Les sociétés démocratiques paraissent ne pouvoir se défaire de l’ombre de la domesticité. Les emplois du secteur de l’aide à domicile y connaissent effectivement un développement notable, participent à la protection sociale et font l’objet d’une volonté de professionnalisation. Mais on a beau s’accorder sur l’utilité des services à la personne dans l’aide aux familles et la prise en charge de la dépendance, rien n’y fait : ces emplois ne parviennent jamais à se départir d’une dimension servile [1]. Ils sont en outre précaires, mal rémunérés et réalisés, pour l’essentiel, par des femmes qui appartiennent aux groupes les plus démunis. Pour ces raisons entre autres, ceux qui les exécutent ne s’identifient pas à une profession et, quand ils parviennent néanmoins à s’organiser, leurs organisations occupent une position dominée dans le champ du syndicalisme.
Dans les débats actuels sur les services à la personne, le cas du Brésil est intéressant à plus d’un titre [2]. Longtemps conçu comme une affaire privée de personne à personne, l’emploi domestique est entré depuis peu dans la sphère publique [3]. Promulguée au lendemain du régime militaire (1964-1985), la Constitution fédérale de 1988 a accordé de nouveaux droits sociaux aux travailleurs domestiques et leur a permis de s’organiser en syndicats [4]. Ceux-ci peuvent maintenant prétendre à un niveau de protection relativement élevé, notamment si on le compare au reste de l’Amérique latine. Et ce d’autant qu’est réaffirmée leur intégration à la prévoyance sociale, obtenue en 1972, qui ouvre le droit à la retraite et à l’assurance-maladie. Bien que moins de 40% des travailleuses domestiques soient aujourd’hui déclarées par leurs employeurs, leur taux de formalisation a augmenté dans un contexte dominé jusqu’à peu par l’accroissement de l’emploi informel, et ces femmes peuvent désormais, sous certaines conditions, assigner un ancien patron devant la justice du travail.
Des syndicats en porte-à-faux
Les associations professionnelles de travailleuses domestiques créées depuis les années 1960 se transforment en syndicats, après que la Constitution de 1988 a supprimé l’exigence d’une représentativité minimale et l’agrément du ministère du Travail. Leurs militantes se voient investies de prérogatives, parmi lesquelles représenter les intérêts de la « catégorie professionnelle » des travailleurs domestiques devant les autorités judiciaires, négocier des conventions collectives et procéder à la rescision des contrats de travail.
Ce changement a placé ces syndicats dans une position ambivalente. Ils ne sont plus désormais seulement des organisations revendiquant l’amélioration des conditions de travail. Ils deviennent aussi des dispositifs juridiques insérés dans le fonctionnement général de la justice du travail et jouent de ce fait un rôle de service public.
La possibilité de s’organiser en syndicats et l’obtention de nouveaux droits ont amorcé le début d’une nouvelle phase du militantisme des domestiques brésiliennes, puisqu’il leur faut s’organiser pour soutenir toutes celles qui s’adressent aux syndicats pour faire respecter ces nouveaux droits. Mais si les travailleuses domestiques ont été juridiquement reconnues comme une catégorie professionnelle, l’engagement militant n’a pas connu un véritable essor avec la transformation de l’association en syndicat. En faisant de ces syndicats des acteurs juridiques, la Constitution de 1988 en a aussi fait des lieux de prestations de services sans leur donner les moyens de les assurer convenablement. Ces organisations se trouvent de ce fait débordées par la prise en charge de requérantes et ne parviennent que très difficilement à mener des campagnes d’information, à mettre en place des programmes de formation professionnelle et à collaborer avec les différents acteurs de l’intervention sociale.
Le syndicat de Rio de Janeiro compte par exemple une dizaine de militantes actives, anciennes domestiques retraitées ou domestiques travaillant à temps partiel, qui perçoivent de menues indemnités pour les permanences qu’elles assurent. Les ressources du syndicat reposent pour l’essentiel sur la contribution demandée pour consulter ses assistantes sociales et ses avocats, ainsi que sur un pourcentage prélevé sur le montant de la rescision des contrats de travail et sur celui des indemnités obtenues devant la justice du travail.
Si un syndicat des travailleurs domestiques n’est pas un service public, la plupart de ceux qui le sollicitent le traitent comme tel. Il en résulte un type de tension spécifique. Alors que les syndicalistes le considèrent comme une organisation revendicative et visent la professionnalisation de l’emploi domestique, les requérantes le tiennent pour une administration et ne s’identifient pas à la catégorie professionnelle des travailleuses domestiques, une occupation vécue comme un stigmate qu’elles espèrent abandonner à la première occasion.
La formation d’un nouveau sens du juste
Pourtant, en dépit d’un petit nombre de militantes et de la quasi absence d’adhérentes, les syndicats de travailleurs domestiques jouent un rôle important dans la diffusion d’une conscience du droit et la formation d’un nouveau sens du juste chez les femmes gagnant leur vie dans l’emploi domestique. Ils sont tout d’abord à l’origine d’affaires judiciaires qui voient les magistrats du travail obliger un employeur n’ayant pas respecté le droit social à signer un accord de conciliation avec son ancienne bonne ou le condamner à lui verser l’indemnité. Ces syndicats contribuent aussi à une meilleure connaissance du droit des femmes de milieux populaires qui, outre la découverte du droit social, apprennent aussi souvent à des assistantes sociales comment faire pour prouver une paternité, obtenir le versement d’une pension alimentaire, engager un procès pour violences conjugales et accéder à l’assistance sociale.
Les relations que les travailleuses domestiques entretiennent avec ceux pour lesquels elles travaillent obéissent de ce fait de moins en moins à une négociation de gré à gré sur les formes du travail. La mise en place d’un nouveau cadre juridique a en effet produit de nouveaux cadres cognitifs construits à partir de normes du droit social. Un « bon patron » n’est plus désormais seulement, selon un nombre croissant de travailleuses domestiques, celui qui traite son employée avec considération, se montre poli, évite de la surcharger de travail, lui fait des cadeaux et l’aide financièrement quand elle est dans le besoin. Il est aussi celui qui, pour reprendre l’expression communément utilisée en la matière, « donne les droits », c’est-à-dire qui la déclare et paie sa part de cotisations sociales, lui accorde au moins un jour de repos par semaine, lui laisse prendre l’intégralité de ses vacances et ne la licencie pas sans lui donner un mois de préavis.
La juridicisation et la judiciarisation croissante des relations des travailleuses domestiques et de ceux qui les emploient au Brésil apportent un éclairage aux débats sur les services à la personne dans une société comme la société française. Alors, on le sait, que les promoteurs de ces activités y voient des « gisements d’emplois », d’autres parlent d’une réapparition de la domesticité. Une position plus nuancée a cependant été formulée : elle montre que les métiers de l’aide à domicile n’ont rien d’intrinsèquement indignes et souligne la nécessité d’un cadre juridique qui protège de la dépendance ceux qui les exercent [5].
Les transformations de l’emploi domestique au Brésil montrent à ce sujet combien la mise en place d’un cadre juridique permet de dégager significativement ces relations d’une logique paternaliste. La reconnaissance juridique et l’accès au droit ont en effet permis en peu de temps aux travailleuses domestiques de se penser sous un autre jour et d’envisager différemment les relations de travail.
La professionnalisation des emplois de l’aide à domicile, si elle permet d’aller vers une amélioration des conditions de travail de ceux qui les exercent, n’a pourtant rien d’une panacée. Et si la mise en place d’un cadre juridique permet une amélioration indubitable, c’est, à notre sens, la pensée du care qui apporte à ce jour les réponses les plus profondes à la question de la réalisation du travail domestique dans les sociétés qui se réclament de la démocratie, en soulignant que ces activités doivent être socialement valorisées et équitablement partagées entre les sexes, pour ne pas être systématiquement déléguées aux femmes les plus démunies.
Pour citer cet article :
Dominique Vidal, « Sortir de la dépendance : les syndicats d’employées domestiques au Brésil »,
La Vie des idées
, 21 décembre 2007.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Sortir-de-la-dependance-les
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