Depuis la formation de l’Etat ukrainien en 1991, les opposants, anciens prisonniers politiques ou réformateurs, s’étaient retrouvés face à un dilemme : fallait-il pactiser avec le nouveau pouvoir directement issu de l’ancien système, ou rester dans l’opposition ? La « dissidence » ukrainienne deviendrait-elle une posture morale ou allait-elle chercher à retrouver le professionnalisme qui était le sien après 10 ou 25 ans de goulag ? Le pouvoir était lui aussi désireux de donner à cette forme de résistance un statut légitimant sa propre accession aux plus hautes fonctions. Ainsi des personnages de premier plan servirent-ils de caution, privant la société civile de leur expérience morale.
La construction de l’Etat issu de l’éclatement de l’Union soviétique avait, plus cruellement encore qu’ailleurs, besoin de nouvelles élites ; les anciennes avaient été en partie aspirées par Moscou, en partie éliminées par vagues successives : « Renaissance fusillée » (liquidation des intellectuels dans les années 1920), purges des années 1930, grande famine, extermination de la communauté juive, liquidation des « partisans », répression des années 1960, puis nouvelle vague de terreur dans les années 1970.
Les derniers prisonniers politiques ukrainiens furent libérés après la perestroïka et ceux qui survécurent à la déportation rentrèrent « à la maison » en 1987. Semen Gluzman faisait partie de ceux-là.
Né juste après la guerre, une jeunesse plutôt portée vers la littérature, grandissant au contact d’Hermann Hesse, Camus, Rilke et Apollinaire, le jeune Gluzman n’était en rien un révolutionnaire, juste un adolescent qui se méfie instinctivement des rassemblements de masse et des chants que l’on reprend en chœur. Un gars comme les autres, qui rêve – il s’en étonne aujourd’hui – plutôt aux filles et à une vie « normale » qu’à l’emprise de cet « Etat totalitaire » qu’il nomme maintenant en traquant ses sentiments de jeunesse. Après de solides études, il devient médecin, spécialisé dans la psychiatrie.
Ni grands discours, ni actions spectaculaires : il suffisait de murmurer que « le roi est nu » pour que les sanctions s’abattent sur les « enfants d’Andersen ». En mai 1972, Gluzman est arrêté par le KGB pour « agitation et propagande antisoviétique ». La raison principale en est l’aide qu’il a fournie au général Grigorenko [1] enfermé pour « schizophrénie paranoïde », un diagnostic auquel le jeune psychiatre s’oppose. Il en coûte alors en moyenne dix ans de déportation pour avoir dénoncé des abus psychiatriques.
Destination Perm, Sibérie. Gluzman a 25 ans.
Faim, froid, une horreur si quotidienne qu’elle en devient banale, à laquelle seuls les efforts surhumains qu’il faut déployer pour faire parvenir quelques samizdats à cette « Europe libre si éloignée de nous » donnent sens : « cette activité nous évitait la destruction de la personnalité et, même si c’était alors de façon irréelle, préparait notre avenir soviétique ». Le goulag, « la zone », devient le lieu où les individus se croisent, où se tiennent des échanges impensables ailleurs. Paradoxalement, le camp est l’endroit où peut s’exercer une certaine forme de liberté, sans compter l’exercice intellectuel permanent auquel il oblige. « Dans ce pays étranglé par la peur, écrit Gluzman, nous disions à la face de nos geôliers tout sur leurs « rois nus ».
La zone brasse les cultures, favorise les échanges. Gluzman y apprend l’histoire de l’Ukraine, taboue en Union soviétique, côtoie les partisans qui s’étaient battus à la fois contre les Allemands et contre les Soviétiques, observe combien la répression ne frappe pas de la même manière les différentes populations qui composent l’URSS : « Quand en Russie on ‘prenait’ trois ans de camp, en Ukraine c’était six ou sept ».
Les affinités intellectuelles contribuent à réunir certains personnages. Avec Vladimir Boukovski, Gluzman rédige un « Manuel de psychiatrie à l’usage des non-conformistes » et étudie la psychologie de survie dans les conditions extrêmes.
Après avoir « fait » ses dix années de camp, il retrouve cette étrange liberté à laquelle il s’agit de donner un sens nouveau. Il n’est pas question de faire profession de cette expérience appelée dissidence ; écrivain et médecin, cette double activité sera désormais la sienne : il faut témoigner et soigner.
Mais « un beau jour, écrit-il comme s’il s’agissait du début d’un conte, l’Union soviétique est morte. Elle a éclaté comme un fruit pourri. Sans explosion d’une fusée nucléaire ni intervention d’extra-terrestres. […] A la différence de l’Allemagne nazie, personne ne l’a vaincue. Le système s’est tué lui-même. » Ses sentiments sont alors ambigus : il s’agit d’un miracle inattendu et en grande partie immérité. « Cette fois, j’avais peur de mon pays libre, écrit-il. Je le connaissais trop bien. Le pouvoir cruel de Kiev, toujours prêt à prouver son dévouement au pouvoir central [à Moscou], son antisémitisme éclatant, son KGB plein d’initiatives lorsqu’il s’agissait de réprimer […] Et en même temps, le peuple soviétique dissident le mieux représenté dans les camps politiques. »
Gluzman ne se sent pas la vocation d’un défenseur des droits de l’homme, au sens ordinaire du terme ; l’essentiel pour lui est de reconstruire un Etat normal, ne serait-ce qu’en hommage aux victimes du goulag.
Au début des années 1990, une grande confusion règne dans le milieu psychiatrique : il s’agit de dépénaliser ce secteur particulièrement marqué par les répressions. Il rencontre le ministre de la Santé du nouvel Etat qui lui propose cette tâche, immédiatement ressentie comme « une chance historique ». Une commission est créée par laquelle passe un millier de personnes, certains réclamant des sanctions contre les médecins qui se sont rendus complices du système. Gluzman refuse d’entrer dans ce cercle vicieux, considérant que l’important est « de ne pas démolir ou punir, mais de construire un nouvel édifice ». Ainsi naît l’Association des psychiatres d’Ukraine rassemblant des professionnels ukrainiens et étrangers, des représentants de diverses disciplines, médecins, psychologues, psychiatres ou travailleurs sociaux. Est également mis sur pied un Centre international de réhabilitation médicale pour les victimes de la Deuxième Guerre mondiale et du totalitarisme avec l’aide du bureau ukraino-américain pour la défense des droits de l’homme. Quant à l’idée d’un Tribunal international du communisme, il s’y déclare peu favorable : il lui semble plus urgent de soigner la société que de s’en venger.
De l’expérience des samizdats à la publication « libre », il n’y a qu’un pas. Trois volumes paraissent, intitulés La dernière adresse, pour rendre hommage aux morts des îles Solovki [2], énumérant nom, identité et documents sur les victimes. Dans ce qui ressemble à un hangar, se constitue une modeste maison d’édition, « Sfera », une manière de rester dans la « zone » tout en changeant d’orbite. Elle publie des témoignages, des textes juridiques ou médicaux, en exploitant aussi les possibilités techniques les plus récentes : sur le site de l’Association, des documents sur la santé publique, les conséquences de Tchernobyl ou les troubles dus à l’alcoolisme sont mis gratuitement « en ligne » à la disposition des professionnels.
Semen Gluzman arpente les campagnes ukrainiennes pour visiter ces hôpitaux spécialisés auxquelles il a donné peu à peu une existence plus humaine sinon plus confortable. Il introduit la psychothérapie familiale à Donetsk – la région la plus touchée par la misère, l’alcoolisme et la drogue –, selon une méthode qui fera école. Il faut semer et reconstruire cet Etat à peine né, malmené, qui a besoin de docteurs, de juristes et même de policiers qu’il défend s’il le faut « car la société est en droit d’attendre leur aide sans pour autant collaborer avec eux ».
Car cet Etat qui se considère comme libre, alors qu’il n’est qu’« indépendant », est malade cette fois de son nouveau statut, de ces élites propulsées à des postes pour lesquels elles ne sont ni professionnellement, ni moralement préparées. En 2004, au moment de la « révolution orange », Gluzman se tient sur la place de l’Indépendance, « non que nous soyons des idiots fanatiques : nous sommes restés là pour nous, par pour eux. Ce fut le premier réveil de la société, quand la voix du peuple s’est fait entendre ». Avec toutefois ce regret : « Nous avons appris alors à contrôler les élections, mais pas le pouvoir ». Marquée par l’idéologie d’un avenir radieux qui ne réclamerait pas son intervention, la population imagine trop souvent qu’un nouveau président ou un nouveau Premier ministre suffiront à instaurer la démocratie.
Selon Gluzman, ce n’est pas la politique au sommet qui peut induire, selon lui, de véritables réformes. A l’inverse d’une « verticale du pouvoir » qui ferait passer les ordres, bons ou mauvais, du haut vers le bas d’une hypothétique échelle, c’est à partir « des petites villes et des villages » que les initiatives sont censées s’exprimer et s’imposer, là aussi que les mentalités doivent changer. Celui qui parcourt le pays note une à une les batailles remportées envers et contre tout par la société quand celle-ci se mobilise. Aux responsables locaux, il réclame la transparence, en particulier pour les services médicaux et sociaux dont dépend directement la vie de chacun. C’est ce qu’il appelle la démocratie « à petit pas », faite aussi d’opportunités saisies.
De cercles en cercles, le psychiatre se rapproche du parti Vert – sans y être assujetti - par le biais d’un comité où se retrouvent philosophes, anciens responsables des Services secrets, juristes ou célèbres chefs d’orchestre. Et auprès du Ministère du Travail, se forme un « Conseil » indépendant qui attire l’attention des fonctionnaires sur la situation des orphelinats et des personnes âgés ou sur les ravages de la drogue, et tente d’aider à la constitution d’un système d’assurance médicale.
Si le Professeur Gluzman peut comprendre la corruption « ordinaire » qui est souvent le revers de la misère et de l’absence de structures d’Etat, il dénonce celle qui se pratique au sommet tous domaines confondus, comme dans l’aide aux malades du sida, dont les sommes sont parfois détournées. Il n’hésite d’ailleurs pas à dire que les députés commenceront à penser à la médecine le jour où on leur interdira d’aller se soigner à l’étranger.
Il y a quelque chose de tchékhovien dans sa démarche qui décrit et ausculte la société ukrainienne comme un être vivant, soucieux de ne pas faire pire que le mal. Ses réflexions fournissent également un diagnostic sur le changement de système dans un pays où rien n’est désormais extraordinaire « sauf peut-être, précise-t-il, l’élimination de la peur », et même si c’est désormais l’absence de normes qui peut générer la tyrannie, transformant celui qui en profite en « roi, menteur, tyran capricieux ou criminel absolu ».
Ce constat en forme de fable n’est pas seulement valable pour l’Ukraine, comme le rappelle cette phrase de Thomas Mann que Gluzman n’oublia jamais après l’avoir lue en captivité : il est difficile de contenter simultanément la vérité et les gens.