Une exposition au Centre Pompidou, la réédition enrichie d’une monographie : l’oeuvre de l’inclassable Chris Ware est à l’honneur, qui fragmente le temps sur ses planches nourries de références à l’histoire de la bande dessinée.
Une exposition au Centre Pompidou, la réédition enrichie d’une monographie : l’oeuvre de l’inclassable Chris Ware est à l’honneur, qui fragmente le temps sur ses planches nourries de références à l’histoire de la bande dessinée.
« Chris Ware est sans doute le plus important auteur de bande dessinée de ces dernières années, et pas seulement aux États-Unis », lit-on d’entrée de jeu dans la monographie que lui consacrent Jacques Samson et Benoît Peeters. L’ouvrage offre aux lecteurs et lectrices francophones une introduction aux multiples facettes du dessinateur américain par le biais d’une chronologie, d’une bibliographie, d’un long entretien par Benoît Peeters, de textes de Ware, et d’une analyse menée par Jacques Samson. La réédition de cette monographie (originellement publié en 2010) — mise à jour, enrichie d’un nouvel entretien et dotée d’une nouvelle couverture — vient accompagner un nouvel élan de célébration de son travail en France.
Pressenti depuis plusieurs années, nominé à différentes reprises, Chris Ware s’est en effet vu attribuer le grand prix du festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2021. Le titre, octroyé par vote de la profession, récompense un auteur ou une autrice pour l’ensemble de son œuvre, laquelle fait ensuite l’objet d’une exposition lors de l’édition ultérieure du festival. L’exposition rétrospective montée en mars 2022 lors du festival d’Angoulême, et adaptée à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou du 8 juin au 10 octobre 2022, permet au public francophone de découvrir ou de redécouvrir le travail de Ware. L’exposition donne à voir l’univers graphique du dessinateur américain sous toutes ces facettes, de la conception de planches originales et de toutes sortes d’objets imprimés à la fabrication manuelle de maquettes et de figurines diverses. Chris Ware, la bande dessinée réinventée s’offre en compagnon de lecture à cette entreprise de valorisation (voir la visite guidée de l’exposition par Benoit Peeters et Julien June Misserey).
Depuis la traduction française de Jimmy Corrigan chez Delcourt en 2002, Chris Ware est devenu en France un nom incontournable de la bande dessinée. Ce roman graphique, un récit polyphonique et multigénérationnel de 380 pages, mêlait ambition narrative et expérimentation formelle d’une manière jusqu’alors inédite en bande dessinée. Si ses compositions de page peuvent rappeler les expérimentations de l’OuBaPo (dérivé de l’OuLiPo) en France, Ware a mis cette inventivité formelle au service d’une narration ambitieuse, attachée à rendre l’expérience du quotidien et du passage du temps palpable dans l’exercice de la lecture. La manière dont ses pages de bande dessinée sont composées offre de multiples prises au regard et laisse ainsi une grande liberté au lecteur. Building Stories, récit de vie en quatorze fragments à lire dans un ordre indéfini, a étendu ce principe à l’échelle même de l’objet-livre par un coup de force éditorial.
La monographie de Samson et Peeters décrit ainsi la démarche de Ware comme une « réinvention » de la bande dessinée et de son langage, qui a commencé avec la publication de l’Acme Novelty Library, « l’une des plus insolites aventures éditoriales de la bande dessinée » (p. 6). Dans les années 1990, Ware échafaudait avec l’Acme Novelty Library un titre périodique sur le mode sériel du comic book américain, mais dont il bousculait complètement le format habituel. Chaque numéro prenait des dimensions différentes, laissant l’objet matériel s’accommoder aux récits plutôt que de suivre les contraintes d’un standard établi par le marché. Typographie, maquette, assemblage, papier : chaque aspect matériel est pensé et travaillé de façon à ce que le fond réponde à la forme. Ce traitement de l’objet-livre fit mouche dans le contexte français des années 1990, alors qu’une nouvelle génération de dessinateur [1].
ices et d’éditeur ices s’efforçait de rénover le standard de l’album cartonné-couleur. Jean-Christophe Menu, co-fondateur de l’Association, consacra dès 1997 un article à Ware, saluant « l’immense qualité visuelle des objets »Cette attention minutieuse à l’objet imprimé se retrouvera bien sûr dans chacun de ses ouvrages suivants, de Jimmy Corrigan à Rusty Brown, sans oublier Building Stories, dont la présentation en boîte de carton recueillant des miscellanées de livres et livrets imprimés sous différents formats parle d’elle-même. Chaque traduction est, de même, suivie de près par le dessinateur afin de s’assurer de la cohérence matérielle de ses ouvrages. Si l’ouvrage de Samson et Peeters revient en détail sur cette importance de l’objet imprimé, le volet iconographique n’en rend pas aussi nettement compte, malgré la multitude d’illustrations et de planches reproduites ; la tridimensionnalité et la sensorialité des objets y sont inévitablement aplaties, contrastant avec la monographie assemblée par Ware même pour Rizzoli en 2017. [2] L’exposition organisée à la Bpi met par ailleurs parfaitement en valeur ce travail du livre dans toutes ses formes, en incluant des planches originales, de multiples éditions, mais également toutes sortes d’objets périphériques assemblés par le dessinateur.
Au-delà de la qualité matérielle des ouvrages de Chris Ware, la monographie de Samson et Peeters souligne tout autant l’importance primordiale de la périodicité et du feuilleton dans cette démarche. Cet aspect est moins évident pour un lectorat francophone : non seulement l’historique sériel des productions est en partie gommé par la publication au format roman graphique, mais l’émergence de l’album dès les années 1970 en France a engendré un basculement de la bande dessinée, d’une culture de la presse vers une culture du livre, amenant ainsi une profonde transformation des pratiques de lecture [3]. Samson et Peeters nous rappellent le rôle clé qu’a joué un titre périodique comme l’Acme Novelty Library dans la trajectoire de Ware, lui permettant de rassembler les strips qu’il publiait dans des journaux locaux tout en lui offrant un cadre d’expérimentation inédit. Cet aspect ne se limite à une nécessité de marché, ni aux débuts de carrière de l’auteur, mais reste un trait saillant de la publication de Building Stories et Rusty Brown, dont témoigne la réédition même de la monographie : en 2010, Samson et Peeters évoquaient ces titres à l’état de projets en cours, existant sous forme de divers fragments, promesses d’évolutions futures entre-temps menées à bout.
Autant dans les entretiens conduits par Benoît Peeters que dans l’analyse de Jacques Samson ressort ainsi l’importance d’une création graphique qui se déploie en fragments et se travaille sur la durée ; et qui compose toujours avec des changements de support. L’approche monographique et la traversée chronologie de l’œuvre de Chris Ware donne bien à lire la spécificité médiatique du travail de bande dessinée, dans ses contraintes matérielles et économiques comme dans le travail à même la planche à dessin, dont le dessinateur détaille le processus laborieux et lent dans un essai de 2004, traduit en français.
Malgré la tendance de Ware à l’auto-dépréciation, le dessinateur tient sur la forme et l’histoire de la bande dessinée des propos d’une grande intelligence. La monographie accorde ainsi une place centrale à la parole de l’auteur, dont on trouve deux longs entretiens conduits à plus de dix ans d’écart. La juxtaposition révèle à la fois la constance d’un parcours, la continuité de certaines positions prises et la cohérence d’une poétique singulière, mais éclaire également de nouveaux enjeux. Ware y aborde non seulement avec détail Building Stories et Rusty Brown, deux ouvrages qui poursuivent une expérimentation formelle et graphique tout en marquant une « ouverture grandissante à l’altérité » (p. 78) ; mais aussi les développements de la bande dessinée aux États-Unis dont l’auteur a été un témoin privilégié ; les couvertures réalisées pour le New Yorker ; l’histoire de la bande dessinée à Chicago ; le rapport à l’art contemporain et aux institutions muséales.
Une des originalités de l’ouvrage de Samson et Peeters est d’avoir inclus et traduit quatre textes écrits par Ware en introduction de catalogues et d’anthologies, dans lesquels le dessinateur détaille sa vision de la bande dessinée : deux textes personnels, orientés sur le parcours de l’auteur et sur son rapport au travail, sont ainsi adossés à deux textes sur l’histoire du médium, consacrés respectivement à Rodolphe Töpffer et Frank King. Ware a en effet joué un rôle important aux États-Unis dans la redécouverte et la requalification de dessinateurs du passé, à la fois en collaborant à différentes rééditions (de l’écriture de textes au maquettage des volumes), en écrivant différents textes, en organisant des expositions (comme récemment à Chicago), ou encore en intégrant des citations graphiques dans ses propres œuvres. La monographie rend ainsi disponibles des textes difficiles à se procurer en France. On regrettera seulement que ce volet n’ait pas été enrichi à l’occasion de la réédition avec de nouveaux textes, comme celui que Ware consacrait à George Herriman en 2017, faisant suite à la biographie de Michael Tisserand qui revenait en détail sur l’héritage afro-américain du dessinateur [4].
La monographie se clôture sur une analyse de Jacques Samson, accompagnée de quatre « micro-lectures » de planche. Cet appareil critique, inchangé lors de la réédition, reste néanmoins d’actualité, justement parce que Samson dévouait déjà son attention aux œuvres en cours de parution comme Building Stories et Rustry Brown. L’analyse et les micro-lectures permettent aux lecteurs et lectrices de plonger dans les planches de Ware, de s’attarder sur la complexité et la richesse formelle de ses compositions foisonnantes. La grande lisibilité du style graphique s’accompagne chez Ware d’une expérience de lecture qui relève plus « d’un acte délibéré que d’une activité réflexe » (p. 157), tant le lecteur est confronté à de multiples manières d’arpenter la page du regard. Selon Ware, « plus qu’aucun autre support, la bande dessinée a affaire avec la mémoire » (p. 57) ; sa manière d’aborder la page de bande dessinée tient à restituer une expérience sensorielle, temporelle, mémorielle du quotidien. Samson décrit ainsi Ware comme « un virtuose de l’exposition analytique du temps faible de l’événement, celui où culmine l’expérience d’une durée pétrifiée » (p. 175). Ses micro-lectures examinent comment cette expérience du temps se répartit sur la planche, invitant les lecteurs et lectrices à aiguiser leur regard et prêter attention à chaque détail. C’est là toute l’utilité de cette monographie : nous inviter à relire l’œuvre de Ware avec, encore une fois, un autre regard.
par , le 3 octobre 2022
Benoît Crucifix, « Le temps sur la planche », La Vie des idées , 3 octobre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Samson-Peeters-Chris-Ware-la-bande-dessinee-reinventee
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[1] Jean-Christophe Menu, « Le prodigieux projet de Chris Ware », 9e art, n° 2, 1997, en ligne.
[2] Chris Ware, Monograph, New York, Rizzoli, 2017.
[3] Sylvain Lesage, L’Effet livre : métamorphoses de la bande dessinée, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2019.
[4] Michael Tisserand, Krazy Kat. George Herriman, une vie en noir et blanc, traduit par Marc Voline, Montreuil, Les Rêveurs, 2018.