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Recension Histoire

Traces de 14-18

À propos de : S. Audoin-Rouzeau & G. Krumeich, Cicatrices, Tallandier.


par Élise Julien , le 10 novembre 2008


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Que reste-t-il de la Grande Guerre ? Des paysages, des ruines, des barbelés, des tombes… Dans ce bel album, le photographe Jean Richardot restitue l’émotion qui se dégage des lieux et des traces de la guerre, tandis que Stéphane Audoin-Rouzeau et Gerd Krumeich tentent de donner sens à ces vestiges énigmatiques.

Recensé : Stéphane Audoin-Rouzeau, Gerd Krumeich, Cicatrices. La Grande Guerre aujourd’hui, photographies de Jean Richardot, Paris, Tallandier, 2008. 39 €.

Parmi les livres sur la Grande Guerre qui paraissent à l’occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de l’armistice du 11 novembre se distingue un album au format original. D’emblée, la couverture donne le ton de l’ouvrage. Selon la lumière, l’épais carton gris fait plus ou moins ressortir le titre en lettres argentées : Cicatrices. La Grande Guerre aujourd’hui. Les noms des auteurs, en petites lettres noires, sont plus discrets. Un enchevêtrement de barbelés vient se sur imprimer à l’ensemble, souligné à gauche par la bande de tissu noir qui enveloppe la reliure. La guerre, la blessure, la mort et le souvenir sont ainsi réunis de manière saisissante sur une couverture carrée aux allures de faire-part.

Une terre qui garde ses blessures

Au cœur de ce livre se trouve la question de ce qui reste de la Grande Guerre et de ses plaies. La réponse s’organise autour des photographies de Jean Richardot, qui s’est prêté à une sorte de reportage mémoriel dans les pas des combattants de 14-18. En guise de voyage dans le temps, il nous propose un contact avec les traces authentiques de ce passé guerrier. Ces traces sont aussi bien des paysages que des fortifications, des ruines, ou encore des résidus d’artillerie ou d’objets abandonnés. Certaines persistent à l’état brut, d’autres portent la patine du temps, d’autres encore paraissent sur le point de disparaître. Par petites touches se dessinent ainsi les contours d’un patrimoine souvent mal connu, fait de vestiges ensevelis, tantôt inaltérables et tantôt fragiles. Tout au long des années 2000, le photographe a arpenté la zone, située en France, des anciens champs de bataille. Il lui a fallu quitter les sentiers battus, se perdre en rase campagne ou s’embourber dans les sous-bois pour découvrir une terre qui garde ses blessures. Car c’est bien de la terre dont il s’agit prioritairement ici. C’est jadis elle qui a caché et protégé les hommes, dans des tranchées et des abris qui formaient autant de fortifications en creux. C’est aujourd’hui elle qui continue de porter les marques du conflit, qui conserve enfouis les objets et les corps, qui rend régulièrement une part de ce macabre butin. L’observer, c’est donc appréhender une part au moins de la terrible réalité du conflit. Il est révélateur que le photographe, à la recherche d’un titre pour l’exposition de ses clichés, ait d’abord songé à « La terre se souvient » [1] ; comme si c’est elle qui devait rester le dernier témoin.

Le résultat prend la forme de belles photographies en noir et blanc, dont le grain est admirablement rendu par la qualité du tirage et de l’impression. Les formats sur une page, parfois deux, permettent une visualisation confortable et un accès aux détails. Ces images ont dès le premier abord un fort pouvoir d’évocation. À la vue de certains abris, l’enfouissement n’est pas un vain mot et le regard du photographe suscite une véritable révélation. Ailleurs, les paysages ravagés renvoient à l’acharnement des combats à l’artillerie, alors que les amas de douilles d’obus traduisent la réalité matérielle de la guerre industrielle. Au détour des pages et des anciens sites de combat, la profondeur des entonnoirs, les épaisseurs de métal tranché, les tiges d’acier tordues et le béton fissuré donnent une idée concrète de la formidable violence des explosions. Cet aspect informatif fait sans doute de ces images un support pédagogique fécond, d’autant qu’on y sent souvent aussi la pluie fine et la boue collante, la neige et le froid perçant et, partant, l’horreur de la vie au front. À cet égard, les mots gravés à l’entrée des abris et sur les murs des creutes [2] donnent un aperçu des fiertés, des espoirs et des angoisses des hommes autrefois retranchés là. Enfin les tombes, demeurées dispersées ou regroupées en cimetières, rappellent la multitude des destins fauchés dans ces contrées.

Mais les photographies de Jean Richardot sont aussi le fruit d’une recherche esthétique. Ses clichés révèlent en particulier un long travail sur les lumières, les formes et les textures. Bien que toute mise en scène soit absente de sa démarche, chaque tableau semble minutieusement composé, dans un enchevêtrement d’éléments minéraux et végétaux – l’activité humaine n’est ici visible qu’à travers ses traces. Il reste que l’usage exclusif du noir et blanc a tendance à déréaliser le propos. Peut-être la couleur, en faisant ressortir les jeunes pousses au milieu des débris ou la mousse qui recouvre les pierres tombales, aurait-elle suscité plus de nostalgie que n’en voulait le photographe. Le noir et blanc renvoie quant à lui à une certaine intemporalité, au point qu’on se demande parfois de quand datent ces clichés : les bouteilles de vin abandonnées au pied d’un arbre ne sont même pas recouvertes par les feuilles mortes.

Donner sens à des vestiges énigmatiques

En conséquence, les photographies méritaient un commentaire qui soit à même à la fois de les remettre en contexte et de les expliquer en détail. Ce commentaire est celui de Stéphane Audoin-Rouzeau et de Gerd Krumeich, deux historiens qui travaillent ensemble au sein de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne. L’un est français, l’autre est allemand : leur double regard s’enrichit d’une perspective binationale pour analyser les traces d’une guerre qui fut largement, et particulièrement sur ce front Ouest, un affrontement franco-allemand. Leur présentation commune (souligné par eux dans la préface) recouvre deux aspects.

D’une part, chaque image est interprétée par une légende qui vient compléter la stricte indication de lieu. Or les images de Jean Richardot contiennent le plus souvent en germe un récit de guerre : la tranchée a été habitée, la grenade est passée par la main d’un soldat, l’obus a été tiré par un canon, la ruine est le fruit d’un combat, la tombe représente le terme d’une vie. Quand il s’agit d’un site ou d’un paysage, ce récit comporte des informations factuelles : on apprend ce qui s’est passé sur les lieux de l’image et à quelle date. Des vestiges énigmatiques, comme le portail de l’ancien château de Soupir dans l’Aisne, ou des reliefs mystérieux, comme celui de la Grande Mine à Ovillers-la-Boisselle dans la Somme, prennent alors sens. Ces légendes sont d’autant plus appréciables que l’attention portée par le photographe à la terre et à ce qu’elle recueille implique des cadrages serrés et des champs clos, ce qui rend difficile l’insertion des images dans une vision d’ensemble. Quand il s’agit d’objets ou de lieux de vie, le commentaire est plus circonspect. Les informations alternent alors avec les questions, auxquelles les « peut-être » et les « sans doute » répondent par autant d’hypothèses sur l’origine, l’usage et le sens à donner aux constructions, aux inscriptions et aux ustensiles qui subsistent sur l’ancien front. Les deux auteurs mettent alors en avant « le mystère toujours agissant de la Grande Guerre » qui engagerait l’historien d’aujourd’hui et son lecteur à « un grand effort d’imagination ». L’approche se fait dès lors subjective. Devant les barbelés de Fort de Vaux, nous voici dans la peau des combattants prêts à s’élancer hors de la tranchée. C’est là sans doute un moyen efficace de faire revivre « la terreur et le courage des combattants », au risque cependant de prêter à ces derniers des sentiments qu’ils ont probablement inégalement partagés.

D’autre part, les photographies sont regroupées par thèmes : barbelés, cimetières, tombes, ruines, béton, mots, débris, abris, métal, tranchées, munitions, empreintes. Certaines de ces catégories peuvent paraître redondantes ou artificielles : les abris peuvent en effet être faits de béton et porter des inscriptions, les barbelés et les débris ne sont jamais loin des tranchées. Pourtant, il fallait un principe d’organisation et celui-ci permet de regrouper les images en chapitres et de compléter chacun d’entre eux par une mise au point thématique tout à fait bienvenue. Les explications les plus intéressantes sont les plus techniques, notamment sur l’organisation du système des tranchées, l’emploi inégalement répandu du béton armé ou l’usage toujours plus sophistiqué des barbelés, autant de symboles d’une guerre de position plus facile à accepter pour les envahisseurs que pour les envahis. D’autres mises au point utiles concernent le rôle des nécropoles du front dans la collectivisation de la mort et la mise en scène de la nation, tandis que les tombes isolées portent davantage la dimension personnelle de la perte même si la norme sociale y perce à travers le langage convenu du sacrifice. Notons que le regard binational des deux auteurs ne les prémunit pas toujours d’un certain francocentrisme. Celui-ci se fait directement sensible lorsque le « combattant de 1914 » est subrepticement employé pour désigner en réalité le « combattant français de 1914 », auquel sont ensuite confrontés les combattants des autres nations (par exemple à propos des cimetières). Mais ce n’est là qu’un détail.

Car au total, cet ensemble de photographies et de textes constitue un très bel album. On pourrait certes regretter que la contextualisation des images ne soit pas plus précise encore : ainsi, une carte des anciens champs de bataille, situant l’emplacement des prises de vue, aurait pu compléter avantageusement l’ensemble. Cependant, malgré tout ce qu’il contient d’informations, il faut voir cet ouvrage pour ce qu’il prétend être. Son ambition est moins pédagogique qu’émotionnelle. En témoignent l’organisation thématique qui repousse les explications à la fin des chapitres ou le ton général de l’ouvrage, souvent désabusé devant le constat de l’oubli qui gagne et des traces qui s’effacent inexorablement. Ce beau livre est avant tout une invitation à prendre conscience du patrimoine qui demeure sur les anciens champs de bataille, dans l’idée de le faire connaître et de le préserver. Dans cette perspective, les photographies doivent surtout faire naître une émotion pour susciter un intérêt : dès lors, la parole des historiens reste somme toute secondaire.

Dossier(s) :

par Élise Julien, le 10 novembre 2008

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Pour citer cet article :

Élise Julien, « Traces de 14-18 », La Vie des idées , 10 novembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Traces-de-14-18

Nota bene :

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Notes

[1Interview de Jean Richardot dans la brochure de l’exposition Commémorer : hier, aujourd’hui, demain, présentée du 15 octobre au 14 décembre 2008 à l’Historial de la Grande Guerre, avec des photographies de Patrick Tourneboeuf et Jean Richardot, p. 25.

[2Les creutes sont des carrières souterraines de pierre calcaire qui ont servi d’abris aux combattants pendant la guerre de 14-18.

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