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Un monde de fous
Entretien avec Elisabeth Antoine-König


par Julien Le Mauff & Ariel Suhamy , le 24 janvier


Entre ordre et transgression, critique sociale et fascination pour l’étrange, l’image de la folie dans l’art modifie le regard porté sur la marginalité. Du Moyen Âge au romantisme, de la fête des fous à l’enfermement, les représentations reflètent autant de regards sur l’insensé.

Élisabeth Antoine-König, ancienne élève de l’École normale supérieure et spécialiste des arts à la période gothique, a été pendant dix ans conservatrice au musée de Cluny, où elle a réalisé le jardin d’inspiration médiévale. Conservatrice générale au département des Objets d’art du musée du Louvre, elle est co-commissaire de l’exposition Figures du fou (avec Pierre-Yves Le Pogam). Elle a co-dirigé le livre Orfèvrerie gothique en Europe (Viella, 2016) et est co-autrice des monographies La Descente de croix (Louvre/Somogy, 2013) et Le Jugement dernier dans une noix de prière : microsculptures de dévotion (Louvre/El Viso, 2021).

Au musée du Louvre, l’exposition Figures du fou. Du Moyen Âge aux romantiques aborde le thème de la folie sous l’angle des représentations, depuis la fin du Moyen Âge jusqu’au romantisme. De fait, à travers plus de 300 œuvres – non seulement picturales, mais relevant aussi de la sculpture, des objets d’art, des livres enluminés… – l’histoire artistique de la folie laisse apparaître plusieurs approches bien distinctes, comme le souligne la commissaire de l’exposition, Élisabeth Antoine-König.

Prise de vue & montage : Ariel Suhamy.

Au Moyen Âge, l’envers de l’ordre

Approché à partir de la pensée religieuse et de l’ordre ecclésial, le fou correspond au Moyen Âge à « ceux qui sont à l’opposé de la sagesse » : l’insensé du psaume 52 qui affirme son incroyance, ou encore le fou mis en scène lors des fêtes des fous, organisées annuellement entre la Nativité et l’Épiphanie. Particulièrement frappante, la légende médiévale de la passion d’Aristote pour Phyllis fait l’objet de différentes représentations, dont un aquamanile exposé, représentant le philosophe à quatre pattes, chevauché par la jeune femme.

Aquamanile Aristote et Phyllis, New York © The Metropolitan Museum of Art

Les fous médiévaux sont aussi les fous de cour, qui dès le XIIIe siècle y occupent une fonction de divertissement recouvrant deux catégories : « fous naturels, qui sont les simples d’esprit » et « fous artificiels, pour qui c’est un art de faire rire, d’être réputé pour ses traits d’esprit : humoristes, comédiens, professionnels du rire ». Au-delà des portraits connus de fous de cour, Élisabeth Antoine-König met en évidence le caractère exceptionnel du casque de fou envoyé par l’empereur Maximilien Ier au roi d’Angleterre Henri VIII, et destiné à des contextes festifs.

Konrad Seusonhofer, Casque d’une armure envoyée par Maximilien à Henri VIII © Royal Armouries Museum

Le fou des humanistes et la critique sociale

Haintz-Nar-Meister (attr.), De inutilibus libris, gravure pour le chap. 1 de Sebastian Brant, Stultifera navis, éd. Bâle, 1498

La folie devient centrale dans la littérature de la Renaissance. La Nef des fous de Sebastian Brant, dès 1494, et l’Éloge de la folie d’Érasme, en 1511, font l’objet d’éditions richement illustrées qui démultiplient la figure de la folie comme instrument de critique sociale.

On y associe souvent certaines représentations picturales, notamment le panneau de Jérôme Bosch traditionnellement intitulé La Nef des fous, bien que ce fragment d’un triptyque vraisemblablement dédié à la dénonciation des vices n’ait pas porté ce titre à l’origine. De manière paradoxale, d’ailleurs, « c’est le personnage portant l’habit du fou, portant un capuchon à grelots et une marotte, qui paraît sur cette nef le plus sage du lot. Perché dans un coin, il boit sa coupe mais a l’air détaché, et tourne d’ailleurs le dos à cette assemblée de débauchés. »

Fou romantique et enfermement des fous

Alors que Michel Foucault voit dans l’âge classique le point de bascule vers l’expulsion de la folie de l’ordre social et de celui de la raison, les représentations tendent à disparaître, témoignant plutôt d’une désaffection pour la figure du fou, que l’on peut relier aux réformes religieuses et à l’abandon des fêtes de fous et autres traditions festives. La fin du XVIIIe siècle voit en revanche réapparaître la folie dans l’art. La thématique participe ainsi d’un goût pour l’étrange et l’onirique, qui se prolonge dans l’exposition avec les grandes figures de fous romantiques inspirées de l’histoire (Charles VI, Jeanne de Castille) ou qui se déploient en littérature et sur scène (Quasimodo, Rigoletto).

Cependant, les représentations s’appuient aussi sur l’essor de l’univers psychiatrique et de l’enfermement des fous, comme le montre déjà L’Enclos des fous, toile peinte par Goya en 1793-1794, inspirée de l’hôpital de Saragosse : représentation « terrible », proche du monde carcéral, « avec ses prisonniers entassés, à moitié nus, dans une sorte de vision infernale ».

Francisco José de Goya y Lucientes, L’Enclos des fous © Meadows Museum, SMU photo Robert LaPrelle

par Julien Le Mauff & Ariel Suhamy, le 24 janvier

Aller plus loin

 Figures du fou. Du Moyen Âge aux romantiques, exposition au musée du Louvre, jusqu’au 3 février 2025.
 Élisabeth Antoine-König et Pierre-Yves Le Pogam, Figures du fou, catalogue de l’exposition, Paris, Gallimard, 2024.
 Jacques Loeuille, Le Temps des fous, film documentaire, 2023, 53 min., ArteTV
 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique (1961), rééd. Paris, Gallimard, coll. Tel, 1976.

Pour citer cet article :

Julien Le Mauff & Ariel Suhamy, « Un monde de fous. Entretien avec Elisabeth Antoine-König », La Vie des idées , 24 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Un-monde-de-fous

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