Beaucoup déplorent par ailleurs une « smicardisation » de la société française. C’est pourquoi le gouvernement a explicitement envisagé de modifier les mécanismes du SMIC dans sa saisine du Conseil d’orientation de l’emploi, et ce alors même que les revendications sur le pouvoir d’achat se font plus insistantes. Ces différents éléments de diagnostic ne sont pourtant pas aussi assurés qu’on le croit souvent. Afin de fixer le plus objectivement possible les termes de la discussion, Philippe Askenazy propose ici un jeu de questions/réponses en plusieurs épisodes dont voici le premier.
L’objectif de ce document est de présenter au public des faits de base sur le fonctionnement du salaire minimum alors que sa réforme est à l’ordre du jour des réflexions gouvernementales. Quel est l’objectif d’un salaire minimum ? Comment est fixé le SMIC ? Est-il particulièrement généreux ? Qui est couvert par le SMIC ? Combien la France compte-t-elle de smicards ? Le SMIC rend-il la France peu inégalitaire ? Le pouvoir d’achat du SMIC est-il réellement garanti ? Comment le SMIC a-t-il évolué ? Je propose de prendre une à une chacune de ces questions. Si la méthode paraît simple, on verra qu’elle soulève des difficultés techniques qu’il faut affronter si l’on veut éviter des préjugés trop souvent erronés.
A quoi sert un salaire minimum ?
Le salaire minimum vise à équilibrer la relation salariale entre l’employeur et le salarié, et à garantir une rémunération socialement acceptable du travail. De fait, il aide à réduire les inégalités en bas de l’échelle des revenus du travail. Il détermine pour ce faire une valeur travail minimale. Ainsi aux États-Unis, la loi fixant le salaire minimum fédéral s’intitule le Fair Labor Standards Act.
Le salaire minimum peut poursuivre en outre des finalités complémentaires. Par exemple, en Allemagne, le débat actuel sur l’instauration d’un salaire minimum fédéral vise aussi à maintenir le modèle social face à la pression à la baisse sur les salaires induite par l’arrivée de nouveaux acteurs sur le sol national (entreprises et travailleurs étrangers à bas salaires en provenance du reste de l’Europe).
Comment est fixé le SMIC ?
Remplaçant du Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG), le SMIC (Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance) brut est fixé par le gouvernement le 1er juillet de chaque année. On obtient le SMIC net en retirant les charges sociales des salariés au SMIC brut. La loi contraint cependant le gouvernement à accorder une augmentation annuelle minimale à laquelle il peut rajouter un ou plusieurs « coups de pouce ».
Cette hausse minimale du SMIC brut est égale à la somme de deux termes :
1. d’une part, la hausse de l’Indice des prix à la consommation (IPC) hors tabac pour un ménage urbain dont le chef de famille est un ouvrier ou un employé (IPC ouvrier hors tabac).
2. d’autre part, s’il est positif, la moitié du gain de pouvoir d’achat du Salaire horaire brut moyen ouvrier (SHBO), ce gain de pouvoir d’achat équivalant à la croissance du SHBO - IPC ouvrier hors tabac.
Les deux termes étant en général positifs, le SMIC augmente au moins de IPC ouvrier hors tabac + ½* (SHBO - IPC ouvrier hors tabac), soit encore ½ * IPC ouvrier hors tabac + ½* SHBO.
La référence ouvrière et masculine est cependant désuète. Elle avait son sens dans une économie encore très industrielle au début des années 1970. Actuellement, la majorité des salariés concernés directement par le SMIC ou à bas salaire travaillent dans les services et comptent un très grand nombre de femmes. En pratique, l’IPC ouvrier est proche de l’IPC tous foyers confondus.
Le SMIC augmente également automatiquement par anticipation en cours d’année si l’inflation (IPC ouvrier hors tabac) dépasse 2%. Ce sera probablement le cas en mai 2008.
Contrairement à une idée reçue, les gouvernements de gauche n’accordent pas plus de coups de pouce que les gouvernements de droite. A l’exception de Nicolas Sarkozy, tous les présidents élus ou réélus ont accordé un coup de pouce dans l’année de leur élection. Il est à noter également que les coups de pouce décidés par Raffarin-Fillon pour la convergence des différents SMIC liés à l’instauration des 35 heures entre 2003 et 2005, doivent être relativisés car le mécanisme d’indexation sur le SHBO était suspendu durant cette période gonflant mécaniquement la partie « coup de pouce ».
Graphique 1 : Hausses nominales du SMIC 1985-2006
Ces mécanismes d’indexation automatique du salaire minimum ne sont pas une exception française : s’ils sont absents de la plupart des pays anglo-saxons, on trouve des formules proches en Espagne ou aux Pays-Bas, mais aussi dans plusieurs États américains (Missouri, Ohio, Floride…).
Dans tous les pays, le pouvoir de fixer le niveau du salaire minimum est confié soit au gouvernement (national ou local), soit au législateur, le plus souvent avec l’appui de conseils ad hoc. En France, un avis est donné par la Commission Nationale de la Négociation Collective.
Le salaire minimum est-il particulièrement élevé en France ? Notamment par rapport aux Etats-Unis ?
Non. En termes de parité de pouvoir d’achat, le SMIC est au même niveau de salaire brut, net ou de coût du travail que les salaires minimaux au Royaume-Uni, en Irlande, en Australie, en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg. On pourrait ajouter à ce groupe plusieurs États américains où le salaire minimum est d’au moins 8 dollars brut de l’heure : Massachusetts, Californie ou Washington.
Le graphique 2 indique les valeurs comparatives du salaire minimum standard en 2006 d’après l’OCDE en parité de pouvoir d’achat (PPA-Euro). Pour les États-Unis, il s’agit du minimum fédéral.
Graphique 2 : Salaire minimum standard en 2006 en Parité de pouvoir d’achat
Source : OCDE taxing wage 2005/2006. Les données 2005 sont librement accessibles dans le document http://www.oecd.org/.... Les données 2007 seront bientôt disponibles dans taxing wage 2006/2007.
Rappelons qu’aux États-Unis, le gouvernement fédéral fixe un plancher, chaque État ayant la possibilité d’en relever le niveau. Ce salaire minimum peut varier au sein d’un même État : actuellement, il est de 9,36 dollars de l’heure à San Francisco contre 8 dollars en Californie et 5,85 dollars au niveau fédéral. 60% des salariés américains sont ainsi couverts par un salaire minimum local supérieur au minimum fédéral. Notez que l’argument avancé en France selon lequel le salaire minimum américain (sous-entendu fédéral) est inférieur en terme réel à sa valeur de 1960 fait l’impasse sur le rôle des salaires minima nationaux. Enfin, une certaine uniformisation est à l’œuvre avec l’augmentation rapide du minimum fédéral à 7,25 dollars en juillet 2009, impulsée par la majorité démocrate au Congrès (soit une hausse de 41% en nominal en 3 ans).
Qui est couvert par le SMIC ?
Le SMIC s’applique en théorie à tous (hors apprentis, formation en alternance). Un SMIC « mineur » est cependant applicable pour les salariés de 17 ans (90% du SMIC) et les moins de 17 ans (80%).
On présente souvent le SMIC français comme s’imposant de manière « particulièrement uniforme ». Dans les pays à salaire minimum faible, l’Espagne par exemple, il est uniforme mais considéré comme peu contraignant. La France peut se comparer de ce point de vue avec le Royaume-Uni ou la Belgique. Dans ces deux pays, les jeunes jusqu’à 20 ou 21 ans sont couverts par un SMIC jeune.
Néanmoins, en France, la règle d’universalité souffre de dérogations qui abattent l’idée d’une exceptionnelle uniformité. Deux exemples :
les professions dont le calcul du temps de travail est impossible ou considéré comme non pertinent. Sont inclus dans cette catégorie les VRP, mais aussi certains cadres. Ainsi, il est légal de payer un VRP qui travaille 60 heures par semaine à 1500 euros brut par mois.
les animateurs de centres de vacances pour enfants. Ce public plutôt jeune perçoit des revenus forfaitaires. En pratique, autour de 25 euros pour 10 heures de travail par jour, soit 2,5 euros de l’heure. Dans un tel cas, un SMIC jeune serait plus favorable pour ces travailleurs.
A ma connaissance, aucune étude n’a recensé la part des travailleurs français non couverts par le SMIC. Mais un tel travail serait nécessaire avant d’affirmer l’uniformité de la couverture du SMIC pour les salariés de l’Hexagone.
Le coût du travail au SMIC est en revanche, lui, clairement hétérogène. Des allègements spécifiques de charges bénéficient à la grande distribution, à la restauration, aux associations sportives sans but lucratif, et… à toutes les entreprises de moins de 20 salariés.
Combien la France compte-t-elle de smicards ?
Selon l’opinion dominante, la France compterait une proportion beaucoup trop grande de smicards. On évoque même depuis quelque temps le spectre d’une « smicardisation » de la société française. Qu’en est-il au juste ?
Il existe deux définitions principales des smicards :
1. les personnes à proximité du SMIC. L’INSEE les a comptés de cette manière jusqu’à l’année 1997. Il s’agit de personnes touchant moins que 1,02 SMIC horaire, primes incluses. L’enquête « structure des salaires » ou les Déclarations annuelles de données sociales (DADS) permettent de calculer cette statistique.
2. les personnes bénéficiant d’une revalorisation de leur salaire de base lors de l’augmentation annuelle au 1er juillet. Ce chiffre est obtenu à travers une enquête auprès des employeurs ACEMO spécifique SMIC. C’est actuellement la seule série disponible en France.
Ces deux définitions conduisent à des résultats et des appréciations très différents. Du fait des modifications des pratiques de rémunération au sein des entreprises (notamment en raison de l’individualisation croissante des rémunérations permettant de mixer salaire de base, d’une part, et primes et commissionnements, de l’autre), la seconde définition tend à perdre sa pertinence économique. Pire, les deux séries peuvent diverger sensiblement. Ce fut le cas de 1976 à 1997 (graphique 2a).
Graphique 2a : Part de smicards selon deux concepts 1976-1997
Au niveau international, il n’existe aucune définition standardisée. Le concept utilisé au Luxembourg est proche de celui de la France (définition 2), alors que les États-Unis ou le Royaume-Uni retiennent le premier. En outre, les champs comme les dates d’enquêtes diffèrent d’un pays à un autre.
En dépit de ces importantes distorsions, Eurostat (l’« Insee européen ») compile et compare tous les ans les statistiques des différents pays. Cela génère de considérables malentendus, fournissant un exemple type d’erreurs d’interprétation en cascade. Les données Eurostat sont ainsi reprises par l’OCDE, puis reviennent en France pour aboutir à la conclusion que la France présente un taux hors norme de salariés au salaire minimum (graphique 2b), environ sept fois supérieur au Royaume-Uni par exemple.
Graphique 2b : Les personnes payés au SMIC selon Eurostat ou l’OCDE
Sans surprise, le concept luxembourgeois étant proche de celui de la France, le Luxembourg, pays pourtant fort riche, compte un très grand nombre de travailleurs au salaire minimum.
En l’absence de bases adéquates (seuls l’INSEE ou le ministère du travail les détiennent), voici un exercice grossier pour estimer le nombre de smicards que compterait la France si l’on adoptait la définition britannique :
Chiffre brut français de smicards en 2006
= salariés temps pleins et partiels, salaire de base au 1er juillet dans le secteur privé non agricole 15,1%
Après correction champ Royaume-Uni (RU) = salarié temps plein (chiffre disponible)
10,6%
Après correction champ RU = salarié public et privé y compris agricole (est.) 9,5%
Après correction prise en compte des primes et voisinage du salaire minimum comme au RU (est.) 4 à 6%
Après effet diffusion, enquête RU 6 mois après la hausse du salaire min (est.) 3 à 5%
In fine, en adoptant la définition britannique, on obtient, non plus 15 %, mais 3 à 5 % de smicards en France, soit trois fois moins, ou encore le niveau de l’Irlande.
Le débat sur la refonte du SMIC pourrait être l’occasion d’effectuer un diagnostic comparatif propre. Mais clairement la France est loin d’être smicardisée. En revanche – c’est une autre problématique – les probabilités individuelles de sortir de la case bas salaire auraient décliné dans les dernières décennies.
Le pouvoir d’achat du SMIC est-il garanti ?
Une autre idée reçue consiste à affirmer que le pouvoir d’achat du SMIC est garanti. En réalité, les choses ne sont pas si simples. Deux facteurs peuvent l’entamer :
1. Les charges sociales peuvent augmenter, accroissant l’écart entre rémunération brute et rémunération nette.
2. Si la croissance du SHBO est faible, le SMIC brut (ou net) varie principalement en fonction de l’IPC ouvrier hors tabac. Ce dernier ne prend que partiellement en compte l’inflation. D’une part, il exclut par définition le tabac. D’autre part, le traitement des dépenses de santé ne tient pas compte des déremboursements, franchises, etc. Le prix d’un médicament dans les normes françaises est celui de la boîte et non la somme nette restant à la charge de l’assuré. Les normes européennes de l’Indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) retiennent, elles, le coût réel pour l’assuré, ce qui est nettement plus logique. Résultat, l’IPCH augmente plus vite que l’IPC. Ne serait-ce que sur les 12 derniers mois, le différentiel est de 0.4 points.
Cette année si le gouvernement décide une hausse de la CRDS et compte tenu des franchises médicales, il n’est pas impossible que le pouvoir d’achat du SMIC net recule.
Le pouvoir d’achat du SMIC a-t-il vraiment fortement augmenté dans la dernière décennie ?
François Fillon a récemment déclaré qu’il regrettait d’avoir cautionné sous le gouvernement Raffarin une hausse trop rapide du SMIC.
On doit distinguer trois périodes : une forte hausse de 1971 à 1982, une relative stagnation de 1982 à 1996, une hausse modérée de 1996 à 2007/8.
Pour apprécier l’évolution du pouvoir d’achat du SMIC avant 1996, on ne dispose que de l’IPC français. De janvier 1982 à janvier 1996, le SMIC net corrigé de l’inflation aurait donc augmenté de 7,9%.
Graphique 3 : Evolution du SMIC net de janvier à janvier 1982 à 1996 déflaté par l’IPC français y compris tabac
La forte hausse des cotisations sociales (y compris CSG/CRDS) explique en partie cette augmentation faible.
La période 1996 à 2008 est marquée par les 35 heures : multiplicité des SMIC pendant une phase de transition et redéfinition du temps de travail dans de nombreuses branches ou entreprises. L’évolution est donc difficile à appréhender et très hétérogène.
En outre, on dispose comme indice des prix non seulement de l’indice français mais également de l’indice harmonisé. A nouveau, ce dernier est plus pertinent que le français. Dès 1996, il incluait des services comme l’assurance habitation ou automobile dont la hausse des prix n’était pas prise en compte dans l’IPC français.
Prenons deux cas assez représentatifs :
1. Un salarié dans une entreprise n’ayant pas appliqué un accord de RTT, sans redéfinition du temps de travail
Graphique 4a : Evolution du SMIC horaire net de janvier à janvier 1996 à 2008 déflaté par l’IPC français ou harmonisé y compris tabac, pour un salarié sans redéfinition du temps de travail
Ce salarié a clairement profité des coups de pouce Fillon-Raffarin. De janvier 1996 à janvier 2008, le SMIC net déflaté par l’IPCH a cru de 21%, soit 1,6% par an en moyenne
2. Une caissière de supermarché « type », passée aux 35 heures en janvier 2000. Redéfinition du temps de travail avec l’exclusion des 3 minutes de pause par heure. Réduction à définition constante du temps de travail de 2h25 et non 4h.
Plus généralement, les salariés concernés par une RTT avec redéfinition des temps travaillés connaissent mécaniquement une moindre hausse du SMIC. En effet, pour le même temps qu’avant la redéfinition, ils sont payés moins d’heures.
Graphique 4b : Evolution du salaire minimum (SMIC+garanties mensuelles de rémunération transitoires) horaire net de janvier à janvier 1996 à 2008 déflaté par l’IPC français ou harmonisé y compris tabac, pour caissière « type », en gardant sur la période une définition constante du temps de travail.
Source : estimations personnelles à partir de données INSEE, Eurostat et DARES.
Pour cette caissière, la hausse du SMIC horaire déflaté de l’IPCH est de 15% de janvier 1996 à janvier 2008. Mais depuis le début du siècle, son pouvoir d’achat n’a pas progressé.
Remarque : l’accord signé en février 2008 entre certains partenaires sociaux rétablit le paiement des minutes de pause dans la grande distribution, mais en laissant les entreprises libres de fixer le montant. Il est d’une enseigne à l’autre de 2 à 5%. A 5% cela ramènerait l’évolution sur 12 ans du SMIC horaire de la caissière à celle du premier cas, soit environ 20% sur l’ensemble de la période.
L’économiste Philippe Askenazy livre ici le second épisode de sa chronique sur le SMIC en se proposant de répondre à une nouvelle série d’interrogations : le salaire minimum est-il le fait de sociétés « trop » égalitaires ? Les smicards français sont-ils réellement mieux lotis que leurs homologues britanniques ? Le salaire minimum est-il un facteur de chômage ?... Autant d’occasions de remettre en cause nombre de préjugés qui animent les débats actuels sur le sujet.
Philippe Askenazy, « SMIC : questions-réponses . Episode 1 »,
La Vie des idées
, 31 mars 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./SMIC-questions-reponses
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