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Cornelius Jansen, par Louis Dutielt

Recension Philosophie

Saint Augustin est-il janséniste ?

À propos de : Simon Icard, Le jansénisme, une théologie, Éditions du Cerf


par Aurélien Chukurian , le 10 avril


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Quelles relations le “jansénisme” entretient-il avec la doctrine de Cornélius Jansen, et celle-ci avec l’augustinisme dont il se réclame ? S. Icard fait le point sur les débats qui jouèrent un rôle déterminant dans la première modernité.

Chercheur spécialisé en histoire de la théologie, Simon Icard propose une analyse du jansénisme, courant spirituel né au XVIIe siècle dans le contexte de la Contre-Réforme catholique et se poursuivant aux XVIIIe et XIXe siècles. De par son objet d’étude et son sous-titre, l’ouvrage semble s’adresser à un public de théologiens. Néanmoins, cette publication revêt également un intérêt philosophique, et c’est dans l’optique de souligner ses apports philosophiques que nous axerons cette recension.

Le jansénisme, ou la doctrine de la grâce forgée par l’évêque Jansénius

D’un point de vue général, le terme jansénisme est utilisé pour faire référence à la doctrine théologique de la grâce (c’est-à-dire l’aide surnaturelle que Dieu accorde gratuitement à l’homme pour son salut), élaborée par l’évêque flamand, Cornélius Jansen, dit Jansénius (1585-1638) : son opus magnum, l’Augustinus, publié à titre posthume (1640), entend trancher les débats des congrégations De Auxiliis (1598-1607), opposant Dominicains et Jésuites sur la question de la grâce. Pour ce faire, il prétend revenir aux sources de l’Antiquité chrétienne, à travers saint Augustin. Aussi met-il au point une doctrine de la grâce, censée autant ruiner la doctrine forgée par le jésuite Luis de Molina qu’être fidèle à l’Évêque d’Hippone, célébré comme le docteur de la grâce. Une telle doctrine a suscité de vives dissensions, la controverse atteignant son point culminant avec les condamnations du magistère, à travers notamment les bulles du pape Innocent X en 1653 (Cum Occasione) et du pape Alexandre VII en 1656 (Ad sacram) : cinq propositions, touchant à l’articulation entre grâce et liberté, sont extraites de l’Augustinus, et dénoncées comme hérétiques par l’Église.

Les motifs de cette condamnation mêlent des enjeux théologiques, ecclésiastiques et politiques. De cette condamnation s’en est suivie une opposition farouche entre les partisans de Jansénius, défendant son orthodoxie, et ses adversaires, dont les membres de la Compagnie de Jésus : au centre de la querelle figure alors la question de savoir si les propositions condamnées se trouvent effectivement dans l’Augustinus.

Le narratif d’une existence fantomatique du jansénisme

De fait, le jansénisme renvoie et à la doctrine de la grâce forgée par Jansénius et à la querelle qu’elle a inspirée. Cependant, il est d’usage, dans la littérature savante, de faire valoir certaines réserves à l’endroit du jansénisme comme catégorie historiographique. Déjà les partisans de Jansénius faisaient valoir que le terme jansénisme avait été inventé par leurs adversaires jésuites, de sorte qu’ils se présentent eux-mêmes comme des « disciples de saint Augustin ». La littérature savante du XXe siècle a alors contribué à faire du jansénisme une « catégorie rétive » (p. 18), ne correspondant à aucune réalité doctrinale : il faudrait préférer au jansénisme le terme d’augustinisme, en y rangeant les personnalités proches de Port-Royal, ce dernier étant perçu comme un centre spirituel et intellectuel marqué par la figure tutélaire d’Augustin. C’est donc avec des guillemets qu’il faudrait recourir à la catégorie de jansénisme, en lui prêtant une dimension fictionnelle.

Un tel narratif à propos du jansénisme n’est pas sans rapport avec l’histoire de la philosophie : une constellation d’auteurs participant de la première modernité philosophique se trouve associée au jansénisme, de ceux considérés comme l’alimentant de l’intérieur à ceux qui de près ou de loin ont entamé avec lui des débats. Par exemple, Antoine Arnauld et Blaise Pascal ont lu et défendu la doctrine de Jansénius dans leurs textes (et des plus fameux, comme les Provinciales), tandis que Nicolas Malebranche et François de Salignac de La Mothe-Fénelon lui ont adressé des objections. À ce titre, c’est un pan de la première modernité philosophique qui se trouve lié au jansénisme : entreprendre de déterminer le statut de ce dernier apparaît donc comme indispensable pour mieux cartographier cette période.

Lacunes du narratif traditionnel

C’est ici qu’intervient l’ouvrage de S. Icard, au titre d’outil pour l’histoire de la philosophie. En effet, l’Auteur prend à bras le corps le narratif d’une existence fantomatique du jansénisme. Aussi commence-t-il par contester les raisons traditionnellement invoquées pour récuser l’étude du jansénisme en tant que catégorie historiographique. Quatre thèses avancées par l’historiographie pour retirer au terme de jansénisme sa légitimité sont passées au crible : 1) faire du jansénisme un augustinisme revient à « transformer en doxa historiographique » l’argumentation apologétique des jansénistes (p. 21), avec ce présupposé hautement litigieux selon lequel l’érudition serait gage de la vérité d’une lecture prétendument objective ; 2) invoquer la diversité doctrinale des défenseurs de Jansénius ne saurait occulter une unité théologique, articulée autour de la doctrine de la grâce transmise par Jansénius ; 3) insister sur la composante politique du jansénisme ne saurait suffire à dénier sa portée théologique ; 4) souligner le déplacement de la théologie vers le dogme impliqué par la dénonciation en hérésie, alors que les partisans de Jansénius voulaient en rester à une discussion des textes, ne saurait empêcher que cette dénonciation signifie l’existence d’un jansénisme théologique, « préalable à sa reconnaissance comme ensemble d’erreurs par le magistère » (p. 25).

Vers un nouveau narratif : le jansénisme dans son interprétation d’Augustin

Cette pars destruens de l’ouvrage est suivie d’une pars construens au cours de laquelle l’A s’assigne pour tâche d’accréditer la pertinence de la catégorie de jansénisme. Pour ce faire, il prend pour fil rouge, non pas tant la question de la grâce, mais la manière dont Jansénius interprète – et non pas répète – Augustin : cette interprétation, reprise par ses disciplines, est à situer « dans la perspective de la difficulté du catholicisme moderne à penser une œuvre commune à Dieu et à l’homme, qui soit totalement divine et totalement humaine » (p. 28).

La réévaluation de la catégorie de jansénisme passe par une mise au jour de l’effort interprétatif que recouvre la lecture de saint Augustin par Jansénius et ses disciples. Jansénius explique Augustin, en tant qu’il lui applique « une grille de lecture », et cette explication, « suffisamment forte pour être reprise par ses défenseurs » (p. 27), laisse affleurer un écart fondamental, donnant sa consistance théorique au jansénisme. À cet égard, l’étude de S. Icard intéresse l’histoire de la philosophie dans la mesure où elle nous met sur la voie de l’enjeu herméneutique qui traverse le jansénisme, enjeu donnant la clé du rapport à Augustin, à percevoir sous les traits d’une discontinuité plutôt que d’une filiation.

D’une matrice christologique à une approche causale du problème de la grâce

L’écart entre le jansénisme et Augustin suppose de prendre acte du fondement christologique qui commande la conception augustinienne de la grâce : l’articulation grâce-liberté est conçue sur fond de christologie, en tant que c’est au Christ qu’il revient de révéler « la coopération des libertés divine et humaine en l’accomplissant en sa personne » (p. 35). L’Incarnation est perçue comme le « type de la grâce » (p. 33), selon les termes mêmes d’Augustin, de sorte que l’union hypostatique (l’union de la nature divine et de la nature humaine dans la personne de Jésus-Christ) est ce à partir de quoi est conçue la sanctification, à travers l’incorporation du saint au Sauveur.

Or, c’est cette logique christique qui est « oubliée » (p. 38) par le jansénisme, sur l’autel d’un motif philosophico-théologique : la relation homme-Dieu, et avec elle l’articulation liberté-grâce, sont conçues à partir non plus du Christ, mais d’un regard sur l’état primitif de l’homme, dont tout découle. Adam est exalté en sa santé primitive, et c’est cette première création qui éclaire la seconde, le péché expliquant la grâce. Il s’ensuit que la question christologique est seconde, secondarisation d’ailleurs aussi observable de l’autre côté du spectre de la querelle sur la grâce, chez le jésuite Molina par exemple. Cette polarisation sur la nature adamique, au détriment de la nature humaine assumée par le Verbe incarné, conduit à comprendre le problème de la grâce comme celui, non pas de l’intégralité d’un agir tantôt humain tant divin, mais d’une mise en concurrence : comme le note Pascal dans les Écrits sur la grâce, « il est question de savoir laquelle de ces deux volontés, savoir de la volonté de Dieu ou de la volonté de l’homme, est la maîtresse, la dominante, la source, le principe et la cause de l’autre » (Œuvres complètes, Éd. Le Guern, t. 2, p. 257). C’est à la volonté qui domine sur l’autre qu’il faut imputer l’effet. Cette mise en concurrence est solidaire d’une approche causale du problème de la grâce, héritée tant de l’approche augustinienne de la providence que des débats médiévaux concernant la cause première et la cause seconde, c’est-à-dire la question de savoir à qui, de Dieu ou de l’homme, l’action humaine doit originellement être attribuée. Jansénius et ses défenseurs infléchissent ce cadre causal à la faveur d’un modèle exclusif, où la volonté dominante détient le statut de cause efficiente, retiré à la dominée. Cette grille de lecture causale – « point aveugle des études » sur la doctrine des jansénistes (p. 85) – encadre la compréhension que se fait Jansénius de la distinction posée par Augustin entre l’aide sans laquelle Adam ne pouvait persévérer par son libre arbitre (auxilium sine quo non) et l’aide par laquelle les saints ne sont que persévérants (auxilium quo). Il faut bien comprendre ce qui se joue. Jansénius assimile l’aide donnée par Dieu à Adam avant le péché à une « cause sans laquelle (sine qua non) », à entendre ici comme une cause à laquelle on ne peut attribuer l’effet, de sorte qu’elle est inefficiente. C’est dire que le maintien d’Adam dans la justice, en l’état de félicité primitive, est dû à sa liberté : l’aide donnée par Dieu à Adam agit en vertu de la cause dominante qu’est le libre arbitre. À l’inverse, après le péché, la grâce donnée par Dieu aux saints est une cause par laquelle, efficiente en tant qu’elle désigne ce par quoi se fait l’action. Cela revient à dire que le libre arbitre de l’homme postlapsaire (après la Chute d’Adam) n’est plus qu’une cause sans laquelle, agie par la cause dominante qu’est la grâce du Christ.

Il apparaît que le système causal janséniste, orienté autour du péché (dit) originel, fait subir une inflexion stoïcienne à la distinction augustinienne, pourtant élaborée contre le stoïcisme. En effet, pour Augustin, l’état d’innocence et l’état de nature déchue ne laissent pas place à un clivage sur le plan de la causalité efficiente : la grâce donnée à Adam est efficiente car volontaire, étant irréductible à une « cause sans laquelle », une cause à laquelle on ne peut attribuer l’effet. La grâce donnée à Adam et celle aux saints se distinguent sur le plan, non pas de leur nature, en ce que l’une serait efficiente et l’autre non, mais de leur force, l’une coopérant avec l’homme encore libre, alors que l’autre « vient chercher l’homme plus bas » (p. 103) du fait du péché. À l’inverse, Jansénius déploie, quasi à son insu, une matrice stoïcienne, en comprenant tant la grâce donnée à Adam que la liberté de l’homme postlapsaire comme « une cause sans laquelle », dépourvue d’efficience. Autrement dit, Jansénius et ses partisans déplacent le sens de la doctrine augustinienne, en faisant entrer la grâce dans un système, non pas christologique, mais causal, où « l’efficience d’une volonté (celle de l’homme avant le péché, celle de Dieu après) exclut l’efficience de l’autre » (p. 114).

On comprend dès lors l’intérêt philosophique de la catégorie de jansénisme telle que la restitue S. Icard : un tel intérêt réside dans la corrélation entre la concentration adamique et le système causal exclusif. C’est cette corrélation qui façonne la conception de la grâce efficace, celle-ci étant comprise dans les termes d’une « dépendance historique, consécutive à la chute » (p. 85), étant seule proprement gratuite, celle d’Adam étant plutôt un dû. Aussi est-ce cette corrélation qui donne lieu à la « distinction janséniste – et non augustinienne – » (p. 56) entre les mérites d’Adam et ceux des saints : les mérites d’Adam sont humains avant le péché, en ce qu’ils dépendent de son libre arbitre ; ceux des saints sont divins, en ce qu’ils dépendent de la grâce efficace. Le péché originel sert de point de bascule, la domination de la liberté de l’homme sur la grâce s’étant inversée, celle de la seconde sur la première prévalant dans l’état de nature déchue. Outre son manque de conformité à Augustin, la coopération valant pour Augustin tant dans l’état d’innocence que dans celui de déchéance, la conséquence de cette distinction janséniste est que « l’humanité du Christ, unie à sa divinité, ne nous a pas mérité le salut » (p. 56), ce qui s’avère difficilement compatible avec les définitions conciliaires sur l’unité des deux natures. De ce point de vue, il n’est pas impossible de retracer en quel sens l’attribution des mérites d’Adam et des saints aboutit à des hérésies pour le magistère.

Apports philosophiques d’une approche renouvelée du jansénisme

Partant, l’ouvrage de S. Icard s’avère bénéfique pour la philosophie, à plusieurs niveaux. En premier lieu, la reconstitution de la théologie janséniste de la grâce tend à souligner un écart avec Augustin, de sorte que « le jansénisme ne saurait être réduit, purement et simplement, à l’augustinisme » (p. 132). Il s’agit là d’une véritable thèse avancée par l’ouvrage, assumant son opposition à l’égard du narratif traditionnel déniant à la catégorie de jansénisme toute consistance. Sans doute cette thèse ne manquera-t-elle pas de susciter une discussion de la part d’autres spécialistes de ce courant. Il n’empêche qu’elle est défendue par l’Auteur d’une manière intelligente et nuancée, à l’appui d’arguments étayés textuellement. Souligner un tel écart entre le jansénisme et sa source augustinienne invite à penser à nouveaux frais l’histoire de la première modernité philosophique, en mettant au jour la circulation des interprétations d’Augustin, le jansénisme étant une interprétation parmi d’autres, avec ses forces et ses faiblesses.

De surcroît, l’ouvrage a le mérite de montrer l’opérativité d’une catégorie historiographique, en l’indexant à l’effort herméneutique qui la structure : l’insistance sur l’état primitif de l’homme et le modèle causal de type exclusif sont des entrées dans la pensée janséniste en ce qu’il s’agit des gestes conceptuels par lesquels elle s’authentifie.

À ces intérêts pour l’histoire de la philosophie s’ajoutent des apports au niveau de la philosophie de la religion. L’écart du jansénisme par rapport à Augustin est symptomatique de la difficulté de concevoir une œuvre commune à Dieu et à l’homme. Par conséquent, la force du jansénisme comme catégorie historiographique serait à la fois de marquer une approche de la grâce de type philosophico-théologique, à l’aune de la nature prélapsaire (avant la Chute d’Adam) et d’une causalité exclusive, et d’inviter à relever le défi d’une conception théandrique de la coopération entre Dieu et l’homme, au sens d’une conception faisant du salut une affaire à la fois pleinement humaine et pleinement divine.

Telles sont les raisons qui destinent l’ouvrage à une lecture philosophique, tant du point de vue de l’histoire de la philosophique que de la philosophie de la religion. Le grand mérite de l’ouvrage est d’œuvrer à la réhabilitation du jansénisme comme catégorie historiographique, par-delà sa disqualification courante, en montrant à l’inverse et sa pertinence pour capter un mouvement intellectuel et spirituel, et son potentiel de sens pour féconder la réflexion philosophique.

Simon Icard, Le jansénisme, une théologie, Paris, Éditions du Cerf, 2024, 168 p, 22 €.

par Aurélien Chukurian, le 10 avril

Pour citer cet article :

Aurélien Chukurian, « Saint Augustin est-il janséniste ? », La Vie des idées , 10 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Simon-Icard-Le-jansenisme-une-theologie

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