Rien ne prédisposait Philippe de Valois à ceindre la Couronne de France. Après son intronisation en 1328, il lui faut asseoir sa légitimité dans un contexte adverse, celui de la guerre de Cent Ans naissante.
Rien ne prédisposait Philippe de Valois à ceindre la Couronne de France. Après son intronisation en 1328, il lui faut asseoir sa légitimité dans un contexte adverse, celui de la guerre de Cent Ans naissante.
Il est des rois célèbres et d’autres que l’on connaît moins. Philippe VI compte parmi les seconds. Son règne de vingt-deux ans (1328-1350) a été synonyme d’infortunes voire de malheurs pour le royaume de France. Il ouvre la guerre de Cent Ans et s’achève alors que fait rage la Peste noire (1347-1353). Contesté dans sa légitimité par ses rivaux qui estimaient avoir des droits directs et naturels sur la Couronne – en particulier Edouard III d’Angleterre, mais aussi Charles II de Navarre, il sut consolider son autorité afin d’assurer la continuité sur le trône de la dynastie des Valois, dont il fut le premier représentant.
Depuis les recherches fondatrices menées par l’archiviste Jules Viard (1862-1939) et le chartiste Raymond Cazelles (1917-1985), peu de travaux lui avaient été consacrés. C’est tout le mérite de Christelle Balouzat-Loubet que de raviver cette figure médiévale, non pas oubliée des historiens, mais « noyée » dans la très riche historiographie sur la guerre de Cent Ans [1]. La médiéviste s’est replongée dans les chroniques de l’époque, notamment les productions des moines de Saint-Denis ou le célèbre grand œuvre de Jean Froissart (1337-1410). Pour esquiver les biais de ces récits de commande et en combler au mieux les omissions, l’historienne a également consulté des documents d’archives, tels que les registres comptables ou les actes de chancellerie qui permettent d’éclairer certains aspects régaliens ou administratifs du règne.
Sous la plume de Christelle Balouzat-Loubet, Philippe VI se découvre comme un monarque moins pusillanime que ne l’ont laissé entendre les chroniques lacunaires des mémorialistes et, surtout, plus résilient face à l’adversité que ses contemporains ne l’en eurent cru capable. À une époque médiévale où les évènements étaient interprétés à la lueur des prophéties religieuses (Apocalypse ou Jugement dernier), force est de constater que ce roi dévot a su résister à toutes les catastrophes qu’il pensait envoyées du Ciel pour le mettre à l’épreuve. Malgré la litanie de désastres (notamment militaires) qui ont émaillé la moitié de son règne, il est parvenu à raffermir sa crédibilité écornée et à s’imposer, in fine, comme le souverain fondateur d’un nouveau lignage dynastique.
Arrière-petit-fils de Saint-Louis (1214-1270), Philippe de Valois est issu de la branche cadette des Capétiens par son père, Charles, le très ambitieux frère puîné de Philippe IV le Bel (1268-1314). Quand il naît en 1293 de l’union du comte de Valois et de Marguerite d’Anjou, rien ne le prédispose à régner un jour sur la France. Marié en 1313 à Jeanne de Bourgogne – qui est aussi en tant que descendante de Saint Louis sa cousine au troisième degré [2], il doit à 35 ans son accession inattendue au trône à plusieurs concours de circonstances qui ont plongé la monarchie française dans l’incertitude.
En moins de quinze ans (1314-1328), les trois fils successivement couronnés de Philippe le Bel sont morts [3]. Le premier, Louis X le Hutin a certes eu un fils, Jean Ier, mais il n’a vécu que cinq jours, d’où « le Posthume ». Quant à sa fille, Jeanne de Navarre, née d’un premier mariage avec Marguerite de Bourgogne [4], elle a été écartée de la succession aux motifs que « les Rois ne filent pas » et que « le royaume ne saurait tomber de lance en quenouille ». Comme le rappelle cependant la médiéviste, « cette décision fut davantage liée à une question de légitimité que de genre » (p. 51). En effet, le scandale de la Tour de Nesle, qui impliquait les brus adultérines de Philippe le Bel, est encore dans toutes les mémoires [5]. D’aucuns prétendent que Jeanne est bâtarde, et que le sang royal ne saurait couler dans ses veines. Pour écarter le spectre de la souillure, on établit que la Couronne ne pourra jamais se transmettre autrement qu’en ligne masculine.
Marqué d’une rancune intarissable, le petit-fils du Hutin, Charles II de Navarre, dit « Le Mauvais » (1332-1387), sera bientôt de tous les complots contre Philippe VI et son fils, Jean II (1319-1364) pour laver l’honneur filial et tâcher de récupérer la Couronne qu’il estime lui revenir de droit. En attendant, il n’a pas encore vu le jour quand ses deux oncles, Philippe V et Charles IV, sont déjà morts, sans descendance masculine ; si bien que de la fratrie de l’intransigeant Philippe le Bel, ne subsiste plus qu’Isabelle, mariée à un certain Edouard II, roi d’Angleterre, dont elle a eu un fils, le futur Édouard III. Aussi, pour conjurer le péril encore plus grand de voir le royaume des Capétiens absorbé par celui des Plantagenets, la noblesse de France s’accorde, sur la base d’un subterfuge juridique [6], pour concéder la couronne au représentant de la branche cousine. C’est ainsi qu’en la cathédrale de Reims, le saint chrême est oint sur le front de Philippe VI de Valois, en mai 1328.
Cette sacralisation ne fait oublier à personne que le nouveau monarque est un roi « trouvé », c’est-à-dire « choisi » par les Grands et les prélats. Tout souverain descendant d’Hugues Capet (931-987) qu’il est, sa position s’avère inconfortable. Car, précipitée par les évènements, son intronisation est moins traditionnelle et religieuse que circonstancielle et politique ; elle relève en l’espèce davantage de la décision humaine que d’un ordre dynastique bâti à l’image de l’immuabilité divine [7]. En somme, la confiance dont on le gratifie et qui lui confère son droit à gouverner peut potentiellement lui être retirée. Autrement dit, il a de fortes raisons de craindre être un roi « en sursis ». On peut ici supputer que Philippe VI était conscient de cette vulnérabilité institutionnelle originelle, dans la mesure où il s’efforce d’asseoir son autorité et d’incarner la fonction monarchique.
Alors qu’il n’est encore que régent du royaume [8], il fait incarcérer puis exécuter l’ancien trésorier de Charles IV, accusé de malversations. Il met opportunément ainsi la main sur le magot du prévaricateur, ce qui lui permet de récompenser ses propres affidés. À la tête de l’ost, il mène campagne dans les Flandres, où il mate à l’été 1328 la révolte qui y couve. Quatre ans plus tard, il prend soin de faire adouber son fils aîné, Jean, afin de rappeler à tous le principe de la succession dynastique, selon la règle de l’hérédité par primogéniture mâle. Du reste, il multiple les gages de son pouvoir régalien : frappant d’interdiction les tournois nobiliaires, il s’en prend également aux usuriers et nationalise la vente du sel, par l’intermédiaire des greniers royaux (1342), qui prélèvent directement la gabelle pour le compte du Trésor. Dans la continuité de ses prédécesseurs, il raffermit ainsi l’administration fiscale et, plus généralement l’autorité de l’État, en particulier sur la gestion domaniale, en éditant en 1346 ce qui s’apparente au premier Code forestier de l’histoire de France. Parallèlement, il recouvre le monopole sur la frappe monétaire et garantit, par ordonnance, une valeur forte à la monnaie, « étendard de son pouvoir » écrit la biographe (p. 119). Cette réforme lui vaut un surcroît de popularité chez ses sujets. Pour s’en faire mieux connaître encore, il entreprend entre septembre 1335 et mai 1336 un tour de France ostentatoire, qui le mène de Boulogne-sur-Mer à Narbonne, via Châtellerault et Cahors, puis retour par Montpellier, Mâcon ou encore Chaumont.
Maniant les rouages d’une communication politique avant l’heure, il fait également orner les chartes royales d’insignes fleurdelisés, contribuant par là même à la glorification de l’ordre monarchique. En 1344, il obtient du Pape le privilège sacerdotal de recevoir la communion sous les deux espèces, ce qui renforce la dimension religieuse de son autorité.
Convaincu d’être à la tête du plus puissant royaume d’Occident, Philippe VI n’a cessé de réclamer du roi d’Angleterre un hommage en bonne et due forme pour le duché de Guyenne. En vertu des règles féodales, le vassal déloyal ou qui refusait l’hommage à son seigneur était déclaré parjure. Il risquait alors la commise, c’est-à-dire la confiscation de son fief au profit de la Couronne. Edouard III se montre prêt à s’agenouiller devant le suzerain français, à la condition qu’il lui cède l’Agenais et la Saintonge. Philippe refuse et envoie son frère assiéger le château de Saintes, qu’il fait raser. Contrit autant que contraint, Edouard III accepte alors de prêter serment devant le roi de France, à Amiens, en juin 1339.
L’humiliante soumission du roi d’Angleterre n’a pas suffi à satisfaire les appétits de gloire de son grand-oncle. De fait, pour fragiliser encore un peu plus son rival, Philippe soutient la révolte des Écossais. En guise de réponse, Edouard accueille les opposants en exil, dont l’intraitable Robert d’Artois. Sur fond de conflit marchand dans les Flandres, le roi de France s’offusque d’un affront de lèse-majesté, décrète la déloyauté du roi d’Angleterre et ordonne la commise de son fief. Son orgueil blessé précipite le royaume dans une guerre interminable, qui ne tourne à l’avantage de ses successeurs que plusieurs décennies plus tard.
À l’exception de la victoire de Cassel (août 1328) acquise sur les Flamands au début de son règne [9] et de quelques opérations amphibies menées par des corsaires qui mettent à sac Portsmouth (mai 1338), Guernesey (septembre 1338) ou Southampton (octobre 1338), Philippe VI n’a par la suite essuyé que de cuisantes défaites. Ce fut notamment le cas lors des batailles de L’Écluse (juin 1340), au cours de laquelle la quasi-intégralité de la flotte a été anéantie, et pire encore à Crécy (août 1346), où la chevalerie a été décimée. Impuissant à défendre le territoire contre les chevauchées anglaises qui sèment chaos et désolation dans leur sillage, il a également été incapable de venir en aide aux Calaisiens, contraints d’envoyer leurs édiles, littéralement la corde au cou (selon le rituel dit de l’harmiscara), implorer la mansuétude d’Édouard III après un siège de onze mois (1346-1347).
À l’instar de Godefroy d’Harcourt, certains de ses feudataires ont fait défection et rallié le camp ennemi. Fébrile, le roi en est réduit, pour l’exemple, à tendre un piège à un noble breton, Olivier de Clisson, convaincu de trahison. Cependant, les conditions de son arrestation, son procès expéditif, et l’ignominie de l’exécution choquent et renforcent la défiance de l’aristocratie à l’égard du souverain. Entre temps, le projet de croisade en Terre sainte qui devait redorer son blason a viré à la déconfiture budgétaire, après le retrait de plusieurs créanciers qu’il n’a pas su convaincre du bien-fondé de l’initiative.
Quant à sa vie personnelle, elle est jalonnée de deuils. Orphelin de mère à six ans, il a eu avec son épouse au moins douze enfants, dont dix sont décédés avant d’atteindre l’âge adulte, soit une proportion plus élevée encore que le taux de mortalité de l’époque. [10] Qui plus est, la reine est affligée de claudication, un handicap alors présenté par ses détracteurs comme une tare maléfique, et qui lui vaut un surnom d’infamie [11]. Vue comme une mauvaise parturiente susceptible de compromettre la survie dynastique, « la Boiteuse » est la cible de quolibets qui atteignent par ricochet la figure du monarque.
Et comme si cela ne suffisait pas à jeter le discrédit sur la personne royale, vient s’abattre sur le royaume de France l’une des pires épidémies de l’Histoire humaine, amenée à faire un nombre incommensurable de victimes, y compris dans le premier cercle du souverain. Son épouse et sa belle-fille furent ainsi emportées par la peste.
Cette succession de calamités confirmerait que le premier des Valois a été « maudit » comme les derniers des Capétiens sur lesquels a pesé, selon la légende, la damnation du Grand Maître templier, exécuté par Philippe Le Bel [12].
Impotent et obèse, Philippe vit une fin de règne crépusculaire. Il s’éteint à 57 ans, le 22 août 1350. D’après sa biographe, il aurait néanmoins pris soin de fait venir à son chevet ses deux fils pour leur signifier, chartes à l’appui, l’irrecevabilité des revendications des rois d’Angleterre ou de Navarre sur le royaume de France. Jusqu’au bout, il semble avoir conservé une haute idée du rôle historique que la providence l’a amené à tenir. Les Valois ont régné sur la France jusqu’à l’avènement d’Henri IV, en août 1589.
Désigné roi de France par une assemblée de Grands, Philippe de Valois a assumé des décisions qui ont précipité le royaume dans une guerre longue et harassante. L’entrée par la biographie offre aux prémices de ce conflit séculaire une vision incarnée, en même temps qu’elle met à distance son caractère prétendument inéluctable ou monofactoriel. Si le problème généalogique en est une cause majeure, la guerre de Cent Ans est aussi la conséquente d’un enchevêtrement territorial d’autant plus propice aux tensions politiques que l’autorité de l’État féodal s’avère très relative. Dans un tel contexte, les alliances sont contingentes, les allégeances éphémères et les trahisons récurrentes [13].
par , le 26 février
Damien Larrouqué, « Se retrouver roi », La Vie des idées , 26 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Se-retrouver-roi
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[1] Rappelons que la Guerre de Cent Ans relève d’une construction historiographique édifiée a posteriori. Pour aller plus loin, voir les ouvrages de Boris Bove (Belin, 2014 et 2015) et d’Amable Sablon du Corail (Passés composés, 2022), de David Fiasson sur la bataille de Crécy (Perrin, 2022) ou encore, tout dernièrement, le dictionnaire monumental coordonné par Jean-Marie Moeglin (Bouquins, 2023).
[2] Bien que nombreuses dans les familles royales, les unions endogamiques étaient condamnées par l’Église. En vue de sceller le mariage de son fils avec la fille du puissant duc de Bourgogne, Charles de Valois a dû obtenir une dispense pontificale.
[3] Signalons que l’autrice leur a consacré un ouvrage précédent chez le même éditeur. Cf. Christelle, Balouzat-Loubet, Louis X, Philippe V, Charles IV. Les derniers Capétiens, Paris, Passés composés, 2019.
[4] Il s’agit de la sœur aînée de l’épouse de Philippe. Louis X et Philippe de Valois sont donc cousins, mais aussi beaux-frères par alliance.
[5] Maurice Druon en a fait le nœud de l’intrigue du premier livre de sa saga des Rois maudits. Cf. Maurice Druon, Le Roi de fer, Paris, Plon, 1955.
[6] Les juristes invoquent le droit romain, selon lequel personne ne peut transmettre un droit dont il n’est pas lui-même titulaire. Puisque les femmes ont été écartées de la succession douze ans plus tôt, elles ne peuvent non plus transmettre la couronne à leurs enfants. En clair, ni les reines, ni leur descendance masculine, ne pourront dorénavant prétendre au Trône. Pour plus de renseignements, lire : Ralph E. Giesey, Le Rôle méconnu de la loi salique. La succession royale XIV-XVIe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 2007.
[7] Pour emprunter à la typologie de Max Weber, la source de légitimité du pouvoir ne serait donc pas coutumière, mais « légale-rationnelle ». Or, ce faisant, son règne s’ouvrirait sur une forme de modernité anachronique, à laquelle personne n’accorde alors de crédit.
[8] La veuve de Charles IV étant enceinte, il est prévu que si elle donne naissance à un garçon, son grand-oncle, Philippe de Valois, assurera la régence jusqu’à la majorité du prince, treize ans à l’époque. Si c’est une fille -ce qui fut le cas, la Couronne lui sera dévolue sous le titre de Philippe VI.
[9] Comme le rappelle l’autrice, les batailles médiévales avaient une « dimension ordalique » (p.96) : gagner signifiait avoir Dieu avec soi ; perdre, qu’Il s’était détourné de votre destin. Pour Philippe, le cours des événements s’annonçait donc sous les meilleurs auspices.
[10] On estime que tout juste un enfant sur deux atteignait l’âge de vingt-ans et que trois enfants sur dix mourraient avant un an. En comparaison, le taux de mortalité infantile avoisine aujourd’hui les 4/1000.
[11] Pour plus de renseignements, voir : Louise Gay, « Le corps pluriel de la reine : entre majesté et arme politique (France X-XIVe siècle) », Questes, n°43, 2023, p.49-68 (notamment le paragraphe n°24, sur la version informatique : DOI : https://doi.org/10.4000/questes.6306)
[12] À son propos, voir la recension « De fer et de France », consacrée au dernier ouvrage de Jacques Krynen, pour La Vie des idées.
[13] L’auteur tient à remercier Pauline Guéna, Julien Le Mauff et Ariel Suhamy pour leurs précieux commentaires.