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Essai Société Histoire

Un autre olympisme est-il possible ?


par Karen Bretin-Maffiuletti & Benoît Caritey , le 6 septembre


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Plus grand événement planétaire en termes d’audience, les Jeux olympiques portent une certaine conception de la compétition sportive. Pourtant, des alternatives en actes existent, comme l’illustre l’exemple des manifestations sportives internationales ouvrières dans l’Entre-deux-guerres.

Les Jeux olympiques de Paris 2024 l’ont confirmé : cette compétition où se joue le prestige des nations suscite, bien au-delà des cercles sportifs, un engouement sans équivalent dont nul ne saurait se tenir à l’écart.

Ce n’est cependant que progressivement que le rendez-vous quadriennal imaginé par Pierre de Coubertin à la fin du XIXe siècle est devenu « la plus grande manifestation au monde » (Guillaume, 2024, p. 119) et que le Comité international olympique qui en supervise l’organisation a acquis le statut d’« "autorité suprême" dans l’espace international des sports » (Dufraisse, 2024, p. 8). Avant la Seconde Guerre mondiale en effet, les Jeux olympiques sont concurrencés par des manifestations alternatives, et notamment par des Olympiades « ouvrières » ou « populaires », et des « Spartakiades internationales » organisées par les fédérations sportives ouvrières dans le but de contester leur hégémonie croissante et de promouvoir un autre modèle sportif.

Les organisations sportives ouvrières

Les organisations sportives ouvrières sont créées dans les premières années du XXe siècle afin de contrebattre l’influence des organisations gymniques et sportives dites « bourgeoises » ou confessionnelles qui recrutent en masse dans les classes laborieuses. Elles visent à la fois à affranchir les travailleurs de la domination de la bourgeoisie en leur offrant la possibilité de faire du sport entre eux et à contribuer à la transformation de la société capitaliste en société socialiste. Après la Première Guerre mondiale, elles connaissent une augmentation importante de leurs effectifs. Aux côtés des puissantes unions d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie, des groupements auparavant confidentiels acquièrent une assise plus importante qui n’efface pas les fortes disparités initiales. En France, les effectifs des fédérations sportives ouvrières augmentent à partir de 1919, pour atteindre quelques 100 000 adhérents en 1938.

Au plan international, deux organisations sont créées, reproduisant les clivages du mouvement politique et syndical ouvrier consécutifs à la Révolution russe. L’Union internationale d’éducation physique et sportive du travail, de tendance réformiste, plus connue sous le nom d’Internationale sportive de Lucerne (ISL), voit le jour en 1920. Elle regroupe au début des années 1930 1,9 million d’adhérents, dont près de 1,2 million pour la seule section allemande. L’Internationale rouge sportive (IRS), d’obédience communiste, est formée à Moscou en 1921 et compte à son apogée en 1931 près de 280 000 sportifs ouvriers affiliés aux unions nationales qu’elle fédère, dont les plus importantes se trouvent alors en Allemagne (125 000 membres) et en Tchécoslovaquie (80 000 membres), auxquels s’ajoutent les 6 millions de sportifs encadrés revendiqués par l’URSS.

Olympiades ouvrières et Spartakiades : promouvoir un autre sport

Spartakiades de Berlin, 1931

Sous l’égide de l’ISL, trois Olympiades ouvrières sont organisées, à Francfort en 1925, à Vienne en 1931 et à Anvers en 1937. L’IRS organise les Spartakiades internationales de Moscou en 1928. Des Spartakiades mondiales devaient avoir lieu à Berlin en 1931, mais elles sont interdites par le gouvernement allemand. Une autre édition devait se tenir à Moscou en 1933. D’abord repoussée d’un an, puis annulée, elle est remplacée par un « Rassemblement international sportif contre la guerre et le fascisme » organisé à Paris en 1934. Une Olympiade populaire en opposition aux Jeux olympiques de Berlin devait également avoir lieu à Barcelone en 1936, mais est annulée à la veille de son ouverture en raison du déclenchement de la guerre d’Espagne.

Ces manifestations sont à la fois l’occasion de montrer la puissance du mouvement sportif ouvrier et de promouvoir une autre culture sportive, accordant une large place au sport de masse et reléguant la performance et l’excellence sportive au second plan, dans un premier temps tout au moins.

Alors que les Jeux olympiques opposent des athlètes de plus en plus strictement sélectionnés, le programme des manifestations sportives ouvrières propose, à côté de compétitions ouvertes aux sportifs les plus performants, des démonstrations, des mouvements d’ensemble, des défilés de masse, des représentations théâtrales, des spectacles de chant choral et de groupes folkloriques, mobilisant un nombre impressionnant de sportifs et de militants. 40 000 gymnastes participent au mouvement d’ensemble de la première Olympiade ouvrière de Francfort et le défilé du dimanche réunit quelques 60 000 participants ; 5000 enfants participent au défilé dans les rues de la ville et à un spectacle gymnique de pyramides de masse.

Lors du défilé d’ouverture des Spartakiades internationales de Moscou en 1928, les 4500 participants sont entourés par 25 000 membres d’associations sportives russes et par des groupes de garçons et de filles des Jeunesses communistes.

La deuxième Olympiade ouvrière de Vienne débute par une Journée mondiale des enfants (« Welt Kinder Tag ») auquel participent 20 000 enfants autrichiens ; le défilé réunit 77 000 sportifs ouvriers ; 6000 hommes et 5000 femmes participent aux mouvements d’ensemble et, lors de la cérémonie de clôture, 4000 sportifs autrichiens donnent une représentation théâtrale magnifiant la révolte et la libération du prolétariat.

Malgré l’interdiction des Spartakiades internationales de Berlin en 1931, des compétions sont organisées sous un nom de camouflage, et lors de ce qui devait être la cérémonie de clôture, 4400 personnes jouent une pièce de théâtre mettant en scène la progressive mobilisation de l’armée du prolétariat.

À l’occasion du Rassemblement international sportif contre la guerre et le fascisme de Paris, diverses compétitions sont organisées auxquelles participent 1700 sportifs venus de 22 nations, avec notamment une « Coupe du monde de football ouvrier » et un défilé carnavalesque singeant les tares bourgeoises.

Le programme de l’Olympiade populaire de Barcelone comportait des compétitions féminines, des compétitions pour enfants, des démonstrations gymniques et un relais inter-municipalités de course à pied.

Le programme de la troisième Olympiade ouvrière d’Anvers incluait un concours de pêche réunissant quelque 2000 participants.

Les manifestations travaillistes présentent de nombreux traits singuliers qui illustrent clairement la volonté de leurs organisateurs de marquer leur différence et leur opposition par rapport aux Jeux olympiques. La prise de distance la plus flagrante est sans doute celle qui consiste à faire évoluer sur le stade des athlètes de tous niveaux, de tous âges et des deux sexes, quand le modèle olympique valorise essentiellement des hommes jeunes, auteurs de performances significatives. En outre, lors de la première Olympiade ouvrière de Francfort, un « concours de systèmes » est organisé, dans lequel chaque délégation effectue une démonstration de ses méthodes d’entraînement, évaluées par un jury chargé d’apprécier à la fois leur efficacité et leur attractivité. Le programme des Spartakiades internationales de Berlin incluait un concours combinant des épreuves, de course, de natation, de cyclisme, de lancer et de tir, valorisant l’« athlète complet ».

Par ailleurs, tandis que le public des compétitions olympiques est cantonné au rôle de spectateur, celui des manifestations sportives ouvrières participe pleinement au spectacle. Les militants et sympathisants réunis à Francfort, Moscou, Vienne, Berlin, Paris ou Anvers sont associés aux exercices sportifs de masse, ou deviennent, par des choix de mise en scène, acteurs à part entière des représentations théâtrales qui constituent un temps fort de ces manifestations dont la raison d’être est clairement politique : elles sont conçues comme des moments d’expression et de célébration de l’internationalisme prolétarien et sont porteuses de messages explicites, notamment par le truchement des discours des responsables des organisations sportives ouvrières, ou des banderoles contre la guerre ou pour les droits des travailleurs brandies lors des défilés.

Ces manifestations sont également un temps d’exaltation de la fraternité entre sportifs ouvriers quel que soit leur pays d’origine, au moment où les Jeux olympiques deviennent le théâtre d’une lutte entre nations par sportifs interposés. À Francfort comme à Vienne, les emblèmes nationaux sont remplacés par des drapeaux rouges, et l’Internationale se substitue aux hymnes nationaux. La presse de gauche ne cesse de souligner et célébrer les spécificités des Olympiades ouvrières comme des Spartakiades. À Francfort par exemple, Le Peuple insiste sur les manifestations de fraternisation entre les spectateurs allemands, massés le long du parcours du défilé, et les sportifs français au passage desquels on crie « Vive la paix ! » (alors que l’Allemagne était exclue des Jeux olympiques de Paris un an auparavant).

De l’opposition à l’Olympisme à sa défense : l’évolution des discours d’accompagnement

Dans les années 1920, le discours sur les manifestations sportives ouvrières internationales souligne avec force l’opposition des organisations sportives ouvrières, socialistes ou communistes, au « sport bourgeois », prétendument « neutre » et aux Jeux olympiques dénoncés comme nationalistes, impérialistes et bellicistes. Les responsables socialistes font la promotion de l’Olympiade ouvrière de Francfort en fustigeant le « combat chauvin » qui s’est déroulé l’année précédente, dans le cadre des Jeux olympiques de Paris.

À la veille des Spartakiades de Moscou, L’Humanité dénonce les dérives des « Jeux bourgeois », qui « n’apparaissent plus aujourd’hui que sous la forme d’un commerce spectaculaire, comparable aux combats de gladiateurs que l’ancienne Rome entretenait à grand renfort d’écus et de sesterces ».

La cible de la critique des Jeux olympiques évolue cependant au fil des ans. Dès la fin des années 1920, à travers un premier (et subtil) glissement de discours, le sport travailliste devient le conservatoire des valeurs fondatrices de l’Olympisme, mises en danger par les dérives dont les organisations sportives « bourgeoises » se rendent coupables : professionnalisme (les athlètes olympiques prêteraient un « faux serment d’amateurisme »), chauvinisme exacerbé (orchestré par « la grande presse apprivoisée »), militarisation (les communistes soupçonnent les pays capitalistes de préparer une offensive contre l’Union soviétique) et mercantilisme (les organisateurs des Jeux ne penseraient qu’à faire de « belles recettes »). La diatribe épargne désormais le projet coubertinien pour se concentrer sur la dénonciation de son dévoiement par les organisateurs des Jeux : « Nous trouvons que les Jeux olympiques ne répondent nullement à l’espoir que le rénovateur actuel, M. Pierre de Coubertin avait mis en eux ». Mais ses « candides espérances » ont été ruinées par « la cupidité fatale du capitalisme affamé de plus-value ».

À l’approche des Jeux de Berlin, la cible des critiques se déplace à nouveau. Dans les colonnes de L’Humanité, le mouvement sportif ouvrier s’érige en défenseur des valeurs fondatrices de l’Olympisme, perverties par les Nazis, en complète rupture avec la critique radicale des Jeux olympiques des années 1920

Ainsi, si l’Olympiade ouvrière de Francfort était une tentative d’opposer au plus éclatant symbole du sport bourgeois un projet alternatif faisant appel à la conscience de classe prolétarienne, l’Olympiade populaire de Barcelone visait à défendre les valeurs de l’Olympisme, non plus contre les organisations sportives « officielles », mais avec elles.

Parallèlement, on relève un intérêt croissant pour les performances des sportifs ouvriers. Si en 1928, les journalistes de L’Humanité concèdent que les performances des sportifs ouvriers participant aux Spartakiades sont de niveau moindre que celles des athlètes olympiques, ils s’empressent de préciser que ce sont celles de vrais amateurs et non de « professionnels rationalisés ».

En 1934, tout en rappelant que le Rassemblement international de Paris est avant tout « une production sportive de masse », le périodique communiste Sport souligne que les performances de certains athlètes, soviétiques notamment, ne sont « plus très loin de la classe mondiale ».

À l’occasion de l’Olympiade ouvrière d’Anvers, les exploits des athlètes soviétiques sont également mis en avant. Leurs performances qui égalent celles des athlètes olympiques de Berlin, sont rapportées avec enthousiasme, tout comme la victoire – inattendue – des Français dans le tournoi de water-polo. Ainsi, on peut lire dans Le Populaire comme dans L’Humanité, des titres et des commentaires semblables à ceux qui, relevés dans les journaux de la « grande presse » quelques années auparavant, étaient cités comme autant de preuves des dérives chauvines du « sport bourgeois ». Ce glissement s’explique par un changement de position de l’IRS sur la question du sport de performance. Depuis la fin des années 1920, l’Union soviétique et l’Internationale communiste reconnaissent dans le sport un moyen de prestige à l’échelle internationale : le sportif performant devient l’incarnation de l’homme nouveau dont l’Union soviétique serait le creuset. L’objectif n’est plus d’instaurer un ordre sportif concurrent au « sport bourgeois », voire de le supplanter, il est d’intégrer le mouvement sportif international afin d’y asseoir la supériorité, non pas d’une nation ou d’une race, mais d’un système politique.

Le succès des manifestations sportives ouvrières et ses limites

1100 sportifs de 11 nations prennent part à l’Olympiade ouvrière de Francfort (1925). 3879 soviétiques et 612 concurrents venus de 12 pays participent aux Spartakiades internationales de Moscou (1928). La deuxième Olympiade ouvrière de Vienne (1931) réunit 77 278 sportifs de 22 fédérations. 3000 sportifs dont 1200 étrangers de 18 pays se rendent à Paris pour le Rassemblement international sportif contre la guerre et le fascisme. Enfin, 10 000 sportifs dont 4000 étrangers de 14 nations se déplacent à Anvers (1937). Et les spectateurs de ces manifestations se comptent en dizaines, voire en centaines de milliers.

Ces chiffres montrent que les manifestations sportives internationales ouvrières sont le plus souvent couronnées de succès, malgré les divisions du mouvement sportif ouvrier international et les obstacles que doivent surmonter organisateurs et participants.

Jusqu’au milieu des années 1930 en effet, les rapports entre l’ISL et l’IRS sont tendus à l’extrême. Les deux fédérations poursuivent des objectifs différents. Tout en s’opposant aux fédérations sportives « bourgeoises », l’organisation socialiste défend l’idée d’un sport « neutre ». Son ambition est de donner au pratiquant une bonne santé physique lui permettant de surmonter sa charge de travail et de mieux accomplir sa tâche de militant socialiste. Elle s’attire les foudres de l’IRS qui veut conférer aux masses une condition physique digne de la révolution prolétarienne à venir. L’appui à l’Union soviétique est également inscrit dans les objectifs premiers de l’organisation, dont les réalisations doivent apporter la preuve « des progrès de la société socialiste en train de se constituer » (Gounot, 2000, p. 196). L’ISL interdit à ses membres de participer aux manifestations sportives organisées par l’IRS qu’elle soupçonne de prosélytisme. Et les deux organisations se livrent une concurrence féroce. Ce n’est pas un hasard si les Spartakiades de Berlin sont programmées deux semaines avant la deuxième Olympiade ouvrière de Vienne.

À partir de 1934 pourtant, l’IRS et l’ISL entament un rapprochement. Et si le Rassemblement international de Paris est organisé par la seule IRS, nombreux sont les signes d’apaisement entre sportifs socialistes et sportifs communistes. Les deux organisations appellent ainsi leurs membres à participer à l’Olympiade populaire de Barcelone et à la Troisième olympiade ouvrière d’Anvers.
On peut penser que les divisions du mouvement sportif ouvrier ont nui au succès des manifestations que les deux organisations internationales ont organisées chacune de leur côté, au cours des années 1920 et de la première moitié des années 1930. Par la suite, la dure répression qui s’abat sur les sections allemandes et autrichiennes des deux organisations (les sections les plus puissantes de l’ISL comme de l’IRS) limite la participation aux Olympiades de Barcelone et d’Anvers.

Par ailleurs, les autorités ne soutiennent pas la participation des sportifs ouvriers aux manifestations internationales ouvrières. Ainsi, par exemple en France, en dehors de la subvention votée par le Parlement pour financer la participation française à l’Olympiade populaire de Barcelone, les organisations sportives ouvrières ne peuvent compter que sur leurs fonds propres pour organiser une manifestation sportive internationale ou y envoyer une délégation. Elles incitent leurs militants à soutenir leur action par des dons ou en assistant en masse aux compétitions préparatoires dont les recettes doivent servir à financer le déplacement des sportifs ouvriers. De façon plus directive, en 1931, l’USSGT impose à ses membres une cotisation extraordinaire d’un franc pour financer le déplacement de la délégation française à Vienne.

André Gounot évoque les difficultés des délégations étrangères, et notamment soviétiques, pour obtenir les visas qui leur permettront de participer aux manifestation sportives ouvrières organisées en France. Clément Dumas (2022) rapporte que les autorités françaises tentent de freiner, voire d’empêcher le départ des sportifs ouvriers français pour les Spartakiades de Moscou et de Berlin que les autorités allemandes ont cherché à interdire, sans y parvenir complètement.

Compte tenu de ces obstacles, le succès d’une manifestation sportive internationale ouvrière tient de la gageure, alors que l’organisation des Jeux de Paris (1924) et le déplacement des représentations françaises aux Jeux olympiques d’Anvers (1920), Amsterdam (1928), Los Angeles (1932) et Berlin (1936) sont favorisés par les subventions octroyées par l’État et la facilité avec laquelle il délivre les indispensables visas.

Les manifestations sportives internationales ouvrières dans la presse

Si les journaux de la grande presse, comme les titres de la presse sportive, ouvrent largement leurs colonnes aux Jeux olympiques dont ils relatent jour après jour le déroulement en première page et en pages intérieures, ils tendent à occulter les manifestations sportives ouvrières, malgré leur importance bien réelle (Riordan, 1996, p. IX), comme L’Auto en France, sous couvert de neutralité politique (Busseuil, 2000).

En 1928, le principal quotidien sportif hexagonal consacre un seul article à la Spartakiade de Moscou, assez bref de surcroît, mais fait mieux que son principal concurrent, L’Écho des sports, qui n’en parle pas du tout. Du côté de la presse d’information, seuls Le Journal et Le Petit Parisien y consacrent un entrefilet reprenant presque mot pour mot la dépêche de l’agence Havas utilisée par L’Auto. La couverture médiatique de la deuxième Olympiade ouvrière de Vienne est également très succincte. L’Auto n’en dit mot. Le Petit Parisien et Paris-Soir y consacrent quelques entrefilets.

La situation évolue du tout au tout pour le rassemblement international sportif contre la guerre et le fascisme de Paris (1934). L’Humanité publie – non sans délectation – une revue de presse inaugurée en ces termes :

L’ampleur du rassemblement international sportif, […], a obligé la presse bourgeoise de rompre avec la politique du silence observée, généralement, pour ces manifestations prolétariennes. Et dès hier, on pouvait lire dans différents journaux, des articles élogieux à l’égard de cette puissante démonstration et à l’adresse des sportifs soviétiques pour leurs performances.

L’Auto consacre une rubrique quotidienne à l’Olympiade d’Anvers, couverte par un envoyé spécial. Il faut donc attendre la fin de l’entre-deux-guerres, lorsque le sport travailliste ne se définit plus par son opposition frontale au sport « officiel », pour que L’Auto lui ouvre plus largement ses colonnes. Les journaux de la presse d’information publient également quelques courts articles sur les résultats sportifs de cette Olympiade ouvrière. Performances, records, victoires françaises : dans ces articles, rien ne différencie plus les manifestations sportives ouvrières des compétitions olympiques. Leur spécificité est gommée, ou, lorsqu’il en est fait état, c’est pour la critiquer : « Trop de politique » regrette L’Écho des sports.

Conclusion

Un autre olympisme a bel et bien existé. Pendant près de vingt ans, l’ISL et l’IRS ont organisé des manifestations sportives internationales dans le but de contester l’hégémonie des Jeux olympiques, non sans succès, malgré les obstacles dressés par les autorités, et malgré le travail d’occultation de la presse sportive et de la presse d’information.

Du côté de la presse de gauche, la critique des Jeux olympiques se prolonge par la célébration des manifestations ouvrières. S’il s’agissait au début des années 1920 de différencier point par point le sport ouvrier du « sport bourgeois » dont les Jeux olympiques sont la forme la plus aboutie et de promouvoir une contre-culture sportive, dès la fin de la décennie, le mouvement sportif ouvrier est érigé en défenseur de l’idée olympique, contre les visées chauvines et mercantiles des organisations sportives bourgeoises puis contre les détournements politiques des régimes totalitaires.

Le rapport aux Jeux olympiques change : rejetés en bloc au début des années 1920, on leur reconnaît des vertus à leur forme originelle. Ce que sont les Jeux est toujours critiquable, mais ce qu’ils devraient être mérite d’être défendu. De ce fait, le contenu des manifestations sportives internationales ouvrières évolue. Dans les années 1920, les concours, les exhibitions et le cérémonial des manifestations sportives ouvrières s’opposaient au contenu des Jeux. Et les comptes rendus publiés dans la presse de gauche soulignaient autant que possible ces spécificités. À partir des années 1930, le distinguo est de plus en plus subtil : sur le terrain, les adversaires fraternisent davantage ; dans les tribunes, le public est moins chauvin. Mais les compétitions et les performances prennent une importance qui tend à gommer les principales différences entre manifestations ouvrières et Jeux olympiques. Un autre olympisme était possible. Mais il s’est effacé au nom d’une stratégie décidée à Moscou à la fin des années 1920, visant à battre la bourgeoisie capitaliste sur son propre terrain, un revirement qui contribue à conforter et légitimer le modèle olympique promu par le CIO.

par Karen Bretin-Maffiuletti & Benoît Caritey, le 6 septembre

Aller plus loin

 Karen Bretin-Maffiuletti, « Le mouvement sportif ouvrier international et le modèle olympique dans les années 1920 », dans Thierry Terret (dir.), Les Paris des Jeux olympiques de 1924, Biarritz, Atlantica-Séguier, 2008.
 Karen Bretin-Maffiuletti et Benoît Caritey, « L’Humanité et les manifestations sportives internationales dans les années 1920 », dans - Michaël Attali et Evelyne Combeau-Mari (dir.), Le sport dans la presse communiste, Rennes, PUR, 2013.
 Karen Bretin-Maffiuletti et Benoît Caritey, « Modèle et contre-modèles olympiques dans l’entre-deux-guerres. Le succès oublié des manifestations sportives internationales ouvrières », Cahiers d’histoire, n° 158, 2023.
 Andrea Bruns, « The Cultural Program of the Olympic Games in Paris 1924 and the Workers’ Olympics in Frankfurt/M. 1925 : just a Side Show or the Chance to Demonstrate One’s Ideology ? », dans Angela Teja, Arnd Krüger and James Riordan (dir.), Sport e culture, sport and cultures, Crotone, Edizioni del Covento, 2005.
 Andrea Bruns, « Critique de société et aspirations réformatrices : l’Olympiade ouvrière de Francfort 1925 face aux Jeux olympiques de Paris 1924 », dans André Gounot, Denis Jallat et Benoît Caritey (dir.), Les politiques au stade. Etude comparée des manifestations sportives du XIXe au XXIe siècle, Rennes, PUR, 2007.
 Tom Busseuil, « L’Auto et le sport ouvrier (1918-1939) : une prétention apolitique mise à l’épreuve », dans Benoît Caritey (dir.), La Fabrique de l’information sportive : L’Auto (1900-1944), Reims, EPURE, 2020.
 Sylvain Dufraisse, « Les Jeux olympiques modernes : l’avènement d’un spectacle global », Pouvoirs, vol. 189, n° 2, 2024.
 Clément Dumas, « Encadrer et surveiller les sports en marge. Les préfets et les Spartakiades durant l’entre-deux-guerres », dans Patrick Clastres et Edenz Maurice (coord.), Les préfets et le sport : pour une histoire sportive du corps préfectoral (XIXe-XXIe siècle), Paris, La Documentation française, 2022.
 André Gounot, « L’Internationale rouge sportive et son rôle d’institution de propagande soviétique à l’étranger (1921-1937) », dans Jean-Philippe Saint-Martin et Thierry Terret (dir.), Le Sport français dans l’entre-deux-guerres, regards croisés sur les influences étrangères, Paris, L’Harmattan, 2000.
 André Gounot, « Les Spartakiades internationales, manifestations sportives et politiques du communisme », Cahiers d’histoire, n° 88, 2002.
 André Gounot, « L’Olympiade populaire de Barcelone 1936 : entre nationalisme catalan, « esprit olympique » et internationalisme prolétarien », dans André Gounot, Denis Jallat et Benoît Caritey (dir.), Les politiques au stade. Étude comparée des manifestations sportives du XIXe au XXIe siècle, Rennes, PUR, 2007.
 André Gounot, « Le sport travailliste européen et la fizkul’tura soviétique : critiques et appropriations du modèle « bourgeois » de la compétition (1893-1939) », Cahiers d’histoire, n° 120, 2013.
 André Gounot, Les Mouvements sportifs ouvriers en Europe (1893-1939), Strasbourg, PUS, 2016.
 Marc Guillaume, « L’État et les Jeux olympiques et paralympiques de 2024 », Pouvoirs, vol. 189, n° 2, 2024.
 Arnd Krüger et James Riordan (dir.), The Story of Worker sport, Champaign, Human Kinetics, 1996.

Pour citer cet article :

Karen Bretin-Maffiuletti & Benoît Caritey, « Un autre olympisme est-il possible ? », La Vie des idées , 6 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Un-autre-olympisme-est-il-possible

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