L’époque coloniale n’hésitait pas à classer les races selon leur disposition biologique et culturelle à faire la guerre. Le préjugé perdura jusqu’aux guerres de décolonisation.
L’époque coloniale n’hésitait pas à classer les races selon leur disposition biologique et culturelle à faire la guerre. Le préjugé perdura jusqu’aux guerres de décolonisation.
Bien documentée pour le cas britannique notamment grâce au livre d’Heather Streets [1], la catégorie de « races guerrières [2] » en contexte colonial français n’avait jusque-là pas fait l’objet d’une étude exhaustive [3]. C’est chose faite avec le livre passionnant de Stéphanie Soubrier, issu de sa thèse de doctorat, qui retrace méthodiquement et méticuleusement la fabrique, par les armées françaises, de cette « catégorie ethno-coloniale à portée impériale » (p. 15), entre la conquête de l’Algérie, dans les années 1850, et les tranchées de la Grande Guerre. Une catégorie qui vise à classer et hiérarchiser les populations conquises en fonction de leurs qualités supposément guerrières, sur un substrat qui relèverait à la fois de données biologiques et culturelles.
Ces classements, nous rappelle l’autrice, sont produits par les officiers européens acteurs de la conquête coloniale, férus de taxinomie (p. 115), mais également contraints par leur hiérarchie, à des fins de contrôle, de produire de nombreux rapports sur les populations sur lesquelles la France est en train d’imposer sa domination. Au XIXe siècle, l’anthropologie et ses sciences auxiliaires, comme l’ethnographie, sont en plein essor en particulier en terrain colonial, et ces officiers, mais aussi les médecins militaires, sont proches des milieux savants qui produisent un (pseudo) savoir colonial : les influences sont réciproques. Ces représentations qui charrient de très nombreux stéréotypes, qu’ils soient négatifs ou positifs, sont profondément mouvantes et plastiques. Elles orientent, sans jamais les déterminer, les pratiques de recrutement et d’emploi des auxiliaires indigènes qui accompagnent, dès les années 1850, les opérations de conquête coloniale, puis l’engagement de ces hommes sur le front européen pendant la Grande Guerre.
En analysant la genèse et les usages souvent contradictoires de cette catégorie de « races guerrières », l’autrice contribue, avec d’autres, à remettre en cause le mythe d’une République française color blind, rappelant que « loin de constituer une anomalie au sein de la politique coloniale française » (p. 13), l’usage de ces « races guerrières » s’est profondément inscrit dans le paradigme racial républicain. L’existence même de soldats non citoyens ne constitue pas un principe dérogatoire au projet républicain, mais montre au contraire à quel point l’armée est une institution profondément coloniale qui produit un discours « hiérarchisant et différenciateur » (p. 13) au moment même où s’élabore, en métropole, le principe de la conscription qui vise précisément à abolir les différences derrière l’uniforme.
Stéphanie Soubrier montre aussi avec force à quel point la catégorie de « race », susceptible de dérouter un lectorat français imprégné de cet imaginaire universaliste construit par la République, est une « catégorie utile d’analyse historique » [4] de l’institution militaire aux XIXe et XXe siècles. D’autant qu’au XIXe siècle, le mot est très utilisé par les acteurs y compris en terrain non colonial pour qualifier, également, des populations européennes. À ce titre, Stéphanie Soubrier montre de manière convaincante à quel point le cadre impérial est fondamental pour penser la catégorie de « race guerrière ». La défaite française de 1870-71, cristallisant en métropole des angoisses autour de la dégénérescence de la « race » française et de la masculinité, a promu, à travers la figure du tirailleur sénégalais, un modèle de « masculinité indigène » subalterne permettant aussi d’héroïser les conquérants européens qui les dominent. Stéphanie Soubrier montre ainsi, en pratique, le caractère hégémonique de la masculinité blanche des officiers qui contrôlent et punissent leurs hommes, ainsi d’ailleurs que les conjointes de ces derniers qui souvent les accompagnent. Impériale, la catégorie de « race guerrière » n’est pas a priori uniquement coloniale. Heather Streets a ainsi souligné dans le cas britannique que les habitants des Highlands, en Ecosse, bénéficient dès le XVIIIe siècle d’une excellente réputation militaire. Signe de la circulation des catégories entre la métropole et l’empire, mais aussi entre les empires, les Français exaltent les vertus guerrières des populations montagnardes de Kabylie lors de la conquête de l’Algérie, puis des Berbères lors des opérations de « pacification » du Maroc.
L’expression « races guerrières » apparait lors de la longue conquête de l’Algérie, avec la création des premières unités indigènes. Elle se diffuse lors de la conquête du Sénégal, alors que le général Faidherbe créé le corps des tirailleurs sénégalais, en 1857. Mais, souligne l’autrice, le critère racial apparait moins comme un outil qui déterminerait le recrutement que comme son reflet, c’est-à-dire qu’il est souvent utilisé comme la justification, a posteriori, du fait que certains groupes de population s’engageraient plus volontiers que d’autres dans les rangs de l’armée française. Les bambara – l’ethnie que le mot est censé désigner est d’ailleurs une invention coloniale – sont célébrés comme des « races guerrières » non pas tant en vertu de qualités intrinsèques que par « leur volonté de s’engager comme soldats au service de la France » (p. 133). En ce sens, rappelle l’autrice, les officiers n’ont pas été dupes de catégories raciales qu’ils ont souvent utilisées à des fins politiques.
Ce que montre Stéphanie Soubrier, et c’est indéniablement une des forces de son travail, est qu’il ne s’agit pas là de la seule et de la moindre des contradictions de l’usage de la catégorie mouvante de « races guerrières ». Celle-ci se cristallise en effet au moment de la conquête du Soudan (l’actuel Mali), dans les années 1880, au cours de laquelle les Français constatent l’ardeur combattante de leurs ennemis, sans pour autant les voir comme des « races guerrières » : sont considérées comme « guerrières » les populations aptes à combattre certes, mais surtout à combattre avec discipline et loyauté, au service des Français. Dans une logique relativement similaire, les Français se méfient des combattants d’Afrique équatoriale française, d’Indochine, ou des Hova de Madagascar qui leur ont pourtant infligé une farouche résistance lors de la conquête, mais en menant une guerre asymétrique jugée non glorieuse et lâche par des Européens éprouvés par ce type de conflit dont ils n’ont pas l’habitude en Europe. C’est aussi ce qui explique que les populations asiatiques aient été considérées comme non guerrières : certes, rappelle l’historienne, pèsent sur ces hommes des stéréotypes raciaux et genrés qui font d’eux des êtres dépourvus de la virilité guerrière alors en construction en métropole [5]. Mais c’est surtout la peur du manque de loyauté de ces colonisés qui pèse dans la construction des classifications.
S’inscrivant dans une historiographie qui vise à redonner aux dominés des marges de manœuvre en situation coloniale, Stéphanie Soubrier souligne, avec nuance et précision, que cette catégorie est, à bien des égards, co-construite par les colonisés et les colonisateurs. On retrouve en Afrique sous domination française le « syndrome gurkha » repéré dans le cas britannique par les historiens et les historiennes des martial races : à l’image de ce que font certains groupes ethniques les plus pauvres de l’Inde colonisée, comme les populations gurkha, pour qui le salaire versé par l’armée représente un enjeu de premier plan, certaines populations de l’empire français intériorisent, puis revendiquent, cette identité guerrière dans des logiques d’émancipation collective ou de stratégies individuelles. Dans des pages très novatrices, Stéphanie Soubrier montre par exemple qu’en Afrique subsaharienne, la solde versée par l’armée française permet aux hommes de payer la dot (due par le marié et non par la mariée) et donc participe de stratégies matrimoniales.
L’autrice conclut son étude par une analyse de l’emploi des troupes coloniales pendant la Grande Guerre sur le front européen. C’est, rappelle-t-elle avec raison, une vraie rupture, dans la mesure où la catégorie « race guerrière » fut pensée jusque-là pour mener une guerre coloniale dans des territoires extra-européens. Charles Mangin a certes ouvert la voie, dès 1910, à l’idée qu’il est possible, face à l’Allemagne, d’utiliser ces hommes pour compenser un obsédant déclin démographique, tout en se heurtant à de nombreuses résistances, qui cèdent finalement en 1914. L’autrice avance ce faisant en terrain plus connu, défriché par des chercheurs aux travaux pionniers [6]. Pour autant, son objet lui permet de rouvrir des dossiers brûlants, comme celui des pertes subies par les tirailleurs sénégalais. Pour l’autrice, le fait que les chiffres ne montrent pas nettement de surreprésentation de ces derniers parmi les pertes n’invalide pas la thèse selon laquelle le commandement a souhaité, effectivement, utiliser ces hommes pour épargner le sang des Français, d’abord parce que ces pertes étaient considérées comme moins graves, mais aussi parce que la catégorie « race guerrière » avait fait d’eux des individus prétendument plus résistants à la douleur et à la peur. L’expérience de la guerre met toutefois à mal ces conceptions : les soldats africains, face à l’artillerie, sont terrorisés, flanchent, se suicident, à l’image de leurs camarades métropolitains. L’image de troupes de choc, véhiculée notamment par Charles Mangin, en est largement, et durablement écornée.
La catégorie tombe-t-elle pour autant en désuétude, comme semble le suggérer l’autrice à la fin de son ouvrage qui estime que « le conflit semble ainsi agir comme un creuset qui estompe les différences construites par Mangin entre les soldats de la ‘’force noire’’ et les poilus français » (p. 398) ? Rien n’est moins sûr. À la lecture de l’étude magistrale de Stéphanie Soubrier, il est frappant, au contraire, de voir la pérennité de la catégorie de « races guerrières » dans les représentations du corps des officiers français tout au long de l’entre-deux-guerres et ce jusqu’aux guerres de décolonisation. Ainsi, les cadres de la France libre, à commencer par Philippe Leclerc de Hautecloque, contraints, du fait des circonstances, de recruter en Afrique équatoriale française dans les années 1940/1941, ne font que déplorer l’insuffisance au feu de ces recrues. En 1944-1945, les soldats d’Afrique subsaharienne seront d’ailleurs retirés des lignes, pour des raisons politiques, mais aussi parce que les cadres les considèrent comme inaptes à la guerre d’hiver et plus généralement à la guerre moderne telle qu’elle est menée en Europe [7].
Les soldats d’Afrique subsaharienne, incarnés par la figure du tirailleur sénégalais, sont ainsi progressivement remplacés par les peuples du Maghreb, en haut de la hiérarchie des « races guerrières », de plus en plus considérés comme de bons guerriers, à commencer par les Berbères. Les opérations de conquête au Maroc où l’armée française s’est heurtée à une résistance farouche de la part de tribus du Moyen Atlas ont peut-être renforcé ces préjugés. L’historienne Julie Le Gac a rappelé qu’en 1942-1944, le recrutement au Maroc s’est concentré dans les régions majoritairement berbères, où les hommes étaient considérés comme faiblement islamisés, ce qui devait faciliter leur assimilation [8]. On retrouve tout au long du XXe siècle ce même rapport ambivalent que l’institution militaire entretient vis-à-vis de l’islam, et que repère Stéphanie Soubrier pour le XIXe siècle (p. 165 et suiv), même si la pratique musulmane est de plus en plus vue, par les cadres, comme un facteur de discipline et de cohésion des hommes, pour peu qu’elle ne soit pas laissée à l’appréciation d’intermédiaires religieux non contrôlés par la hiérarchie militaire [9].
Une telle continuité – même s’il existe, on le voit, des réajustements permanents – dans les représentations du corps des officiers serait assurément à creuser en approfondissant l’analyse des parcours des cadres qui les portent, à travers les conflits de colonisation, les fronts européens, mais aussi les guerres de décolonisation. Car la catégorie de « race » ne disparait pas, bien au contraire, au moment de la guerre d’Indochine, où les soldats de l’empire sont envoyés à partir de 1948, même si les sources militaires ne parlent pas précisément, à notre connaissance, de « races guerrières » : elles mêlent plutôt des catégories ethniques et nationales. Le commandement semble désormais préconiser, selon une forme d’ingénierie raciale, d’obtenir un introuvable équilibre entre des groupes ethniques aux qualités guerrières supposément complémentaires. Ainsi le capitaine Soglo estime que « si les résultats attendus n’ont pas été atteints, c’est à cause de la composition en races des unités ».
Car, selon lui, « les qualités guerrières des militaires africains sont souvent très différentes suivant les territoires d’origine », et « le principe de disséminer les originaires d’AOF et d’AEF dans les unités sans tenir compte des affinités raciales ne parait pourtant pas comme la meilleure des formules », car susceptible de créer des tensions dans les rangs [10]. Or, si Stéphanie Soubrier a montré comment la catégorie de « races guerrières » est pensée à l’origine pour et par la guerre de conquête coloniale, force est constater que les cadres européens en Indochine déplorent désormais l’inadaptabilité de certains groupes ethniques à la guerre asymétrique qui est menée par le Vietminh. Ainsi ce chef de bataillon servant au 24e régiment de marche de tirailleurs sénégalais qui estime, à la fin de l’année 1953, que « le tirailleur sera toujours surpris et désemparé lorsqu’il s’agira d’une embuscade ou d’un attentat commis alors que la rizière ou la rue fourmillent de gens paisibles dont l’attitude l’a trompé car il est confiant de nature [11] ». Ces quelques remarques disent, à nouveau, toute la richesse et l’importance de l’ouvrage de Stéphanie Soubrier pour penser, sur la longue durée, l’institution militaire et son rapport à la « race ».
par , le 16 octobre
Claire Miot, « Race et République », La Vie des idées , 16 octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Stephanie-Soubrier-Races-guerrieres
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[1] Heather Streets, Martial Races. The military, race and masculinity in British imperial culture (1857-1914), Manchester, Manchester University Press, 2010.
[2] Je choisis l’emploi des guillemets pour utiliser le mot « races », mais cet usage fait l’objet d’une discussion au sein des sciences sociales. Voir par exemple la discussion entre Jean-Frédéric Schaub et Marie-Anne Matard-Bonucci dans la revue Alarmer.
[3] Voir toutefois les réflexions pionnières de Vincent Joly « « Races guerrières » et masculinité en contexte colonial. Approche historiographique », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 2011/1 (n° 33), p. 139-156.
[4] Joan W. Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », traduction de Varikas Éléni, Les Cahiers du GRIF, n°37-38, 1988.
[5] Georges Mosse montre ainsi comment s’impose progressivement, avec la généralisation de la conscription, un « modèle militaro-viril ». George L. Mosse, L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, Paris, Éd. Abbeville, 1997 [1996].
[6] Voir notamment Marc Michel, L’appel à l’Afrique. Contributions et réactions à l’effort de guerre en A.O.F.(1914-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982. Voir plus récemment Richard S. Fogarty, Race and War in France. Colonial Subjects in the French Army (1914-1918), John Hopkins University Press, 2008.
[7] Rapport concernant l’activité des Forces Françaises Libres du Tchad en janvier et février 1941 du 5 avril 1941, cité par Géraud Létang, Mirages d’une rébellion. Être Français libre au Tchad (1940-1943), thèse de doctorat sous la direction de Guillaume Piketty, Sciences Po Paris, 2019, p. 284. Voir aussi Eric Jennings, La France libre fut africaine, Paris, Perrin, 2014 ; Claire Miot, « Le retrait des tirailleurs sénégalais de la Première Armée française en 1944. Hérésie stratégique, bricolage politique ou conservatisme colonial ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2015/1 (no 125), p. 77-89.
[8] Julie Le Gac, Vaincre sans gloire. Le corps expéditionnaire français en Italie (1942-1944), Paris, Les Belles Lettres/DPMA, 2013, p. 73-75.
[9] Je me permets de renvoyer à Claire Miot, « ‘’Une police des âmes’’ ? L’islam dans l’armée française en 1944-1945 », Revue historique des armées, n°289, pp. 40-55 ; Miot Claire, « The Officer for Muslim affairs in the First French Army (1944-1945) : intermediary or agent of control ? » in Bougarel Xavier, Branche Raphaëlle, Drieu Cloé (dir.) Far from Jihad. Combatants of Muslim origins in European Armies in the 20th Century, Bloomsbury, Londres, 2017, pp. 161-182.
[10] Rapport sur le moral des unités africaines, premier semestre 1953, par le capitaine Soglo, bureau des affaires africaines, GR 10H 420, SHD.
[11] Rapport du chef de bataillon Beaudenon commandant le 1er bataillon du 24e RMTS, 1er décembre 1953, GR 10H 363, SHD.