Loin d’être une évidence, l’organisation des Jeux paralympiques est le fruit d’une histoire longue et mouvementée, qui éclaire les évolutions du regard porté sur les personnes ayant des déficiences et l’émergence de nouvelles conceptions de l’équité.
Le 24 mars 1895, le supplément illustré du Petit journal consacre un dessin à un curieux événement, légendé comme suit :
Une course très originale vient d’avoir lieu à Nogent-sur-Marne. M. Viart a porté un défi à toutes les jambes de bois et vingt-cinq ont répondu à son appel. […] Le parcours était de 200 mètres ; il a été couvert en 30 secondes par M. Roulin, immédiatement proclamé champion du monde. Il est né à Orléans, il y a une trentaine d’années, et a perdu sa jambe il y a huit ans à la suite d’un accident de travail. Nous souhaitons vivement que l’honneur qu’il a recueilli console un peu l’excellent homme de sa triste infirmité [1].
Vingt-cinq ans plus tard, en 1920, le journal d’actualité de la société Gaumont diffuse les images de « courses de mutilés sur véhicules à trois roues » à Longchamp [2]. Faut-il voir dans ces « courses de jambes de bois » ou de « véhicules à trois roues » les premières expressions d’une pratique sportive pour les personnes ayant des incapacités physiques, qui se développerait en parallèle de celle mise en place depuis 1887 à partir de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques ?
Cette hypothèse doit être écartée. Bien loin des logiques d’organisation fédérale des activités sportives à l’œuvre à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe siècle, les deux événements relatés s’inscrivent dans une économie du divertissement de masse, offrant un indicateur de la diffusion et du succès populaire rencontrés par les exhibitions tératologiques inventées à Manhattan dans les années 1840 par Phineas Taylor Barnum [3]. Reflet d’un attrait pour les « phénomènes de foire » [4], ils ne doivent donc rien du processus organisationnel de réglementation des pratiques sportives en rapport avec l’olympisme. Spectacle pittoresque de la différence, dont la monstruosité est le parangon, ils accordent finalement peu d’importance à la performance, anecdotique, et au développement des matériaux – ici des « jambes de bois », là des « véhicules à trois roues » d’extérieur pour la vie de tous les jours [5].
Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour voir apparaître un nouveau type de jeux et d’organisations sportives s’adressant d’abord uniquement aux « paralysés », puis s’étendant progressivement à l’ensemble des « handicapés physiques ». Dans un premier temps, ces jeux et organisations sont davantage associés à un projet de rééducation qu’à un souci de compétition. Car la mise en spectacle de la différence, alors vécue comme une « difformité », inquiète. Il convient avant tout de chercher à la masquer et/ou de faire le nécessaire pour se rapprocher de la norme, afin de s’intégrer. Cette discrétion s’impose jusqu’au seuil des années 1960. Puis, en quelques décennies, l’avènement du paralympisme accompagne une profonde transformation des façons de considérer et de mettre en scène les corps handicapés : visible, la différence est désormais assumée, sinon célébrée, et devient compatible avec la performance. Comment s’opère cette mutation laissant entrevoir un autre sport, produisant des environnements et des règlements prenant en compte et valorisant la diversité des corps ?
Une pratique rééducative, mais ludique, pour les paralysés (1948-1960)
Une révolution s’opère au sortir de la Seconde Guerre mondiale, en relation avec la naissance de méthodes de rééducation pour les blessés de la colonne vertébrale qui rendent une pratique « sportive » pensable, et même souhaitable, pour ces derniers. Ces méthodes de rééducation « modernes » sont inventées au cours des années 1940 par le neurochirurgien allemand Ludwig Guttmann (1899-1980). Originaire d’une famille juive, celui-ci bénéficie de l’aide de la Society for the protection of Science and Learning pour fuir l’Allemagne. Le 14 mars 1939, il est accueilli au Royaume-Uni, et se voit offrir un poste à l’hôpital de militaire Stoke Mandeville, proche de Londres. Là, il est vite confronté à un afflux de blessés de la colonne vertébrale servant pour la Royal Air Force, engagée dans une féroce bataille aérienne. Grâce à la diffusion transatlantique de la pénicilline [6], le service de neurochirurgie où il exerce développe une autre manière d’envisager la prise en charge de patients, auparavant passivement alités et vite emportés par des septicémies.
C’est dans ce contexte d’accroissement du nombre et de l’espérance de vie des personnes opérées que, en 1944, il devient médecin-chef d’un centre de réadaptation spécialisé précurseur, qui servira de modèle en Europe et au-delà, dans les décennies suivantes. Outre la neurochirurgie de la moelle épinière, celui-ci propose une prise en charge multidisciplinaire intégrant, outre le souci de l’activation neuromusculaire et métaboliques, des dimensions psychologiques et sociales. Les positions des blessés alités sont régulièrement changées afin d’éviter les escarres et des activités engageant leur mobilité sont proposées. Plus encore, le centre met en place des temps dédiés au travail et aux loisirs pour éviter la perspective démoralisante d’une vie hospitalière recluse et bientôt, à partir des années 1950, construire le projet d’une réintégration dans la vie sociale « normale ». Avec Guttmann, la promotion d’une pratique sportive rééducative plus ludique que les méthodes de kinésithérapies habituelles est partie prenante d’un dispositif thérapeutique qui s’appuie sur un véritable programme de réhabilitation par le mouvement.
La « journée sportive » de compétition de tir à l’arc en fauteuil roulant qu’il organise à l’hôpital de Stoke Mandeville le 29 juillet 1948, jour de l’ouverture des Jeux olympiques de Londres, s’inscrit dans le prolongement de ces nouvelles pratiques de rééducation. Avec seulement seize participants, quatorze hommes et deux femmes, l’événement est modeste et sans prétention. Il contribue néanmoins à mettre en lumière une innovation médicale et sociale associée aux progrès de la neurologie, mais aussi de récolter des fonds grâce à un appel aux dons [7]. Il sera reproduit chaque été, les années suivantes, où les « Jeux de Stoke » sont organisés dans l’enceinte de l’hôpital. Au début des années 1950, cette manifestation commence à accueillir des délégations étrangères. Elle devient un rassemblement international où les sportifs paralysés en raison d’une lésion de la moelle épinière sont de plus en plus nombreux.
En 1954, l’Amicale Sportive des Mutilés de France (ASMF, cf. encadré) découvre l’existence des Jeux de Stoke quelques mois après sa création. À l’été 1955, elle y envoie pour la première fois une délégation. Mais seuls les blessés de la colonne vertébrale peuvent participer, alors même que l’ASMF a été créée par des amputés. À cette époque, des associations du même type, gérées et largement fréquentées par des amputés de guerre, existent également en Allemagne, et bientôt en Suisse [8]. Si ces associations revendiquent toutes l’organisation de pratiques à visée rééducative, leurs activités se développent hors du contexte médical, pour des personnes ayant divers types d’incapacités physiques et sensorielles (notamment des blessés de guerre amputés et/ou aveugles ou des personnes atteintes de poliomyélite) et accentuent la dimension sociale. De là naissent bientôt des tensions avec la fédération chargée de l’organisation des Jeux de Stoke dirigée par Guttmann.
L’Amicale sportive des mutilés de France (ASMF)
L’ASMF est créée en 1954 par des résistants incorporés à la 1re Armée et victimes de mutilations lors de la campagne d’Alsace. Philippe Berthe (1929-1992), son président-fondateur, a combattu dans le Morvan avec les Forces françaises de l’intérieur, avant de s’engager dans la 1re Armée [9]. Durant l’hiver 1953-1954, il apprend à skier sur son unique jambe grâce à l’aide d’anciens combattants autrichiens également amputés de ce membre. Cette expérience l’incite à créer une amicale sportive. De retour à Paris, il réussit à convaincre des amis du cercle d’anciens combattants « Rhin et Danube », qui se réunit dans les locaux que la maréchale Simone de Lattre de Tassigny met à disposition dans son hôtel particulier de la rue Paul-Valéry, de fonder l’ASMF. La maréchale accorde son parrainage et son soutien. Bénéficiant de solides réseaux d’entraide parmi les anciens combattants, l’ASMF trouve vite des ressources hors des institutions miliaires et du monde médical pour organiser des pratiques à forte dimension sociale, tout en restant connectée aux services de rééducation de l’Armée.
C’est notamment en raison de la forte croissance de l’ASMF que, en 1963, Philippe Berthe décide de créer (avec d’autres dirigeants de l’Amicale) une fédération de sports « pour handicapés physiques » en France, dont il devient le premier président.
Au-delà des seuls paralysés, et hors de l’hôpital (1960-1989)
En 1948, les Jeux de Stoke sont nés à l’hôpital. En 1960, ils en sortent pour être organisés sur le site où se sont déroulés, quelques semaines plus tôt, les Jeux olympiques de Rome. Cette délocalisation est rendue possible par la relation nouée entre Ludwig Guttmann et Antonio Maglio, un confrère italien qui a fondé un Centre de rééducation pour paraplégiques en 1957. Seuls des sportifs paralysés des membres inférieurs peuvent participer à ces premiers « Jeux para-olympiques », qui sont donc des Jeux olympiques pour les paralysés. Ces derniers seront désormais organisés tous les quatre ans, à la suite des Jeux olympiques, si possible au même endroit. Après leur deuxième édition à Tokyo, en 1964, ce n’est qu’en 1988 que les Jeux olympiques et paralympiques sont organisés à nouveau dans la même ville, en l’occurrence Séoul [10].
Dans ce cadre, la période 1960-1989 est marquée à la fois par une distanciation à l’égard des pratiques médicales et rééducatives, et par l’adoption d’une organisation orientée vers la compétition sportive – avec par exemple, en France, la mise en place d’organisations fédérales « spécialisées » reconnues par le ministère des Sports (cf. encadré).
La mise en place de fédérations « spécialisées » en France (1963-1977)
En France, c’est au retour des premiers Jeux para-olympiques de Rome que l’ASMF commence à manifester un intérêt pour le sport de compétition, et initie une prise de distance progressive à l’égard des pratiques physiques rééducatives. Une organisation sur le modèle du sport fédéral visant à regrouper des associations disséminées sur le territoire national autour d’épreuves réglementées et de l’organisation de compétitions et championnats, s’impose finalement peu à peu. Une Fédération de sports pour handicapés physiques se met ainsi en place en 1963, et devient Fédération française de sport pour handicapés physiques (FFSHP) en 1968.
Cette dynamique fédérale engendre toutefois des discussions qui débouchent en 1972 sur une division, avec la création d’une Fédération française omnisports des handicapés physiques (FFOHP) dissidente. Les deux instances revendiquent la reconnaissance par le ministère de la Jeunesse et des Sports. En 1974, l’État français octroie le statut de fédération délégataire à la FFSHP [11], puis organise une médiation qui conduit, en 1977, à la dissolution des deux organisations concurrentes et à la naissance de la Fédération Française Handisport (FFH). Cette dernière est chargée d’organiser la pratique et les compétitions sportives pour des sportifs ayant des déficiences motrices très diverses, mais aussi des sportifs avec déficiences visuelles.
Parallèlement, en 1977, la Fédération Française d’Éducation par le Sport pour les Personnes Handicapées Mentales (FFESPHM) reçoit une délégation du ministère des sports. Créée en 1971 [12], elle devient Fédération Française du Sport Adapté (FFSA) en 1983, avec pour mission d’organiser et de développer la pratique des sportifs avec un handicap mental ou psychique.
Cette période voit également s’intensifier les discussions autour de l’ouverture des Jeux à d’autres types de sportifs handicapés que les seuls paralysés. Les sportifs amputés revendiquent le droit de pouvoir participer depuis le début des années 1960. En 1972, lors des Jeux paralympiques d’Heidelberg, ils organisent un sit-in sur le stade pour faire pression sur les décideurs. L’édition suivante, à Toronto en 1976, est la première à accueillir des sportifs non-paralysés, avec la participation d’amputés et de non et malvoyants. Ce changement s’opère dans le cadre de négociations avec des fédérations sportives internationales spécialisées, comme l’International Sport Organisation for the Disabled (ISOD), créée en 1964 pour représenter les sportifs « handicapés », toutes déficiences confondues (notamment amputés), qui souhaitent faire de la compétition, ou la Cerebral Palsy International Sports and Recreation Association(CPISRA), fondée en 1969 afin de promouvoir les sports et loisirs pour les personnes ayant une paralysie cérébrale et des affections neurologiques connexes.
En 1982, l’ISOD et la CRISPA s’allient à l’International Stoke Mandeville Games Federation(ISMGF), organisatrice du sport pour les personnes paralysées en fauteuil roulant, et à l’International Blind Sport Association(IBSA), créée en 1981 pour les personnes aveugles, afin de créer l’International Co-coordinating Committee Sports for Disabled in the World(ICC), dans l’objectif de fonder un mouvement paralympique agrégeant une multiplicité de déficiences. Les sportifs atteints d’une infirmité motrice cérébrale (IMC) participent pour la première fois aux Jeux à New York en 1984. En 1988, le retour sur le site olympique, à Séoul, marque un succès de l’ICC et annonce la naissance officielle du mouvement paralympique, un an plus tard, en 1989, avec la création du Comité International Paralympique (CIP).
Un nouveau type de visibilité : la déficience n’empêche pas la performance (1989-2012)
Le CIP constitue désormais un interlocuteur incontournable pour le Comité International Olympique (CIO). Il obtient de ce dernier l’obligation pour la ville organisatrice des Jeux olympiques d’organiser aussi les Jeux paralympiques. Ces derniers acquièrent ainsi une nouvelle visibilité. Si la période 1976-1988 a vu l’apparition d’images inédites des nouvelles disciplines adaptées aux différents types d’in/capacités représentés dans les épreuves [13], la couverture médiatique est en grande partie restée centrée sur les courses de fauteuil roulant, particulièrement porteuses d’innovations techniques. La dynamique d’élargissement du spectre des déficiences se prolonge pourtant après 1988. Le Comité international des sports des sourds (CISS), qui regroupe les sportifs déficients auditifs depuis 1924, rejoint l’ICC dès 1986 et est membre du CIP à sa création. Ce dernier intègre l’International Sports Federation for Persons with Mental Handicap (INAS-FMH), fédération internationale du sport pour les personnes atteintes de déficiences intellectuelles, qui participent pour la première fois aux Jeux à Barcelone en 1992. En 2001, ce sont les sportifs de petite taille qui rejoignent le mouvement paralympique.
Cet élargissement du spectre des déficiences représentées ne va toutefois pas de soi. En 1995, après quelques années d’adhésion au CIP et de discussions internes, le CISS vote à l’unanimité son retrait du mouvement. Alors que les « Jeux Silencieux », renommés Deaflympics, proposent une vingtaine de disciplines sportives, le CIP ne leur propose d’intégrer que quelques épreuves aux Jeux Paralympiques. Les athlètes sourds n’ont in fine jamais participé aux Jeux paralympiques [14]. En 2000, la participation des sportifs déficients intellectuels, acquise par l’INAS-FMH pour les Jeux de 1992, est remise en cause. À Sydney, après la finale du tournoi paralympique de basketball pour les personnes avec déficience intellectuelle, on apprend que plusieurs joueurs de l’équipe d’Espagne, qui a remporté le match, ne sont en réalité affectés d’aucune déficience cognitive justifiant leur participation à l’épreuve. L’Espagne doit alors rendre sa médaille d’or. Dans la foulée, le CIP, après avoir reconnu ne pas être en mesure d’assurer une sélection fiable des athlètes, décide de retirer les épreuves réservées aux sportifs avec déficience intellectuelle du programme paralympique. Elles n’y seront réintégrées qu’en 2012, à Londres, après la validation d’un protocole d’éligibilité fiable.
Ainsi, au tournant du XXIe siècle, c’est au travers de la crise et de la controverse médiatique suscitée par une nouvelle figure paralympique, celle du « faux paralympien », que la question des classifications est relayée auprès du grand public. Elle est bientôt incarnée par une autre figure, celle du « paralympien hybride technologique », surhumain hyper-performant. Oscar Pistorius apparaît ainsi sur la scène médiatique au milieu des années 2000. Double amputé tibial, cet athlète concourt avec les « valides », équipé de lames de course en fibres de carbone – prothèses de jambe à restitution d’énergie. En 2007, ses performances se rapprochent des minimas exigés pour participer aux Jeux olympiques de Pékin. Face à sa revendication de participer à ces derniers, la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) saisit le Tribunal arbitral du sport. En 2008, à l’issue d’une âpre lutte scientifico-juridique qui alimente la chronique médiatique, cette participation lui est accordée. Il doit cependant attendre 2012 pour participer aux Jeux olympiques de Londres [15].
Ces deux figures du « faux paralympien » et du « paralympien hybride technologique », ainsi que les imaginaires qu’elles mobilisent, contribuent en réalité à alimenter deux questions cruciales du point de vue du monde sportif et olympique : celle des conditions de l’équité et de la définition de la « tricherie ». Leur traitement médiatique semble toutefois ignorer les réponses originales apportées par le mouvement paralympique, au fil de sa construction, pour concevoir une équité dépendant des situations. Pour cela, il s’efforce, outre d’adapter les situations sportives ou de créer de nouvelles épreuves permettant d’accueillir les publics auparavant exclus (en raison de leurs in/capacités), de considérer qui peut équitablement concourir avec qui dans chacune de ces situations (selon ses in/capacités).
Régénérer l’olympisme : discours sur l’héritage et promotion de la diversité
Dans ce cadre, la distance croissante prise avec l’univers de la rééducation au fil du temps a permis d’abandonner les classifications initiales par déficiences au profit de classifications dites « fonctionnelles », qui considèrent la relation entre les exigences propres à une tâche sportive et les in/capacités du sportif. Chaque para-sport dispose ainsi d’une classification spécifique. L’athlétisme est par exemple divisé en deux catégories, T pour les courses (pour track en langue anglaise) et F pour les lancers (pour field en langue anglaise). Pour chacune des épreuves des deux catégories, les athlètes ayant des in/capacités leur conférant un handicap similaire (désavantage léger, sévère ou majeur) sont regroupés dans une même classe associée à un chiffre.
L’histoire du mouvement paralympique peut donc être envisagée comme celle de la mise en lien et du regroupement de sportifs singuliers, « autrement capables » ; une histoire de rencontres, d’adaptations, d’ingéniosité et d’innovations en vue de créer les conditions de l’équité dans des compétitions réunissant ces sportifs aux in/capacités extrêmement diverses. Les systèmes de classification conçus pour leur permettre de concourir ensemble, de manière équitable, offrent sans doute des modèles inspirants pour penser l’égalité des chances et la prise en compte de la diversité dans les sociétés contemporaines.
Au tournant des années 1990, le paralympisme accède à sa forme institutionnelle actuelle (avec la création de l’IPC) au moment où le CIO, confronté aux difficultés et aux critiques associées aux déficits financiers engendrés par l’organisation des jeux, et au coût de cette organisation pour les pouvoirs publics des pays hôtes, commence à produire un discours sur « l’héritage » des Jeux. L’intérêt d’organiser ces derniers n’allant plus de soi, il convient de convaincre de leur « impact » positif pour les villes organisatrices. Le paralympisme devient alors d’autant plus valorisable qu’il fait écho au développement des politiques publiques nationales et internationales d’inclusion des personnes handicapées. Le 19 juin 2001, le CIO et le CIP signent un accord garantissant l’organisation des Jeux paralympiques. Dans la foulée, l’inclusion s’impose comme un des principaux enjeux de l’héritage d’un événement unique, les Jeux olympiques et paralympiques (JOP), portés par un même comité d’organisation (COJOP). L’attention et les objectifs se fixent d’abord sur l’accessibilité des infrastructures sportives et non sportives nécessaires à l’organisation des Jeux paralympiques.
En 2012, les Jeux de Londres accentuent cet enjeu de l’inclusion. D’abord parce que, suite à la validation d’une procédure d’éligibilité des sportifs porteurs d’une déficience intellectuelle, ceux-ci sont réintégrés dans trois sports paralympiques (natation, tennis de table et athlétisme). Ensuite parce que la communication mise en place véhicule un message explicitement fondé sur la fierté de la différence et la revendication d’une société plus inclusive. Cette communication suscitera des débats en raison de sa référence aux super-héros et à l’affleurement d’un imaginaire post-humaniste qui laisse planer le risque d’un spectacle de la différence renouant avec celui de l’exhibition des monstres. Avec le temps, des études montrent par ailleurs les effets très décevants de l’événement sur la participation sportive des personnes handicapées au Royaume-Uni. Mais quoi qu’il en soit, un seuil est franchi, qui se confirme lors des éditions suivantes. Depuis longtemps déjà, l’enjeu n’est plus la réparation d’une déficience ou d’un dysfonctionnement individuel. Désormais, le paralympisme apparaît pleinement comme le lieu de construction d’environnements de pratiques compétitives prenant en compte les différences pour permettre l’égalité des chances. En cela, il n’est pas le sport des « autres », mais ouvre la voie à un autre sport, où chacun a sa place.
– Christopher Brown, Athanasios Pappous, « ‘The Legacy Element... It Just Felt More Woolly’ : Exploring the Reasons for the Decline in People With Disabilities’ Sport Participation in England 5 Years After the London 2012 Paralympic Games », Journal of Sport and Social Issues, vol. 42, n° 5, 2018, p. 343-368.
– Julie Cornaton, Angela Schweizer, Sylvain Ferez, Nicolas Bancel, « The divisive origins of sports for physically disabled people in Switzerland (1956-1968) », Sport in Society, vol. 21, n° 4, 2018. p. 591-609.
– Sylvain Ferez, Julie Thomas, Sébastien Ruffié, « De l’auto-organisation des mutilés de guerre à la structuration d’une Fédération sportive pour handicapés physiques : la spécificité de la France (1954-1972) », European Studies in Sports History, vol. 8, 2015, p. 121-148.
– Sylvain Ferez, Sébastien Ruffié, Nicolas Bancel, « From Sport as an instrument in Rehabilitation to the adoption of Competitive Sport : Genesis of a Delegatee Sports Federation in France for those with Physical Disabilities (1954-1972) », Sport History Review, vol. 47, n° 2, 2016, p. 146-171.
– Sylvain Ferez, Sébastien Ruffié, Hélène Joncheray, Anne Marcellini, Athanasios Pappous, Rémi Richard, « Inclusion through Sport : A Critical View on Paralympic Legacy from a Historical Perspective », Social Inclusion, vol. 8, n° 3, 2020, p. 224-235.
– Sylvain Ferez, Sébastien Ruffié, « La reconnaissance du sport pour handicapés physiques par l’État français : gestion des effets inattendus d’une scission fédérale (1963-1977) », Sport History Review, à paraître, 2024.
– Damien Issanchou, Sylvain Ferez, Éric de Léséleuc, « Technology at the service of natural performance : cross analysis of the Oscar Pistorius and Caster Semenya cases », Sport in Society, vol. 21, n° 4, 2018, p. 689-704.
– Anne Marcellini, Michel Vidal, Sylvain Ferez, Éric de Léséleuc, « "La chose la plus rapide sans jambes". Oscar Pistorius ou la mise en spectacle des frontières de l’humain », Politix, vol. 23, n° 90, 2010, p. 139-165.
– Anne Marcellini, Sylvain Ferez, Damien Issanchou, Éric de Léséleuc, Michael McNamee, « Challenging human and sporting boundaries : The case of Oscar Pistorius », Performance Enhancement and Health, vol. 1, 2012, p. 3-9.
– Kutte Jönsson, « Paralympics and the Fabrication of ‘Freak Shows’ : On Aesthetics and Abjection in Sport », Sport, Ethics and Philosophy, vol. 11, n° 2, 2017, p. 224-237.
– Rémi Richard, Anne Marcellini, Athanasios Pappous, Hélène Joncheray, Sylvain Ferez, « Construire et assurer l’héritage des Jeux olympiques et paralympiques. Pour une inclusion sportive durable des personnes vivant des situations de handicap », Science & Motricité, n° 107, 2010, p. 41-52.
– Rémi Richard, Damien Issanchou, Sylvain Ferez, « Fairness, regulation of technology and enhanced human : a comparative analysis of the Pistorius case », Sport, Ethics and Philosophy, vol. 15, n° 4, 2021, p. 507-521.
– Sébastien Ruffié, Sylvain Ferez (dir.), Corps, Sport, Handicaps. L’institutionnalisation du mouvement handisport (1954-2008), Paris, Téraèdre, 2013, 212 p.
– Sébastien Ruffié, Sylvain Ferez, Élise Lantz, « From the Institutionalization of “all disabilities” to Comprehensive Sports Integration : The Enrolment of France in the Paralympic Movement (1954-2012) », The International Journal of the History of Sport, vol. 31, n° 17, 2014, p. 2245-2265.
Pour citer cet article :
Sylvain Ferez & Anne Marcellini, « Sport des autres ou autre sport ?. Genèse et essor du paralympisme »,
La Vie des idées
, 3 septembre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Sport-des-autres-ou-autre-sport
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[5] Le film diffusé par la société Gaumont en 2020 est intitulé « Le Vélocimane », du nom d’un tricycle à pédalier manuel développé par la société Monet & Goyon en 1919. On y voit aussi un modèle actionnable par la force des bras mis au point par la société Aumont, en s’inspirant des fauteuils de transport des soldats blessés utilisés durant la Première Guerre mondiale.
[7] L’événement de 1948 visent ainsi, pour Guttmann, à obtenir des dons pour financer un bus de transport adapté. Les Jeux de Stoke Mandeville s’inscrivent ainsi, à leur origine, dans une économie caritative.
[8] Pour la Suisse, se référer à la thèse soutenue par Julie Cornaton en 2017 à l’université de Lausanne.
[9] En décembre 1943, Jean de Lattre de Tassigny (1889-1952) prend la tête des troupes rassemblées dans les colonies africaines de la France qui débarquent en Provence en août 1944. La 1re Armée se constitue ensuite en amalgamant les forces de la Résistance à mesure qu’elle libère la France, puis conduit la campagne victorieuse « Rhin et Danube ». Il est élevé à la dignité de maréchal de France le 11 janvier 1952, à titre posthume, lors de funérailles nationales.
[10] Ils sont organisés à Tel Aviv en 1968, à Heidelberg en 1972, à Toronto en 1976, à Arnhem en 1980, à Stoke Mandeville et New York en 1984.
[11] Cette délégation revient à attribuer le monopole de l’organisation d’une ou plusieurs disciplines sportives de haut niveau à une fédération qui représente la France dans les compétitions internationales.
[12] Sous l’intitulé de Fédération française d’éducation par le sport des personnes handicapées mentales.
[13] Les Jeux de 1976 voient par exemple l’introduction du goalball, sport collectif spécialement pensé pour les déficients visuels (qui oppose deux équipes de trois joueurs, avec un ballon à grelots) et du saut en hauteur « en ventral » pour les athlètes unijambistes. La boccia (sport de boule apparenté à la pétanque, avec différent dispositifs de lancement selon ses capacités) est pour sa part introduite en 1984, au moment de l’arrivée des sportifs IMC.
[14] Aujourd’hui l’International Committee of Sports for the Deaf (ICSD) a son siège à Lausanne et organise les Deaflympics en alternance avec le calendrier olympique et paralympique.
[15] Avant Oscar Pistorius, l’image médiatique de l’athlète amputé appareillé d’un flexfoot émerge avec Aimé Mullins, Américaine qui a participé aux Jeux d’Atlanta 1996 (en sprint et en saut en longueur) avant de se lancer dans une carrière de mannequin (à partir de 1999) et de devenir l’icône de grandes marques.