John Tolan est professeur d’histoire à l’Université de Nantes, spécialiste des minorités religieuses dans l’Europe du haut Moyen-Âge. Il est aussi directeur du programme de recherche européen
ERC RELMIN («
Le statut légal des minorités religieuses dans l’espace euro-méditerranéen (V
e-
XVe siècles)
» qui s’achève cette année. Il est notamment l’auteur de
Les Sarrasins : l’Islam dans l’imaginaire européen au Moyen Âge (Aubier, 2003) et de
Le Saint chez le Sultan : la rencontre de François d’Assise et de l’islam. Huit siècles d’interprétations (Paris : Seuil, 2007).
Prise de vue et montage : A. Suhamy
La Vie des idées : Comment les minorités religieuses cohabitent-elles dans l’Europe médiévale ?
John Tolan : La pluralité religieuse en Europe, ce n’est pas quelque chose de nouveau, ce n’est pas le produit du colonialisme ou de l’immigration. Depuis le Moyen-Âge, il y a une cohabitation, parfois pacifique parfois conflictuelle, entre le paganisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Dans le projet européen que je dirige sur le statut légal des minorités religieuses en Europe, nous sommes en train d’étudier des textes de loi – en latin, en hébreu, en arabe, et dans d’autres langues – qui règlent la place des minorités religieuses et les relations qu’elles ont entre elles [1].
Dans le débat sur la constitution de l’Europe, on a mentionné les racines chrétiennes de l’Europe. Évidemment, ces racines sont une partie importante de notre culture commune, mais cette mention est étonnante, car l’Europe a aussi des racines païennes, chrétiennes, juives, musulmanes. L’histoire de l’Europe est très marquée par toutes ces traditions et ces interactions religieuses et parfois aussi des conflits entre ces traditions religieuses.
Ce n’étaient pas des affrontements sur le mode du choc des civilisations de Samuel Huntington – un affrontement entre un Occident chrétien et un Orient musulman –, mais des relations pacifiques et conflictuelles entre Génois et Égyptiens, entre Vénitiens et Tunisois, etc. Ce n’est pas nier l’importance de la dimension religieuse, car évidemment, dans la période qui m’intéresse qui est le Moyen-Âge, chacun fait partie d’une communauté religieuse, chacun est régi par un droit religieux, mais ce n’est pas nécessairement le vecteur d’identité le plus important. De l’autre côté, il y a les chantres de l’Andalousie mythifiée ou mythique, selon lesquels chrétiens, juifs, musulmans se seraient bien entendu, se seraient apprécié culturellement les uns les autres, auraient traduit des œuvre scientifiques… Dans un cas comme dans un autre, on peut se baser sur un certain nombre de vérités historiques ; il s’agit à chaque fois de ne pas passer à côté de la complexité de ces contacts entre individus qui ont des identités multiples.
La Vie des idées : Comment l’islam a-t-il été perçu par les auteurs européens ?
John Tolan : Quand j’ai étudié pour mon livre Les Sarrasins les images du prophète Muhammad chez les auteurs chrétiens médiévaux, j’ai essayé de comprendre quel était le but de ces représentations du point de vue de chaque auteur. Souvent pour les chrétiens, il s’agissait à la fois de qualifier l’islam d’hérésie et de voir en Muhammad quelqu’un qui aurait fondé une déviation, une version illégitime du christianisme. Il s’agissait d’expliquer les différences entre religions chrétienne et musulmane, pour dénigrer l’islam évidemment, pour rassurer les chrétiens que leur religion était la bonne. Et aussi pour expliquer les succès de l’islam : on fait souvent de Muhammad dans ces textes un charlatan, on lui attribue des faux miracles qui auraient expliqué pourquoi les Sarrasins (c’est-à-dire les Arabes) l’auraient suivi. On a donc cette image négative du prophète comme quelqu’un de violent, un menteur, etc. de la période médiévale à la période moderne et contemporaine. Mais il y a aussi un autre type d’images que l’on voit émerger à la fin du Moyen-Âge. Je suis en train d’écrire un livre sur l’histoire de ces représentations du Moyen-Âge à aujourd’hui. On voit aussi, à partir du XVIIIe et du XIXe siècles, des auteurs européens qui vont donner une tout autre image du prophète. Par exemple, Henri de Boulainvilliers au XVIIIe siècle voit Muhammad comme un réformateur, un grand homme d’État qui aurait compris contrairement à l’église catholique qu’il faut instaurer une relation directe entre le croyant et son dieu. Au XIXe siècle, il y a toute une série d’auteurs qui présentent Muhammad comme un grand chef d’État, un grand législateur pour son peuple. Et cela jusqu’au XXe siècle. Ainsi, dans le bâtiment de la Cour suprême des États-Unis, il y a une frise faite en 1935 représentant tous les grands législateurs de l’histoire de Hammurabi à Babylone jusqu’aux États-Unis au XXe siècle. Muhammad est là, entre Justinien et Charlemagne. On a donc aussi une image positive, souvent dans le cadre de querelles entre Européens. Ainsi, au XVIIIe siècle, les philosophes présentent Muhammad d’une manière très positive pour mieux critiquer l’Église et non parce qu’ils s’intéressent particulièrement à l’islam. Donc cette image complexe, changeante de Muhammad réfléchit une manière de penser les relations entre monde chrétien et monde musulman, mais aussi surtout les préoccupations de l’Europe plutôt qu’une vraie prise de connaissance du monde musulman.
La Vie des idées : Est-il vraiment interdit de représenter le prophète ?
John Tolan : Les interdictions sont souvent évoquées, et dans une partie importante de l’histoire musulmane, il y a des interdictions de représenter la figure humaine, notamment le prophète. Mais il y a d’autres traditions, notamment dans le monde shiite mais pas uniquement. On vient de publier un ouvrage collectif issu d’un colloque qui a eu lieu à Florence en 2009, durant lequel on a étudié la représentation artistique, plastique du prophète à la fois dans la tradition européenne et dans la tradition musulmane. Il y a une très riche gamme de productions d’œuvres pieuses qui représentent parfois le prophète voilé, parfois visage découvert [2].
La Vie des idées : Est-il possible d’utiliser nos catégories d’analyse (en particulier celles de droit et de religion) pour étudier les relations entre groupes religieux à l’époque médiévale ? Faut-il employer d’autres termes pour éviter les glissements sémantiques porteurs de malentendus et de contresens ?
John Tolan : Qu’on soit anthropologue travaillant au milieu de l’Amazonie, ou historien travaillant sur le Moyen-Âge, on ne peut supposer que nos catégories soient universelles et que l’on puisse les appliquer facilement à une autre culture. Mais je me suis senti obligé d’utiliser les termes de religion et de droit, tout en m’interrogeant sur la genèse et la transformation de ces catégories. Pour la période que j’étudie, évidemment, les concepts même de religion et de droit sont en train de se transformer et ce n’est qu’à l’époque moderne qu’ils correspondent vraiment à ce qu’on associe nous à ces catégories. Dans la discussion avec des collègues anthropologues, la suggestion m’a été faite d’utiliser un autre terme que « religion », jugé non adéquat, un terme comme « foi » par exemple. Mais « foi » correspond encore moins à ce que je veux dire, car la foi est un élément important pour le christianisme, pour l’islam, mais beaucoup moins pour le judaïsme par exemple.
Dans le même ordre d’idées, j’utilise aussi le terme de « minorités », même si je ne suis pas pleinement satisfait du terme. Mais il présente l’avantage de permettre d’inclure deux sens : minorité numérique évidemment mais aussi position de minoré dans la société. Or, au début de l’islam, dans une bonne partie du Dar-al-Islam, les chrétiens sont majoritaires, mais ont un statut protégé certes mais d’infériorité sociale.
La Vie des idées : Pourquoi vous a-t-il semblé nécessaire de passer de l’étude des représentations (dans Les Sarrasins notamment) à une étude des sources juridiques régissant les relations entre groupes religieux ? Quelle importance était alors donnée à l’appartenance religieuse dans les systèmes légaux européens ?
John Tolan : Le droit m’a paru une manière intéressante de faire un pont entre l’histoire intellectuelle et l’histoire sociale. J’avais étudié dans Les Sarrasins, notamment dans un chapitre sur la place des musulmans dans l’Espagne chrétienne, des textes de droit - en particulier les lois définissant le statut des musulmans habitant en Castille sous Alphonse X au XIIIe siècle.
J’ai voulu faire une étude comparative entre droits des royaumes hispaniques, droits d’autres royaumes européens, et droits canon, juif et musulman. J’ai donc conçu un projet comparatif et collectif dans le cadre du projet ERC, avec toute une équipe de chercheurs ayant de larges compétences linguistiques. Grâce à ce projet, on a pu étudier la place de la norme dans les sociétés européennes médiévales, et voir quel était le rapport entre représentation et statut légal. On a constaté la complexité et la diversité des situations. On voit à la fois dans le monde chrétien et dans le monde musulman plusieurs exemples d’écart entre une théorie juridico-théologique – ce que doivent être les relations entre les fidèles et les infidèles – et toute une série de mesures ponctuelles qui manifestent que ces relations théoriques ne sont pas nécessairement respectées. Les hiérarchies sont souvent bouleversées. Ainsi, dans le droit canon, il est interdit pour un chrétien d’épouser une infidèle ; les relations sexuelles entre chrétiens et non chrétiens sont interdites ; en 1215, le concile de Latran IV oblige les musulmans et les juifs à porter des habits distinctifs explicitement pour éviter des confusions et les relations sexuelles intercommunautaires qui pourraient s’en suivre. Mais, si on étudie le droit urbain dans plusieurs villes espagnoles, on se rend compte que de nombreux chrétiens ont des concubines esclaves musulmanes qui ont des enfants, dont le statut civique est régi par toute une législation – il s’agit entre autres de permettre aux pères de reconnaître leurs enfants, pour que ceux-ci soient légitimés. On pourrait citer de nombreux autres exemples de ces écarts entre la théorie des hiérarchies plaçant les fidèles au-dessus des infidèles, et la pratique où les choses sont beaucoup plus complexes. Ainsi, dans le domaine de l’accès à la justice : en droit musulman, de nombreux textes affirment que des infidèles ne doivent pas être témoins contre un musulman, mais, dans les faits, on voit souvent que des chrétiens et des juifs vont faire appel au droit musulman quand ils ne sont pas satisfaits de la décision de leur juge confessionnel, évêque chrétien ou juge juif. Dans la théorie, les juridictions sont séparées, dans la pratique, c’est tout autre chose.
La Vie des idées : Comment peut-on étudier l’application ou la non application de ces textes ?
John Tolan : À la fin du Moyen-Âge, il y a beaucoup de procès ; on peut alors vraiment étudier l’écart entre théorie et pratique. Dans bien d’autres cas, notamment l’Espagne musulmane des XIe et XIIe siècles, on n’a que des textes théoriques. Cependant, on saisit parfois des indices qui suggèrent que le droit n’est pas respecté. Par exemple, on trouve dans les sources des muftis qui vont se plaindre que l’on ne respecte pas la hiérarchie entre fidèles et infidèles, notamment dans l’utilisation des formules de salutation adressées aux non musulmans. Les muftis vont répéter qu’il ne faut pas s’adresser aux juifs et aux chrétiens comme on s’adresse aux musulmans. La répétition de ce genre de plainte nous fait comprendre que ce principe n’était pas respecté ; il s’agissait de rétablir dans le contact au jour le jour le principe.
La Vie des idées : Comment les statuts légaux des minorités pouvaient-ils être à la fois protecteurs et inférieurs ?
John Tolan : Cela peut paraître paradoxal pour une société qui reconnaît l’égalité des citoyens. Mais, au Moyen-Âge, les sociétés sont très hiérarchisées ; la différence religieuse est un facteur de différenciation important, mais ce n’est pas la seule, il y en a bien d’autres – la naissance, les regroupements professionnels, les guildes, etc. J’étudie en ce moment les juifs d’Angleterre au XIIIe siècle, qui étaient théoriquement serviteurs du roi. Souvent, ce mot de « serviteur » évoque une infériorité sociale, une dépendance directe à l’égard du roi. Certains historiens y ont vu un manque de liberté, mais ce terme marque aussi un statut privilégié par rapport à d’autres, parce que les juifs dépendaient uniquement du roi, non des pouvoirs locaux, ils avaient donc une vraie liberté de mouvement par rapport aux chrétiens. Même si cette association étroite au roi signifiait aussi leur exploitation financière par celui-ci, et leur coûtait parfois cher : lorsqu’il y avait des révoltes contre le roi, on s’attaquait aux représentants de ce pouvoir, y compris les juifs qui étaient des cibles immédiates. Donc les juifs avaient un statut à la fois protégé et inférieur, mais supérieur à de nombreux autres groupes dans la société chrétienne.
Propos recueillis par Pauline Peretz.