Dans son nouveau livre, Michelle Perrot décline toutes les incarnations de la chambre : le taudis de l’ouvrier, la cellule carcérale, le champ clos de la féminité, le temple de la vie conjugale, le havre de l’écrivain. Cette histoire camérale, réflexion sur la construction de l’intimité moderne, s’apparente aussi à une promenade poétique à travers les siècles.
Débat entre Alain Corbin & Michelle Perrot
Lundi 28 septembre 2009 à 19h
autour du livre de Michelle Perrot, Histoire de chambres
(Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2009)
Dans l’œuvre de Michelle Perrot, Histoire de chambres constitue un aboutissement. La richesse du livre résulte tout d’abord de l’ensemble des savoirs accumulés par l’auteur au fil de ses recherches successives. Mais, à l’évidence, l’ouvrage n’est pas que récapitulation. Michelle Perrot présente non pas une histoire de la chambre – elle s’en défend –, mais un long parcours, qui réserve les attraits d’une promenade. Il permet au lecteur de prendre conscience des divers éléments de l’objet, tels qu’ils se dessinent durant ce « long siècle caméral » qui s’étend de la Renaissance aux années 1960 ; le propos est étayé par de brèves incursions dans l’Antiquité ; il est prolongé par l’analyse de la situation actuelle, puis par l’énoncé de quelques données prospectives. Cette longue méditation sur l’évolution de la chambre est scandée par une série d’arrêts sur image qui procurent de saisissants effets de réel.
Les travaux initiaux de Michelle Perrot concernant la genèse de l’enquête sociale, ainsi que son grand livre consacré aux ouvriers en grève [1], nourrissent les descriptions de la chambre des travailleurs du XIXe siècle ; exposé ordonné par les schèmes alors obsédants de la promiscuité, de l’entassement, par la nécessité nouvellement ressentie et proclamée de séparer les corps. Ici, l’étude se fonde sur des écrits où se mêlent en permanence l’hygiène et la morale. Michelle Perrot s’est, dès les années 1970, consacrée à l’histoire des femmes, au point de s’imposer, aujourd’hui, comme l’une des éminentes spécialistes de cette discipline [2]. Or il se trouve que la chambre constitue une forme de clôture longtemps identifiée à la féminité. Les femmes, plus que d’autres, écrit Michelle Perrot, « ont la mémoire silencieuse des chambres ; de ces chambres qui ont rythmé leurs vies, leurs passages du temps » (p. 168). Ce primat du féminin caractérise particulièrement ce long XIXe siècle durant lequel la femme règne sur l’intérieur familial, tandis que l’homme se trouve engagé dans la mêlée sociale.
Dans cette même perspective, Michelle Perrot s’est longuement consacrée à l’histoire de la sphère privée, au centre de laquelle se tient la chambre conjugale. Son livre bénéficie des recherches effectuées à l’occasion de sa préparation du quatrième tome de la série dirigée par Philippe Ariès et Georges Duby [3]. Enfin, Michelle Perrot s’est imposée, très vite, comme l’historienne de la prison. Son dialogue savant avec Michel Foucault, un séminaire tenu en compagnie de Robert Badinter, la direction de grandes thèses, dont celle de Jacques-Guy Petit, l’étude du Panoptique de Bentham, l’analyse du long débat sur les bienfaits et les méfaits de la prison cellulaire la rendaient particulièrement apte à traiter de toutes les formes de réclusion [4]. L’éventail de ces curiosités, le recoupement de ces recherches antérieures conduisaient logiquement à cette histoire de la chambre qui en constitue le point nodal.
Mais le livre n’est pas que le fruit d’une longue et brillante carrière d’historienne. Ainsi, le lecteur se trouve vite frappé par une fascination nouvelle, timidement avouée par Michelle Perrot dans l’introduction de son livre ; je veux parler de l’attrait du « grand siècle », celui de la chambre du roi, des lits à baldaquin, des charmes de la « ruelle » ; grand siècle de l’intériorité, de la tentation pascalienne de demeurer en sa chambre ou de se retirer dans son poêle, à la manière de Descartes ; siècle des mystiques qui se clôt par la querelle du quiétisme et par les affres de cette Madame Guyon qui, aujourd’hui, fascine les historien(ne)s des femmes ; siècle au cours duquel s’élabore une topologie de l’âme, dans le désir même de rencontre, voire de fusion avec le divin ; ce qui suggère une analogie entre le centre de l’âme et la chambre où l’on tente de vivre ces extases.
Michelle Perrot, admiratrice de George Sand et analyste des journaux intimes des jeunes filles et des femmes du XIXe siècle [5], se délecte tout autant, on le sent, de la lecture de l’abbé Brémond. C’est pourquoi elle n’occulte pas – contrairement à bien d’autres – la dimension sacrale de la chambre, que rappelle, jusqu’au cœur du XXe siècle, la présence du prie-Dieu. C’est aussi ce qui fait la richesse des très beaux chapitres du livre consacrés à la place de la chambre dans les artes moriendi. La description de celle du malade, de celle de l’agonisant, de celle où se déploient les rites mortuaires sont de grandes réussites. Le livre, qui présente ainsi toute une gamme de gisants, est aussi méditation sur la disparition. Chateaubriand est, pour sa part, plusieurs fois revenu sur les portes des chambres qui se ferment, pour évoquer la dissolution des groupes familiaux.
Se situant dans la perspective de Marc Bloch et de Lucien Febvre, Michelle Perrot continue de penser que l’exploration du passé doit s’enraciner dans l’observation du présent ; d’où la curiosité qu’elle manifeste à l’égard des expériences contemporaines de la chambre. Elle se tient à l’écoute des sociologues, des ethnologues, des ethnopsychiatres qui se sont penchés sur celle d’aujourd’hui. Michelle Perrot s’est toujours présentée comme une historienne soucieuse des problèmes de son siècle ; en témoignent son engagement initial dans le mouvement social comme son militantisme en faveur de la cause des femmes. Il n’est donc pas étonnant de lire qu’elle se préoccupe des nouvelles formes que revêt l’entassement des êtres et les méfaits de la promiscuité. Elle ne cache pas sa sympathie à l’égard des mal logés, de toutes les victimes de l’habitat précaire et des sans domicile fixe d’aujourd’hui. Jamais elle n’oublie, à ce propos, que simple « couchage » n’est pas chambre.
L’ameublement et le décor
Tout au long du parcours auquel nous invite Michelle Perrot, deux objets distincts focalisent son attention. Tout d’abord, la chambre en tant qu’espace spécifique. Elle analyse avec précision sa situation dans l’immeuble ou dans la maison, la progressive spécialisation des pièces qui impose peu à peu, à côté de la chambre conjugale, la chambre d’enfant, la chambre d’amis, la chambre de bonne. Michelle Perrot s’attarde sur les mesures, sur celle de l’espace – le métrage carré – et, plus encore, sur celle du cubage d’air, objet de l’attention des hygiénistes du XIXe siècle. Elle montre une curiosité gourmande pour tout ce qui a trait à l’histoire du décor. On lit, dans son livre, de beaux développements consacrés au papier peint, à son apparition, à l’évolution de ses motifs, aux visées morales qui le sous-tendent. Les meubles – et, bien évidemment, les lits – se situent au cœur de cette étude de l’espace. À la fin du XIXe siècle, acheter une « chambre », c’est, au sein des classes moyennes et des catégories populaires les plus aisées, faire l’acquisition d’un lit, d’une table de nuit, d’une armoire à glace et de quelques chaises. On se rend chez le marchand de meubles pour se procurer cette « chambre », que la femme tient à récupérer en cas de séparation, que l’on déménage, que l’on réinstalle ; sans oublier qu’alors l’histoire que l’on apprend à l’école se reflète dans la « chambre » au style historicisant.
Parmi ces meubles qui garnissent la pièce, le prie-Dieu, répétons-le, signale par sa présence la valeur sacrale du lieu ; il s’accorde au buis des Rameaux accroché au mur, au crucifix, à la couronne de fleurs d’orangers qui manifeste la valeur accordée au sacrement du mariage ; autant d’objets intégrés à l’ensemble des bibelots qui transforment la chambre en resserre, voire en fouillis. La collection des images de soi ou des membres de la famille encombre les dessus de cheminée, surtout à la fin du XIXe siècle, quand l’accélération des bouleversements éperonne le désir de laisser une trace et de transmettre des valeurs par la profusion de symboles ostensibles.
Michelle Perrot s’arrête aussi sur les couleurs et sur la spécificité des odeurs de chambre. Elle souligne le long prestige du vert. Elle n’oublie pas le vêtement et les grandes heures de la solennelle robe de chambre. Pourrait-on, aujourd’hui, imaginer Sacha Guitry autrement que drapé dans son prestigieux tissu ? Michelle Perrot évoque incidemment l’éventuelle présence de l’animal, en particulier celle de l’oiseau, que l’on retrouve jusque dans la mansarde de la cousette et dont Michelet a perçu l’importance qu’il revêtait en son temps.
Espèces d’espaces
Le livre déroule une gamme infinie de types d’espaces qui se rattachent à l’objet choisi : ils s’échelonnent de la cabane de l’ermite à la chambre du roi, en passant par celle du petit bourgeois de province, au charme particulier. La chambre de l’étudiant célibataire, celle de l’écrivain solitaire, les loges, les galetas, les chambrettes, les mansardes, les soupentes, les garnis ou les cabinets des travailleurs sont, tour à tour, pris en compte. Michelle Perrot intègre à cette typologie les espaces qui répondent à une visée d’enfermement, voire de séquestration : la cellule du prisonnier, la chambre d’Anne Frank, le sous-sol où le pédophile enferme ses victimes. Deux lieux retiennent une particulière attention : la chambre d’hôtel, tout d’abord, aux possibilités textuelles et scéniques infinies. Dans cet espace clos, l’individu se délasse vraiment, parce qu’il y éprouve une impression de suspens. La chambre d’hôtel suggère l’attente de l’improbable rencontre. On peut y jouir avec l’autre sans retenue et sans risque d’intrusion ; parfois, l’on y déprime… ou l’on s’y suicide. Dans la chambre d’hôtel, la femme seule demeure longtemps suspecte ; donc, condamnée à cette solitude intense si bien suggérée par Edward Hopper. La prestigieuse chambre du palace occupe une place à part dans cet imaginaire. Elle se trouve associée, à la fin du XIXe siècle, à cette « classe de loisir » (comme dit Veblen) qui circule entre la cabine des paquebots, le wagon-lit du train de luxe et la « suite » du palace.
Michelle Perrot présente également une très belle histoire de la chambre d’hôpital – et de son lit. Elle en souligne l’actuel dépouillement, l’absence de l’organique qui la caractérise désormais, sa blancheur, son dénuement ascétique. L’apparition puis l’ascension de la chambre de long séjour, durant le siècle des sanatoria (1850-1950), ont fortement marqué la littérature romanesque ; que l’on songe à la Montagne magique de Thomas Mann, au Dernier chapitre de Knut Hamsun ou au magnifique Siloë de Paul Gadenne.
Le processus qui conduit à découper la grande salle de la maison rurale, à y dessiner des alvéoles afin de préserver l’intimité, la modification de l’habitat qui se traduit, ici, par la construction de chambres à l’étage sont évoqués par Michelle Perrot, un peu trop rapidement, peut-être. Le rôle de la tonnelle du jardin – celle du petit bourgeois notamment – n’est pas oublié. J’y ajouterais celui de la cabane édifiée dans la haie, au pied ou au sommet des arbres ; lieu magique aux yeux des enfants.
Les expériences de la chambre
Le second objet du livre, le plus fascinant, celui à propos duquel Michelle Perrot excelle tout particulièrement, concerne ce qui est éprouvé à l’intérieur de la chambre ou, si l’on préfère, la gamme d’expériences que celle-ci autorise ou qu’elle suscite. Michelle Perrot n’oublie pas la théâtralité du lieu et ses rituels : celui de la chambre de parade de Louis XIV, celui de la « ruelle » de Madame de Rambouillet, celui de la chambre nuptiale, où se déroule la nuit de noces, qu’il importe de distinguer de la chambre conjugale. De belles pages sont consacrées à la théâtralité camérale de la mort baroque à laquelle succède, quand sera venue l’emprise de la libre pensée, les conflits qui, au chevet de l’agonisant, opposent le prêtre et le médecin. Autant de scènes qui s’estompent du fait de la privatisation du lit de mort et, surtout, de la fréquence des décès à l’hôpital.
La notion même de chambre implique l’importance de la porte et de la clé ; à l’image du templum antique, l’enceinte de ce lieu clos délimite un espace sacré. Au fil des décennies du « grand siècle caméral » présenté par Michelle Perrot, monte, en Occident, le besoin d’un abri, d’un refuge, voire « la quête éperdue d’un espace à soi », pour soi ; sentiments particulièrement vifs chez la jeune fille, le garçon, l’étudiant, l’ouvrier en garni qui rêve d’autonomie à l’intérieur d’un « cabinet ». « Dès que j’eus une chambre à moi, écrit Anatole France, j’eus une vie intérieure ». Michelle Perrot relie ce besoin de retrait à la pression grandissante de la foule, puis des masses. L’histoire de la chambre implique, bien entendu, celle du sommeil – qui n’est pas faite ; sans oublier, toutefois, que la notion de « chambre à coucher » est postérieure à celle de « chambre à soi ». Le bon sommeil, dans la perspective du psaume chanté lors des complies, a longtemps consisté à l’évitement des phantasmes de la nuit (noctium phantasmata). Il fut ensuite perçu comme une nécessité destinée à chasser les fatigues du jour puis à maintenir l’équilibre psychique.
Aux yeux de l’enfant, la gamme des expériences de la chambre se révèle fort étendue : longtemps, il y éprouve la montée de la peur, quand vient la nuit. C’est là qu’il récite sa prière du soir, notamment durant la première moitié du XXe siècle, quand s’impose la communion privée. La chambre fait souvent fonction de salle de jeu. Parfois une cabane édifiée sommairement au milieu de cet espace en redouble l’abri. Ce paradis enfantin contribue à l’apprentissage de l’ordre ; souvent, le petit s’y ennuie. Il arrive que la chambre se mue en lieu de punition. Michelle Perrot évoque, à ce propos, le terrible « va (ou monte) dans ta chambre ! » proféré par les parents en colère.
Dans l’esprit de l’adulte, l’évocation de la chambre s’associe à la vacuité du temps, au rêve, aux sensations qui introduisent au sommeil, au lent réveil du matin, à la grasse matinée, à l’endormissement de la sieste. La chambre du petit bourgeois de province représente avec une particulière netteté ce faisceau de représentations. Jusqu’au milieu du XXe siècle, la chambre demeure, à l’intérieur de la maison, le lieu privilégié de la prière individuelle. Il arrive même que la jeune fille s’y ménage un petit oratoire. C’est là que, dans le recueillement, s’effectue, avec le plus de précision, l’examen de conscience. Il arrive que la chambre, comme la cellule du moine, devienne lieu de la mortification. De toute manière, pour la jeune fille ou la femme fervente, il est possible d’y éprouver, plus fortement qu’ailleurs, la présence de l’ange gardien, d’y prendre la mesure des progrès de l’âme, éventuellement – mais cette pratique est rare – d’y rédiger un journal de spiritualité et de répondre, ainsi, à l’injonction d’un directeur de conscience. Au cours du second XXe siècle, au lendemain du concile Vatican II, l’ensemble de ces pratiques se sont effondrées, même au sein des milieux les plus fervents. Michelle Perrot souligne combien l’action humanitaire focalise désormais l’attention des âmes pieuses, aux dépens de l’introspection.
Bien entendu, la lecture, solitaire et muette, occupe une place centrale dans le livre, qu’elle soit diurne ou nocturne. La présence de la lampe de chevet et, plus encore, celle des « livres de chevet » manifestent – comme tardivement ceux qui garnissent le cosy corner des années 1950 – l’importance accordée à ces ouvrages qui dilatent les représentations de l’espace et du temps. C’est dans la chambre, bien souvent, que la lecture des romans historiques a introduit l’adolescent à la connaissance du passé ; c’est là que se sont effectués les parcours et les séjours imaginaires suscités, depuis le XVIIIe siècle, par la lecture des récits de voyage.
Plus rare, sans doute, mais aussi d’une extrême importance, se révèle le lien qui se noue entre la chambre et l’écriture, notamment féminine. Michelle Perrot, qui fait, dans son livre, une grande place à George Sand qu’elle connaît si bien, nous la présente à sa table de travail, installée dans sa chambre, écrivant des nuits entières. C’est en ce lieu que les femmes, à défaut d’un bureau, rédigent leur correspondance. En dehors même de l’examen de conscience, la chambre, par le simple retrait qu’elle procure, invite au retour sur soi, au dialogue de soi à soi ; elle est le lieu de la réminiscence vague comme de la récapitulation précise du temps qu’effectue le ou la diariste. L’attrait actuel exercé par la visite à la chambre des écrivains disparus, souvent fallacieuse parce que reconstituée approximativement, résulte de la conviction que là, mieux qu’ailleurs, il est possible d’accéder à la vérité de l’être.
En regard de ces expériences, souvent intenses, Michelle Perrot s’arrête, non sans manifester quelque surprise, sur tous ceux qui ont refusé, souvent avec force, de demeurer dans une chambre pour y lire, pour y écrire surtout. Jean-Paul Sartre et, un temps, Simone de Beauvoir constituent des exemples extrêmes de ce refus du retrait. L’histoire a été ressassée, ces dernières années, des émotions et des jouissances procurées par le plaisir solitaire. Bien entendu, la chambre constitue le lieu privilégié de ces apprentissages du corps et de ce mode de délectation de soi. Michelle Perrot s’en tient, à ce propos, à de brèves notations concernant la jeune fille surprise par l’intensité d’émotions jusqu’alors inconnues. Il est arrivé aussi que la chambre se mue en véritable lien de réclusion, parfois désirée, bien souvent subie. Gontcharov a fait de la chambre-tombeau, à l’intérieur de laquelle tout désir s’efface, le thème principal de son roman Oblomov.
Silence et fenêtres
Trois motifs récurrents s’imposent dans le livre de Michelle Perrot ; tout d’abord, ce qui lie les représentations de la chambre et ce que l’on y éprouve à la qualité du silence. Quand ils séjournent en cette pièce, nombreux sont ceux qui souhaitent, voire exigent, l’absence de bruit. La nécessité du silence, les plaisirs qu’il procure répondent à diverses visées ; sa texture désirée varie selon la diversité des attentes. Le silence quêté par l’ermite afin de favoriser sa méditation et sa prière n’est pas exactement celui de l’écrivain qui a besoin de recueillement ; à ce propos, Michelle Perrot aime à revenir sur les expériences de Proust. En dehors de ces cas privilégiés, elle évoque ceux qui se réfugient dans leur chambre pour fuir, tout simplement, les bruits de l’extérieur. Dans la même perspective, elle décrit magnifiquement le désagrément causé par les bruits les plus minuscules qui perturbent le malade. La recherche du silence a parfois pour but de rendre disponible à certains bruits choisis. Le retrait à l’intérieur de la chambre permet de se délecter de la voix des êtres chers qui peuplent la demeure, du bruit assourdi des activités familiales, du chant des oiseaux qui hantent le jardin, du son des cloches et, pour l’enfant qui attend sa venue pour le baiser du soir, la voix de la mère encore occupée à tout autre chose. Il est enfin un silence, préservé par tous, qui s’associe au secret, au mystère de la chambre conjugale ; même au sein de la correspondance que s’échangent les époux quand ils sont séparés.
La fenêtre constitue le second de ces motifs récurrents. La représentation de la femme à la fenêtre de sa chambre constitue, on le sait, un motif pictural ressassé. Or, en ce domaine aussi, s’impose la multiplicité des expériences. On ne saurait, à ce propos, confondre la posture de la jeune fille rêveuse, contemplant les arbres du jardin, celle de l’épouse qui attend le retour du mari, celle de la veuve qui coud dans l’embrasure et se remémore les épisodes de sa vie, celle de la vieille femme qui guette les événements de la rue en vue d’alimenter la rumeur, au village, celle de la prostituée « en chambre » qui fait signe au chaland.
Il est un troisième thème insistant qui scande la promenade à laquelle nous invite Michelle Perrot : celui qui associe la chambre à la virginité. Au XXe siècle, celle ou se tient la « grande fille » – entre la puberté et le mariage – est lue comme signe et préfiguration de ses vertus, de son aptitude à instaurer un ordre, de sa chasteté et, par conséquent, de sa future fidélité conjugale. À ce propos, Michelle Perrot évoque, à plusieurs reprises, la prégnance de la chambre de la Vierge, représentée en toile de fond de la scène de l’Annonciation. Il importe que, dès l’enfance, la jeune fille soit préparée à régner sur l’intérieur. La chambre contribue à cet apprentissage ; la présence de la boîte à ouvrage, qui évoque subrepticement les héroïnes de Perrault et des frères Grimm, incite à rêver au personnage du prince charmant, lequel attend toujours son historienne, et, pourquoi pas, son historien. La chambre alors se fait rassurante, comme la conclusion d’un conte bleu.
A contrario, il arrive qu’elle soit présentée comme le réceptacle des larmes de la fille séduite ou qui craint de perdre sa virginité. Tel est le grand thème des deux œuvres majeures de Richardson, Pamela et Clarissa Harlowe, dont on sait l’influence sur les romanciers français. Michelle Perrot, qui évoque Fielding et bien d’autres auteurs anglais, oublie ces ouvrages ; mais l’ensemble des œuvres auxquelles elle se réfère est à ce point étendu qu’aucune absence ne saurait justifier une critique.
La gamme des plaisirs
Reste la gamme des sensations et des émotions éprouvées à l’intérieur de la chambre. Comme bien souvent, l’évocation de la douleur l’emporte de beaucoup, dans le livre de Michelle Perrot ; en ce domaine, s’impose, en outre, l’évidence d’un dimorphisme sexuel. De la fin du XVIIIe au milieu du XXe siècle, la femme est, plus souvent que l’homme, incitée, voire condamnée, à « garder la chambre ». Les troubles de la menstruation, de la gestation, les migraines, les nombreuses « maladies de femmes » – dont l’hystérie – répertoriées avec précision par les cliniciens du temps, de multiples invites à l’alanguissement expliquent ce dimorphisme que seule finit par inverser la théâtralité de la mort.
En ce qui concerne les plaisirs du lit et de la rencontre des corps, Michelle Perrot se montre très pudique. Elle passe rapidement sur ces émois, sans pour autant les taire et minimiser leur importance. Sur ce point, elle demeure fidèle à un mode d’écriture féminin qui nous incite subrepticement à une écriture masculine. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les hommes ont abondamment décrit – contrairement aux femmes, sauf de rares exceptions – leurs expériences voluptueuses, que ce soit au fil de leurs correspondances ou dans les pages de leurs agendas et de leurs journaux intimes ; quelle place tiennent les chambres dans ces textes qui relèvent de l’écriture de soi ? À ce propos, Michelle Perrot remarque judicieusement que l’intensité des jouissances fait oublier le lieu au sein duquel on les éprouve ; ce qui appauvrit l’analyse et la réminiscence de ces espaces.
Il est évident que les expériences masculines vécues dans une chambre sont alors ordonnées par l’habitude de répartir les femmes en de multiples catégories ; lesquelles déterminent les modalités de la quête des plaisirs. Tentons une brève typologie. Les jouissances attendues, éprouvées voire regrettées varient selon qu’elles ont pour cadre la chambre de la jeune fille vierge que l’homme vient de séduire ou s’apprête à séduire – songeons aux réflexions de Saint-Preux attendant, dans la chambre de Julie, le retour de la jeune fille – ou la chambrette pauvre de la servante initiatrice, voire de la fille d’auberge en compagnie de laquelle le petit bourgeois se délecte des émotions de la fugue sociale. Ces théâtres des ébats induisent une volupté différente de celle éprouvée à l’intérieur de la simple chambre de passe de la prostituée.
Mais il est bien d’autres « expériences camérales » du plaisir, que le cadre contribue à caractériser : qu’il s’agisse du cabinet particulier d’un restaurant, d’une garçonnière, de l’hôtel où l’homme conduit sa maîtresse, parfois de la chambre de cette dernière quand l’adultère tend à se conjugaliser ; sans oublier le comble de la transgression, l’émotion suscitée par des ébats qui se déroulent sur le lit conjugal de l’amante. La chambre de la fille qui réside sur le même palier que l’étudiant solitaire, celle à l’intérieur de laquelle des concubins viennent de se mettre « en ménage », l’atelier de l’artiste, sont lieux de plaisirs d’une texture particulière. La chambre conjugale couronne cette gamme étendue de lieux du plaisir, ainsi que celles du voyage de noces, ou bien celles du couple qui séjourne dans un lieu de villégiature. Que l’on songe aux plaisirs éprouvés par Michelet et par son Athénaïs – frigide dans toute autre chambre – dans les chalets de Fontainebleau, d’Hyères et de Pornic.
Au cours de son existence, à lire les écritures de soi datant du XIXe siècle, l’homme a eu l’expérience de ces multiples chambres à l’intérieur desquelles l’espace, le décor, la lumière, le mobilier, la forme et les qualités du lit se lient aux diverses formes de volupté quêtée, aux modes d’harmonie des corps, à la diversité des désirs et des plaisirs ; sans oublier les déceptions, les désirs de fuite, les chagrins, les larmes de la rupture qui se colorent différemment selon le cadre dans lequel ils sont éprouvés et qui, parfois, s’inscrivent dans la mémoire.
Cabanes et granges
Michelle Perrot s’attarde peu sur les abris de verdure, les cabanes qui, à la campagne, jouent le rôle de chambres éphémères pour des ébats souvent tumultueux, tels ceux qui sont relatés, à la fin du XVIIIe siècle, par un Ménétra ou un Restif de la Bretonne. Mais ces espaces naturels entrent-ils dans l’objet choisi par Michelle Perrot ? Je ne sais. On pourrait, toutefois, dans l’ordre de la fiction, suivre la longue fortune du schème du berceau de verdure inauguré par Milton dans son Paradis perdu à propos des amours d’Adam et Ève et qui vient se clore dans l’évocation des « alcôves aériennes » du couple formé par le baron perché et son amante dans le roman d’Italo Calvino ; sans oublier la fascination trouble des amours de Tarzan et de Jane. Aujourd’hui, les cabanes installées dans de grands arbres connaissent un succès étonnant. Il est nécessaire de retenir de longs mois à l’avance ces chambres nichées au cœur des branches.
Il est au moins un lieu qui, à la campagne, s’apparente avec évidence à la chambre : je veux parler de la grange qui offre son abri et la douceur piquante de son foin aux ébats amoureux. La grange comme première chambre à deux, comme lieu de la découverte des corps, s’impose longtemps en milieu rural ; ne serait-ce que par l’habitude, assez répandue, d’y faire coucher la main-d’œuvre, sexes confondus. Il faut, en effet, se garder d’oublier la grande densité des bâtiments d’exploitation, avant que la révolution agricole ne les ait désaffectés et, très souvent, ruinés.Pour clore son « épopée camérale », Michelle Perrot dit avoir avant tout visé à susciter l’anamnèse chez le lecteur. Son pari est pleinement tenu. Son livre reflète, en outre, le plaisir d’écrire qu’elle a toujours manifesté et qui fait celui du lecteur. La seconde moitié du XXe siècle apparaît, en cette histoire, comme le temps des grands bouleversements. Alors se sont précipités le déclin du « culte caméral » et l’appauvrissement de la sacralité de la chambre conjugale. Celle-ci impliquait un couple fondé sur la durée, qui rêve d’enfants grandissant au sein d’une cellule familiale à forte densité de sentiments ; un couple qui soit celui vécu par Victoria et Albert et non celui formé par Sartre et Beauvoir.
Plus largement, assure à juste titre Michelle Perrot, ce sont les fondements familiaux, sociaux, spirituels et matériels du « grand siècle caméral » qui se sont effrités ou effondrés. S’ajoute à cela la perte de la dimension anthropologique de la chambre. On n’y naît plus, on n’y meurt plus que rarement. On « garde » beaucoup moins la chambre que naguère. Le prie-Dieu a disparu, la prière solitaire s’est tue. Tout cela manifeste une autre perception du corps, de la personne et de l’amour. En bref, écrit Michelle Perrot, « l’ordre de la chambre reproduit l’ordre du monde » ; en témoigne l’allégement intérieur de la première – celui du lit, des meubles, du décor – qui traduit l’affaiblissement de « sa densité existentielle ».
La chambre est-elle pour autant sans avenir ? Michelle Perrot s’interroge et conclut prudemment. Le désir d’un espace à soi n’a pas cessé de tarauder, notamment les jeunes. La tranquillité requise par la correspondance électronique et par la consultation des banques de données joue en faveur de la chambre ; et il est bien difficile de mesurer l’intensité des rêves qu’elle autorise. Plus que jamais, sans doute, elle demeure le lieu privilégié des ébats amoureux, car la voiture, la plage, les espaces naturels semblent avoir, relativement, perdu de leur prestige en ce domaine. À ce propos, je ne partage pas l’opinion de Michelle Perrot, mais laissons ici les sociologues trancher.
On ne saurait trop fortement inviter à lire cette belle analyse, en forme de promenade, du grand siècle caméral qui se déroule, en Occident, du XVIe au XXe siècle et qui a fait se croiser l’ange gardien, le prince charmant, la femme alanguie, le (la) diariste, le reclus, le libertin et bien d’autres personnages.
Alain Corbin, « Toute l’intimité du monde »,
La Vie des idées
, 18 septembre 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Toute-l-intimite-du-monde
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Michelle Perrot, Enquêtes sur la condition ouvrière en France au 19e siècle, Paris, Hachette, 1972 ; Les Ouvriers en grève : France, 1871-1890, Paris, La Haye, Mouton, 1973 ; et Jeunesse de la grève. France, 1871-1890, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1984.
[2] Georges Duby et Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, Paris, Plon, 1991-1992, 5 vol. ; et Michelle Perrot, Les Femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Flammarion, 1998.
[3] Philippe Ariès et de Georges Duby, Histoire de la vie privée, vol. 4, De la Révolution à la Grande Guerre (sous la direction de Michelle Perrot), Paris, Seuil, 1987.
[4] Michelle Perrot (dir.), L’Impossible Prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1980 ; et son recueil d’articles Les Ombres de l’histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2001. Voir également Jeremy Bentham, Le Panoptique, précédé de « L’œil du pouvoir », entretien de Jean-Pierre Barou et Michelle Perrot avec Michel Foucault ; postface de Michelle Perrot, Paris, Belfond, 1977 ; Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures. La prison pénale en France, 1780-1875, Paris, Fayard, 1990 ; et Jacques-Guy Petit (dir.), Histoire des prisons en France, 1789-2000, préface de Michelle Perrot, Toulouse, Privat, 2002 ; Alexis de Tocqueville, Écrits sur le système pénitentiaire en France et à l’étranger, volume établi par Michelle Perrot, in Œuvres complètes, tome 4, vol. 1-2, Paris, Gallimard, 1984.
[5] Voir George Sand, Politique et polémiques, 1843-1850, textes choisis et présentés par Michelle Perrot, Paris, Belin, 2004 ; et George Sand, Journal d’un voyageur pendant la guerre, édition présentée par Michelle Perrot, Bègles, Le Castor astral, 2004.