On doit à Vygotski, théoricien majeur de l’éducation, d’avoir montré comme se formait le psychisme de l’enfant. P. Sévérac explique dans cet ouvrage ce que cette théorie doit à Spinoza.
À propos de : Pascal Sévérac, Puissance de l’enfance. Vygotski avec Spinoza, Vrin
On doit à Vygotski, théoricien majeur de l’éducation, d’avoir montré comme se formait le psychisme de l’enfant. P. Sévérac explique dans cet ouvrage ce que cette théorie doit à Spinoza.
Le livre de P. Sévérac Puissance de l’enfance. Vygotski avec Spinoza enrichit profondément la lecture d’un auteur, L.S. Vygotskij [1], qui est, avec Paulo Freire, une référence majeure en sciences de l’éducation. Comme le dit P. Sévérac, il permet (du moins théoriquement) de dépasser deux conceptions dominantes en matière d’éducation : le « populisme pédagogique », selon lequel l’enfant se développe de manière continue, suivant ses propres lois et spontanément ; et « l’aristocratisme du savoir » (p. 15), selon lequel le savoir de l’extérieur vient transformer radicalement l’évolution de l’élève. Vygotskij, affirme-t-il, permet de penser à la fois continuité et rupture.
Le sous-titre « Vygotskij avec Spinoza » est doublement fondé : 1. le premier travaille sans cesse sur la base du, « avec » le, second ; il s’y réfère pour fonder son anthropologie moniste, le reformule pour élaborer une future théorie des émotions, tente même de lui donner une base scientifique ; 2. « avec Spinoza », P. Sévérac, spécialiste de ce philosophe, relit Vygotskij en interprétant d’une manière originale un certain nombre de concepts centraux de cet auteur.
Né en 1896, d’abord formateur d’enseignant et critique littéraire, Vygotskij entame sa carrière académique en 1924 en défectologie, pédologie et psychologie en URSS. Il meurt en 1934 des suites d’une tuberculose. Son œuvre comprend plus de 200 textes, parmi lesquels Psychologie de l’art, Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, Pédologie de l’adolescent, Pensée et langage et Théorie des émotions. Pour Vygotskij, les capacités spécifiquement humaines, les fonctions psychiques supérieures, sont des constructions historico-sociales. Toute activité humaine est médiatisée par un instrument, outil ou signe, qui s’interpose entre le sujet et l’objet et transforme fondamentalement la structure de ce rapport. L’idée de base de Vygotskij est de considérer le signe comme instrument permettant d’agir sur d’autres et sur soi -même et de maîtriser ainsi son propre comportement et ses propres fonctions psychiques. En formant des fonctions et des systèmes de fonctions de plus en plus complexes, la structure du psychisme et la personnalité tout entière se transforment.
Vygotskij décrit cette formation à travers l’étude génétique, en distinguant ses stades essentiels, séparés par des crises et des ruptures : des formes complètement nouvelles de mémoire, d’attention, d’action et de pensée sont construites, de plus en plus maîtrisées consciemment, dans des systèmes profondément remodelés. Le principe génétique à la base de ces formations est celui de l’intériorisation de rapports sociaux à travers lequel la personne s’approprie les comportements culturellement élaborés, basés sur des systèmes de signes. Le psychisme le plus personnel est ainsi profondément social ; l’essence humaine se crée à travers les rapports au monde et la société. Le développement humain ainsi conçu dans ses principes est particulièrement complexe dans la mesure où deux lignes de développement, maturation physiologique et construction culturelle, sont fusionnées, mais il est avant tout artificiel, fruit d’interventions éducatives – notamment de l’enseignement –, qui permettent d’actualiser des zones possibles de développement prochain et d’orienter ainsi ce développement.
Le livre de P. Sévérac approfondit plusieurs aspects de la théorie vygotskienne, ici bien sommairement résumée. Dans la première partie, il explicite l’entrelacement des deux lignes de développement. Il montre que le développement culturel n’est pas le déploiement d’un programme préformé – un développement naturel comme l’affirment les théories psychologiques de son époque –, mais une constante transformation. Cette transformation – qu’il discute par contraste avec les conceptions hégélienne et piagétienne – est autant le fruit d’un automouvement que le résultat d’un effort culturel éducatif : « auto-hétéro-mouvement » écrit-il.
Ces caractéristiques générales de l’anthropologie vygotskienne posées, P. Sévérac, à l’aide de Spinoza à partir de la deuxième partie, envisage « l’activité cognitive de l’enfant ». Présentant la formation des concepts lors du passage de l’enfance à l’adolescence qu’analyse Vygotskij dans son ouvrage Pensée et langage – pensée syncrétique, pensée par complexes, pensée par concepts – il montre qu’il est possible de les mettre en parallèle et de les éclairer à travers les genres de connaissance dégagés par Spinoza : termes transcendantaux, notions universelles de l’imagination (premier genre), notions universelles de la raison (deuxième genre). Mais inversement aussi, l’analyse que propose Vygotskij de la genèse des concepts durant l’enfance permettrait « d’être sensible à ce qui pourrait passer inaperçu » chez Spinoza, voire de mieux comprendre sa conception du troisième genre de connaissance, la science intuitive (p. 123). Ceci aboutit à des formulations originales où se croisent intimement les pensées des deux auteurs :
Tandis que [dans le développement de l’enfant] l’imagination, s’intellectualisant, va de bas en haut, l’intellect, lui, devenant plus imaginatif, va de haut en bas – s’opèrent ici une rationalisation de l’imaginaire et une imagination du rationnel. (p. 104) [2]
« La puissance affective de la pensée », troisième partie, aborde d’abord la question du rapport entre pensée et langage. Pour cerner les mécanismes concrets du fonctionnement de ce rapport, Vygotskij définit une unité de base, le mot et sa signification. Elle permet de saisir le rapport sans cesse changeant entre la pensée (généralisation) et le langage (communication) et suivre son développement par l’intériorisation du langage, à savoir la constitution d’un langage intérieur, d’une pensée verbale, une pensée qui peut se déployer en dehors de toute situation et action concrète. En mettant sans cesse en regard les analyses vygotskiennes avec la pensée de Spinoza, P. Sévérac reformule cette transformation du rapport entre langage et pensée qui se réalise à travers le développement de l’enfant jusqu’à l’âge de transition pour devenir adulte. Prenons un exemple qui illustre sa démarche : « Les mots étant des affections corporelles, ordonner et enchaîner des mots qui suivent un ordre valide pour l’intellect (secundum ordinem ad intellectum) signifie composer un discours (« une pluie de mots » [expression vygotskienne]) à même de réaliser linguistiquement une idée adéquate qui est une pensée riche d’une pluralité simultanée » (p. 155). On voit ici poindre une autre idée spinozienne à la base de l’anthropologie vygotskienne, l’unité du corps et de l’esprit :
La psychologie dialectique, écrit Vygotskij, part avant tout de l’unité des processus psychiques et physiologiques. Pour elle le psychisme n’est pas, selon l’expression de Spinoza, quelque chose qui est hors de la nature ou un État dans l’État (Vygotskij, cité par Sévérac, p. 193).
Mais comment, dans ce cadre, aborder le problème qui est au cœur du travail de Vygotskij dès le début de ses recherches, à savoir celui de la conscience ? Celle-ci n’a pas de mode d’existence propre, ce qui serait contradictoire avec la position moniste qu’il partage avec Spinoza ; sa spécificité consiste en une structure que Vygotskij décrit comme « expérience vécue d’expériences vécues ». P. Sévérac explicite le concept d’expérience vécue à travers une interprétation originale d’un texte souvent commenté dans la littérature secondaire sur « Le problème du milieu en pédologie [3] ». Vygotskij y montre comment le « même milieu », en l’occurrence une mère alcoolique, violente, est réfracté de manière profondément différente dans l’expérience vécue de ses trois enfants : pour eux, il n’est de fait pas le même et n’a pas les mêmes effets. Ce qui permet de dire à P. Sévérac que cette « expérience vécue » – pereživanie dit-on aujourd’hui fréquemment dans la littérature consacrée à Vygotskij en lieu et place de sa possible traduction – correspond à l’affect au sens spinozien, une « variation de puissance psychophysique produite par une rencontre avec une causalité extérieure » (p. 206). Cette expérience vécue – qui est donc affect au sens spinozien – peut devenir de plus en plus clairement objet d’une expérience vécue elle-même, ou, pour le dire dans les termes de P. Sévérac empruntant à Vygotskij et à Spinoza simultanément :
Si la conscience inadéquate, passive et partielle, peut être réflexivité réflexe à partir d’une expérience vécue, en revanche la conscience adéquate, active et totale, est nécessairement réflexivité réfléchie à partir de plusieurs expériences vécues (p. 218-220).
Le lecteur, connaisseur de Vygotskij, sort indéniablement enrichi de la lecture de l’ouvrage dont nous avons ici extrait quelques points forts. Elle lui permet de construire un regard renouvelé sur des conceptions fondamentales de l’œuvre vygotskienne : le développement des concepts apparaît sous une nouvelle lumière ; le rapport entre pensée et langage s’approfondit à travers la reformulation « avec Spinoza » ; la conception dialectique de la psychologie comme unité du physique et du psychique, développée tout particulièrement dans les œuvres pédologiques de Vygotskij, trouve sa fondation philosophique solide ; et la théorie des affects spinozienne peut être mobilisée pour avancer dans la difficile articulation entre conscience, intellect et affections qu’esquisse Vygotskij dans le concept d’expérience vécue.
Dans un livre sur la puissance de l’enfance, on notera cependant que le travail pédologique de Vygotskij, à savoir ses analyses sur les stades de développement de l’enfant à travers des crises, ruptures et réorganisations du système psychique n’est guère abordé ; la période de l’âge de transition, de l’adolescence, par exemple, qui est celle de la formation des concepts, n’est pas l’objet d’un exposé systématique. Le rapport entre enseignement (obučatʹ ; non pas apprentissage scolaire comme l’écrit P. Sévérac à la suite de la traduction malheureuse de Françoise Sève) et développement, « développement artificiel » écrit Vygotskij, est certes abordé, mais peu systématisé. L’apport marxien dans l’œuvre de Vygotskij [4], omniprésent pourtant – par exemple dans la critique de Piaget comme faisant abstraction de la pratique réelle pour la construction de la connaissance –, n’est pas du tout mentionné. Mais, quoi qu’il en soit, Puissance de l’enfance est un livre qui ouvre de nouvelles voies à la réflexion et permet de pénétrer plus avant dans la lecture et l’interprétation de l’œuvre de Vygotskij.
par , le 17 novembre 2022
Bernard Schneuwly, « Comment faire un adulte ? », La Vie des idées , 17 novembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Severac-Puissance-de-l-enfance
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[1] Nous utilisons la translittération internationale standardisée du nom qui permet un passage terme à terme de l’écriture latine à l’écriture cyrillique et inversement ; elle est de plus en plus en usage dans les traductions modernes de Vygotskij, par exemple en italien et en allemand.
[2] Ces formulations font écho au rapport d’unité contradictoire entre pensée et imagination que Vygotskij décrit dans L’imagination et son développement chez l’enfant, empruntant la métaphore aux Cahiers philosophiques de Lénine, sous forme de zig – l’imagination qui permet de se détacher du réel – et zag – la pensée qui ramène au réel. Pour plus de détails, Bernard Schneuwly, « ‘Tout ce qui peut être imaginé est réel’. L’évolution de la conception du rapport entre imagination et réel chez Vygotskij », in Bernard Schneuwly, Irina Lepoldoff Martin, Daniele Nunes Henrique Silva (dir.), L.S. Vygotskij, Imagination. Textes choisis. Avec des commentaires et des essais sur l’imagination dans l’œuvre de Vygotskij, Bruxelles : Peter Lang, 2022, p. 381-402.
[3] Irina Leopoldoff Martin, Bernard Schneuwly (dir.), L.S. Vygotskij. - la science du développement de l’enfant. Textes pédologiques (1931-1934), Berne : Peter Lang, 2018, p. 111.
[4] Voir Lucien Sève, « Où est Marx dans l’œuvre de Vygotski ? », Conférence au 7e Séminaire international Vygotskij, Genève, 20-22 juin 2018.