En matière de financement de la télévision, la France, une fois encore, cultive son style. Elle ne colle pas au modèle nord européen caractérisé par une séparation nette entre public et privé et par une redevance élevée. Et elle se distingue également du modèle latin qui voit la publicité déferler sur tous les réseaux. Par ailleurs, la manne publicitaire dégagée en France pour financer l’ensemble des grands médias (10, 5 milliards d’euros en 2006, hors annuaires) est deux fois plus faible que celle de la Grande-Bretagne (20,3 milliards), presque deux fois plus faible que celle de l’Allemagne (17,3 milliards), et voisine de celle de l’Italie (8,7 milliards) ou de l’Espagne (7 milliards). La part de ces investissements qui va à la télévision (32 %, soit 3,4 milliards d’euros), se situe à un niveau intermédiaire entre l’Italie (52 %, soit 4,6 milliards) et l’Espagne (45 %, soit 3,2 milliards) d’une part, et l’Angleterre et l’Allemagne (chacun autour de 26 %, soit 5,6 milliards pour la première et 4,5 milliards pour la seconde), de l’autre [1].
Poursuivons la comparaison avec la Grande-Bretagne, pays de taille comparable au nôtre et souvent cité en exemple ces derniers temps. La redevance française qui, pour sa plus grosse part, aide à financer télévision et radio publiques est aussi l’une des plus faibles d’Europe : 116 euros – les foyers anglais, eux, déboursent 135 livres (170 euros) [2]. D’ailleurs, depuis plus de cinq ans, son niveau stagne (un choix politique difficile à comprendre, car le secteur de la télévision incline à être inflationniste) pendant que les autres pays l’augmentent régulièrement. Au total, la France, avec un financement mixte, aligne 2,8 milliards d’euros pour son pôle de télévision publique (FR2, FR3, France 5, Arte), en net retrait par rapport à la Grande-Bretagne. La BBC home service, qui ne recourt pas aux ressources publicitaires, récolte 4,4 milliards d’euros. Le démarquage entre les deux systèmes est clair. Il s’enracine dans les valeurs qui ont fondé, dès leur origine, les institutions de la télévision en France et au Royaume-Uni. Plus largement, l’attitude vis-à-vis du financement des médias diffère profondément de part et d’autre de la Manche.
Les concepts fondateurs : télévision sociétale contre télévision politique
Le statut juridique de la BBC établi en 1926 (d’abord pour la radio, puis à partir de 1936 pour des émissions de télévision) a été conçu en termes d’efficacité. Il fallait combiner un contrôle public, nécessaire en raison de l’absence de concurrence, et une gestion politique indépendante. Le radiodiffuseur auquel l’État accordait le droit d’émettre était investi de missions d’intérêt collectif, concernant à la fois la nation et les citoyens. Cette finalité sociétale et démocratique interdisait qu’il fût soumis aux logiques particulières des publicitaires. Dès le départ, rappelle l’économiste Nicholas Garnham, « le contrôle de l’État a également été perçu comme porteur d’avantages considérables aux plans culturel, social et éducatif. Il représentait, par exemple, un moyen économique d’éduquer les masses récemment admises au suffrage universel, de les « préparer » à la démocratie et de réduire les possibilités de manipulation à grande échelle » [3]. Cette attitude à l’égard de la BBC a eu pour corollaire une ouverture précoce aux réseaux commerciaux. En 1954, le « Television Act » met fin au monopole de la BBC sur la télévision et permet l’exploitation de chaînes privées (le réseau ITV) ayant accès à la publicité. Mais ces dernières étaient aussi soumises à des principes de service public. Ainsi en Grande-Bretagne, les médias télévisuels ont été dès l’origine « pensés » comme des rouages puissants de la démocratie, et comme devant marquer leur distance par rapport au gouvernement : une conception qui inspire la Charte de la BBC et son organisation, le Board of Governors (devenu le BBC Trust depuis le 1er janvier 2007) qui comprend 12 membres issus de divers segments de la société. Nommée par la reine (dans les faits par le gouvernement), cette institution dispose d’une large marge d’action pour diriger la BBC, et ses avis et rapports annuels reflètent son « esprit » d’origine, c’est-à-dire son inscription dans une ambition démocratique. Ainsi, elle mène souvent des enquêtes pour comprendre l’évolution des choix culturels et évaluer la façon dont les chaînes publiques doivent se positionner. En 2008, par exemple, elle a lancé un vaste débat national sur les missions de la BBC et a défini six objectifs : le soutien de la citoyenneté et de la société civile ; la promotion de l’éducation et de l’apprentissage ; la stimulation de la créativité et de l’excellence culturelle ; la représentation du Royaume-Uni dans son intégralité ; son ouverture vers le reste du monde et réciproquement ; l’ouverture aux nouvelles technologies et le leadership dans le basculement vers le numérique.
En France, la télévision naissante (1937) est gérée par la Radiodiffusion Française et placée sous l’autorité du Président du Conseil ; sa tutelle est transférée au ministre de l’information en 1959. Devenue ORTF et dotée du statut d’établissement public à caractère industriel et commercial en 1964, elle est dirigée par un conseil d’administration, mais ce dernier est encadré par le gouvernement : il n’a ni le pouvoir de nomination du directeur général, ni la responsabilité de gestion. Quand on examine les textes fondateurs de la télévision publique française [4], on discerne mal son ambition culturelle ou sociale : ces soucis sont, en réalité, renvoyés aux producteurs et réalisateurs. Seule l’information, et sa corrélation avec les libertés publiques, semble intéresser les politiques : « La RTF, parce qu’elle s’exprime en notre langue, qu’elle tient à notre technique, qu’elle évoque les gens et les choses de chez nous, assume un rôle unique de représentation. L’idée que nous nous faisons de la France et l’idée que s’en font les autres dépendent maintenant, dans une large mesure, de ce qui est, à partir d’ici, donné à voir, à entendre, à comprendre, et qui frappe au même instant une innombrable multitude », clame le Général de Gaulle lors de l’inauguration de la Maison de la Radio en 1963. Les institutions qui encadrent la télévision ont beaucoup évolué dans le sens de l’indépendance, mais elles ont toujours reposé sur de savants montages qui permettent à l’État de conserver, peu ou prou, la main sur cet instrument, même dans la période récente avec la création du CSA. Ainsi, la nomination du président des chaînes publiques dépend de l’autorité indépendante, ce qui est un vrai progrès, mais le cahier des charges des télévisions publiques, et les contrats d’objectifs sont fixés par l’État actionnaire (le CSA donne seulement son avis). L’État confèrera à la télévision publique (comme à la radio publique) un statut de monopole, on le sait, jusqu’en 1982. Comme le fait remarquer Antoine de Tarlé à propos de cette emprise étatique pendant des décennies sur l’audiovisuel, « ce qui est frappant, c’est le consensus de l’opinion et de la classe dirigeante. Alors que la presse écrite avait mis des décennies pour conquérir, par de dures batailles politiques sa liberté éditoriale, consacrée par la loi de 1881, il ne vint à personne de contester que la presse radiophonique soit dirigée par un ministre » [5].
En revanche, les tutelles politiques n’ont manifesté aucun purisme à l’égard de la présence publicitaire sur les chaînes publiques. Dès l’ordonnance de 1959, la possibilité de disposer d’autres ressources que la redevance figurait dans les textes encadrant la télévision. La commission de contrôle qui au Sénat est amenée à débattre d’une réorganisation du statut de l’ORTF en 1968 se montre réservée sur l’idée d’introduire de la publicité de marque : elle plaide qu’un tel organisme n’a pas pour objectif d’atteindre un équilibre financier, et avance que la publicité lui donne un aspect de « bâtardise ». Mais finalement l’introduction de la publicité de marque est adoptée. Cette concession aux logiques mercantiles n’a pas fait l’objet de grands débats à l’époque. A la conception sociétale de la BBC s’oppose donc la conception étatique de l’ORTF. Mais, alors que les gouvernements britanniques ont maintenu un principe très rigide sur le financement de la BBC et le refus de la publicité, l’approche française s’est révélée plus pragmatique sur ce point.
La publicité : l’un l’aime, l’autre pas
Parallèlement, on s’aperçoit que les médias anglais, dans leur globalité, collectent infiniment plus de ressources publicitaires que leurs équivalents français. La richesse de cette manne est, nous l’avons vu, deux fois plus importante en Grande-Bretagne qu’en France. Comment expliquer une telle différence ? L’anémie française résulte d’une conjonction d’éléments.
Chez nous, la part du hors média (postage, marketing direct) est particulièrement élevée. Elle représente les 2/3 des investissements publicitaires. Notre consommation médiatique est modeste : les Français passent moins de temps devant la télévision, et lisent moins de journaux que les Anglais. Par exemple, en 2003, le nombre d’exemplaires diffusés de la presse quotidienne était de 181 pour la France et de 383 au Royaume-Uni pour 1000 habitants. Et ces journaux anglais sont inondés de pages publicitaires, une profusion que le public populaire, gourmand lecteur de la presse à scandales et à célébrités, regarde d’un œil oblique comme le montrait déjà Richard Hoggart en 1957 dans La culture du pauvre [6]. La pub ne les dérange pas, ne les offusque pas, mais ils n’en pensent pas moins.
En France, les pouvoirs publics ont imposé une règlementation publicitaire stricte sur les chaînes commerciales : on ne peut y couper qu’une seule fois les fictions télévisées ou les films, alors que deux coupures sont possibles en Grande-Bretagne comme partout ailleurs en Europe. En outre, nous continuons à interdire de publicité télévisée certains secteurs comme le cinéma et l’édition, et à limiter la durée moyenne horaire autorisée sur les chaînes nationales à six minutes (alors que la directive européenne permet 9 minutes). En ligne avec la tiède confiance témoignée par les Français à l’égard de l’économie de marché, le sentiment publiphobe est assez répandu, ce qui se traduit dans la règlementation. Ici les mouvements anti-pub ne sont pourtant pas plus puissants qu’en Grande-Bretagne, et les Français sont même prêts à imputer une dimension artistique aux spots et aux affiches. Mais la suspicion qui entoure la publicité est généralisée, « elle cherche à nous manipuler » rage-t-on dans l’Hexagone. Notamment, la sensibilité est à vif contre le ciblage publicitaire des enfants.
Nous souffrons aussi d’une relative atonie économique, les annonceurs sont rétifs à investir quand l’horizon s’assombrit. La France est le pays européen où la part des investissements publicitaires par rapport au PIB est la plus faible en 2006 : 0,6 %, contre 1,1% en Grande-Bretagne.
Les incohérences hexagonales
La méfiance française contre la pub est aussi chargée de contradictions. Les pouvoirs publics, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont pétrifiés à l’idée de relever la redevance, mais n’en ont pas pour autant tiré les conséquences. La faiblesse des recettes de la télévision publique n’a pas empêché les gouvernements successifs d’ouvrir de nouvelles chaînes depuis quinze ans : Arte (1992), France 5 (1994), Festival sur le câble – chaîne transformée en France 4 en 2005 –, France 24 (chaîne de droit privé, elle associe à part égale TF1 et France-Télévision), elle-même réunie sous la bannière de France-Monde (2008), holding qui fédère les diverses branches de l’audiovisuel extérieur. Au nom d’un pluralisme vigoureusement défendu, la France s’est dotée d’un paysage audiovisuel public abondant, sans jamais se poser sérieusement la question de ses modes de financement. Force est de le constater : cette cécité volontaire persiste. L’annonce faite par Nicolas Sarkozy de la suppression de la publicité sur les chaînes publiques mérite de figurer au palmarès mondial des improvisations politiques. Elle s’inscrit dans le droit fil des décisions antérieures sur le service public de télévision : option politique vertueuse, sans l’once d’une anticipation sur ses modalités financières. On aurait compris que cette décision soit accompagnée de sa conséquence logique : l’augmentation de la redevance. On aurait même applaudi à une telle audace, rompant avec des décennies de tergiversations sur le financement du service public. Mais non : c’est exactement le contraire qui a été affirmé. On ne peut qu’assister avec effroi à l’exercice acrobatique (suppression progressive, dotations occasionnelles, économies…) auquel doit se plier la commission Copé pour prouver que l’on peut supprimer 850 millions de recettes publicitaires sans trouver une relève substantielle et pérenne du côté de l’État.
Une telle improvisation et une telle légèreté ne peuvent que soulever l’indignation, car cela revient pratiquement à jouer à la roulette russe l’avenir des chaînes publiques. Les paradoxes français n’auront jamais été poussés aussi loin. Bien que le pays soit plutôt publiphobe peu de gens ont trouvé à redire sur la présence publicitaire sur les chaînes publiques pendant quarante ans, au point qu’une partie de la gauche semble s’affliger de sa prochaine disparition. Attachés au pluralisme, et donc désireux d’avoir accès au plus grand choix, nous ne sommes pas prêts à en payer le prix. Un prix qui est soit direct (redevance, abonnements et coût de la presse payante) ou indirecte (publicité, sponsoring, etc.).
Conclusion : le pluralisme a un prix
Le pluralisme a un prix. Face à cette vérité ingénue, la France détourne le regard. L’attitude française vis-à-vis du financement des médias est schizophrène, et c’est plutôt une réflexion sur ce thème que le gouvernement aurait dû lancer. En contraste, la politique anglaise est rationnellement ciselée.
Vision sociétale du rôle de la télévision, exploration constante des goûts et des besoins du public populaire et niveau adapté de la redevance sont les solutions qui coulent de source… en Angleterre, pays libéral, amoureux des médias, et narquois à l’égard de la fée publicité. Un pays qui a compris la portée de la télévision publique dans la vie citoyenne, et qui l’a déchargée du fardeau d’une régie publicitaire.
Par ailleurs, les Anglais ont ouvert larges les vannes de la publicité pour financer les télévisions privées et le reste des médias. Cette concurrence frontale, loin de tuer la BBC, en a affermi la position et la légitimité. Sa part de marché dans le paysage hertzien demeure élevée (45 % contre 38 % pour les chaînes publiques françaises). Et le dernier rapport de la BBC indique avec limpidité l’attachement des Britanniques à leur chère « auntie » : 76 % des adultes ont confiance dans ses informations et 70 % d’entre eux regretteraient sa disparition.