Hagaï Tsoref ne s’attendait pas à un tel séisme. Le directeur du Département des documents de la politique étrangère et de la commémoration des Présidents et Premiers ministres aux Archives de l’État d’Israël s’étonne encore des passions qu’a soulevées, cet automne, sa décision de publier les minutes du Cabinet de guerre des 6 aux 9 octobre 1973. Politiques, militaires, grands témoins et universitaires ont commenté l’événement qui, une semaine durant, a fait la « une » des médias. La nature des verbatim a choqué. Certains se sont indignés de la mise au jour d’archives montrant un Israël, euphorique après ses conquêtes du Golan, de la Cisjordanie et du Sinaï en 1967, basculer dans le désespoir. D’autres ont dénoncé le sensationnalisme de la presse qui, pointant les faiblesses des décideurs, notamment Moshe Dayan, en a profité pour critiquer les dysfonctionnements de l’actuel gouvernement. Tous ont cherché à tirer les leçons de l’Histoire dans ce qui demeure un enjeu de mémoire pour Israël.
Un pouvoir vacillant
Cette publication est exceptionnelle : aucun document gouvernemental datant de la guerre du Kippour n’était jusqu’alors consultable. Si la loi a ramené les délais de communication des archives politiques et diplomatiques de 30 à 25 ans, ceux des documents intéressant les services de renseignements ont été étendus à 70 ans. Or le Cabinet dirigé par Golda Meïr pendant la guerre réunissait, outre le vice Premier ministre Yigal Allon et le ministre sans portefeuille Israel Galili, le ministre de la Défense Moshe Dayan, le chef d’état-major général David « Dado » Elazar et leurs conseillers, ainsi que les responsables du Mossad et de l’Aman [1], Zvi Zamir et Eli Zeira. A l’occasion du 37e anniversaire de la guerre, Hagaï Tsoref a décidé de déclassifier huit documents couvrant la première phase du conflit, du jour de l’attaque syro-égyptienne au lendemain de l’échec de la contre-offensive israélienne, et de les publier en version électronique [2]. Cette politique libérale a néanmoins ses limites : des interventions de Meïr et Dayan ont été censurées ; celles-là mêmes où l’option nucléaire aurait été discutée.
Les faits sont aujourd’hui connus. L’historiographie a tôt fait de s’emparer de la guerre, corrigeant peu à peu, à la faveur de nouveaux témoignages, les versions édulcorées que les acteurs avaient livrées dans leurs mémoires [3]. Des chercheurs israéliens ont même obtenu des extraits de verbatim [4]. La question nucléaire, taboue en Israël, qui nie toujours posséder la bombe, reste cependant le privilège de chercheurs exerçant à l’étranger ou faisant appel aux rares sources occidentales [5]. Ces derniers peinent à déterminer à quel point Israël était prêt à utiliser son arsenal, que ce soit en dernier recours ou comme arme de dissuasion. Mais, sur le fond, rien de nouveau : dès 1976, le Time révélait que Meïr aurait évoqué l’usage de l’arme atomique à la réunion du 8 octobre. Quant au processus de décision militaire, il a été détaillé dans le rapport de la Commission Agranat, créée au sortir du conflit, dont l’introduction a été rendue publique dès 1975, puis l’ensemble du texte en 2004.
Qu’apportent donc ces huit documents ? Peu de révélations répondent, faussement désabusés, certains spécialistes. L’émotion qui a saisi l’opinion oblige pourtant à s’interroger plus avant sur ce que ces documents recèlent et nous disent de la société israélienne d’aujourd’hui. Elle montre combien sont vives les blessures de la guerre, les polémiques qui l’ont aussitôt entourée comme celles qui lui font depuis écho. Elle prouve aussi la puissance d’un document authentique. Et, de fait, en donnant à voir les débats tels qu’ils se sont déroulés dans le bureau de Meïr, à Tel-Aviv, les documents donnent à voir, en temps réel, les signes d’un pouvoir qui vacille.
De l’incrédulité au désespoir
C’est d’abord l’incrédulité qui domine lorsque, le 6 octobre 1973 à 8h05, en ce Yom Kippour ou Jour du Grand Pardon, la plus importante fête du judaïsme, Golda Meïr réunit d’urgence les chefs militaires et ses proches, Galili et Allon. Dans la nuit, le Mossad l’a avertie de l’imminence d’une guerre. De source sûre – qui se révélera être le beau-fils de Nasser, Ashraf Marwan [6] – l’Egypte et la Syrie s’apprêtent à attaquer Israël. Pourtant, certains en doutent encore. Les Syriens sont « mûrs pour la guerre, techniquement et opérationnellement », concède Zeira, avant d’ajouter : « à mon avis, ils savent qu’ils vont perdre » [7]. Même constat pour l’Egypte : « [Sadate] vit avec le sentiment qu’il va perdre. Il sait que l’équilibre des forces n’a pas changé. » Ainsi Zeira réaffirme-t-il « la conception » (hakontzeptzia) stratégique prévalant en Israël depuis 1967 : la Syrie d’Hafez el-Assad ne pourrait agir sans l’Egypte d’Anouar el-Sadate, dont la faiblesse humaine, politique et militaire exclut qu’il entre en guerre. Il est impensable pour Israël que cet homme fade, aussi timoré que Nasser pouvait être déterminé, ose le défier. Impossible aussi qu’il risque une rupture du statu quo régional, aux effets peut-être désastreux sur le plan interarabe, sachant que Washington paralysera toute action soviétique. Une entreprise aussi insensée serait en outre écrasée par la puissance aérienne d’Israël. C’est pourquoi ce dernier a ignoré les préparatifs arabes, ne rappelant pas ses réservistes et laissant seulement 300 chars en défense dans le Sinaï et 180 sur le Golan. « Qu’adviendra-t-il si nous acceptons vraiment le conseil de [Marwan] ? », demande Meïr. Les questions d’une mobilisation générale et d’une guerre préventive sont débattues. Face à Elazar, favorable à l’une et l’autre options, Dayan, privilégie une mobilisation partielle à moindre frais et refuse toute action plaçant Israël en position d’agresseur. Meïr tranche en faveur d’Elazar concernant le rappel de 200 000 hommes. « Je serais pour un coup préventif, mais on verra », déclare-t-elle.
À 13h58, c’est la stupeur. Alors que Meïr vient d’apprendre que la guerre pourrait éclater dès 16h, les sirènes retentissent : les Syriens attaquent. Trois divisions d’infanterie et près de 1000 chars fondent sur la ligne du cessez-le-feu de 1967. Vingt minutes plus tard, les IIe et IIIe armées égyptiennes, fortes de 1500 chars et d’un stock inédit de missiles antichars et anti-aériens, déferlent sur le canal de Suez. Les Israéliens sont surpris, et démunis. Dans le Sinaï, la ligne Bar-Lev est éventrée, 15 de ses 16 bastions cèdent. Les civils évacuent le Golan dans le chaos. En quelques heures, Israël accuse de lourdes pertes. Le choc est rude, le réveil terrible. « Cette nuit était une mauvaise nuit », confie Meïr à la réunion du 7 octobre à 9h10 dans le deuxième document publié. Dorénavant, face à une telle situation, lance-t-elle, « on doit se ficher du monde et donner à l’armée la permission d’attaquer. » L’urgence est désormais d’obtenir l’appui politique et militaire de Washington. Mais pas question de présenter Israël comme un « tigre de papier ». Meïr décide d’informer le secrétaire d’État Henry Kissinger au plus près de la réalité, sans lui masquer la faiblesse de Tsahal ni son possible relèvement. A la réunion de 13h40, il apparaît d’ailleurs que si la réception d’avions de chasse américains est une nécessité, Tsahal dispose de forces suffisantes pour une semaine.
Vient ensuite l’effroi. De retour du front à la réunion de 14h50, Dayan décrit une situation dramatique dans le nord – où il est difficile de refouler les Syriens – et dans le Sinaï : « Là où nous pouvons évacuer, nous évacuerons. Et dans les endroits où nous ne pouvons le faire, nous laisserons les blessés. Ceux qui s’en sortiront, s’en sortiront. S’ils décident de se rendre, ils se rendront. Nous devons les avertir ‘nous ne pouvons pas vous aider, tâchez de vous enfuir ou rendez-vous.’ » Pire, Dayan prévoit l’embrasement d’autres fronts sous la poussée d’autres armées arabes. Face à cette épouvante, « le temps n’est plus à l’introspection », prévient-il. Faut-il incriminer son erreur d’appréciation des forces ennemies ? Son refus d’une mobilisation générale et d’un coup préventif ? « Les Arabes se battent mieux qu’avant », admet Dayan, expliquant qu’une attaque préemptive ne les aurait pas freinés. Car, à présent, c’est Eretz Israël – la Terre d’Israël, l’État d’Israël – qui est en danger selon lui : « Les Arabes veulent conquérir Eretz Israël, en finir avec les Juifs ». L’assistance est terrorisée. Egyptiens et Syriens « n’ont aucune raison de s’arrêter », lâche Meïr, « Ils ont goûté l’odeur du sang ». Seul Galili résiste au défaitisme morbide et demande à voir Elazar. Sa proposition va signer un tournant dans la prise de décision. Entendu à 16h, Elazar se montre plus solide que Dayan et plus confiant dans la résistance de Tsahal. Envoyé sur le front sud par Meïr, il lui transmet à 23h50 son choix, aussitôt validé, de mener une contre-attaque dans le Sinaï. Le lendemain, à 9h50, il présente à Meïr les premiers succès sur le Golan – les Syriens reculent – et dans le Sinaï, où les troupes pourraient même franchir le canal de Suez. Las, ce bel enthousiasme est bientôt démenti sur le terrain. A 19h50 ce 8 octobre, Meïr apprend que Tsahal affronte une nouvelle attaque syrienne et que sa riposte dans le Sinaï a échoué. Elazar et Dayan ne sont pas là pour répondre de l’erreur. Haïm Bar-Lev, l’ancien chef d’état-major qui a donné son nom à la ligne de défense du Sinaï, est en revanche présent. Le rappel de ce général à la retraite marque un nouveau geste de défiance de Meïr à l’égard de Dayan, mais aussi d’Elazar. C’est entourée des fidèles Galili et Allon qu’elle les rencontre le 9 octobre à 7h30. La tension est à son comble. « Nous nous sommes préparés à un conflit de cinq jours, pas à une guerre de plusieurs mois », s’alarme Elazar, qui propose avec Dayan de bombarder Damas puis de concentrer les forces au sud afin de prévenir l’entrée en guerre de la Jordanie et de l’Irak. C’est une « situation folle », s’inquiète Meïr. Dayan se montre le plus catastrophiste. La veille, il aurait déclaré en privé que le Troisième Temple, c’est-à-dire Israël, était menacé de destruction. Il en appelle désormais à mobiliser tous les hommes, jeunes, vieux, et jusqu’aux juifs de Diaspora. Meïr ne relève pas et garde son sang-froid. Elle lance néanmoins une « idée folle » en demandant à se rendre secrètement à Washington pour obtenir de Nixon des armes de défense. Il n’y a pas d’autre choix. Israël est au bord du gouffre.
La somme de toutes les peurs
Ainsi se conclut le dernier document rendu public par les archives de l’État d’Israël. C’est la fin d’une séquence historique, justifie Hagaï Tsoref : « le leadership israélien réalise à ce moment qu’il ne s’agit pas seulement du septième jour de la guerre des Six jours. Cette guerre est totalement différente. » [8] Brutale, la prise de conscience se fait dans un climat de peur totale : peur de la défaite face aux Syro-Egyptiens, peur d’une invasion générale des armées arabes, peur existentielle pour Israël.
Pourtant, cette peur – une peur panique dans le cas de Dayan – était largement irraisonnée. Sadate n’avait en réalité aucune intention d’envahir Israël ou de mener une guerre longue. Premier surpris par son succès militaire, il devait s’en tenir à son plan originel de contraindre Israël à négocier le retrait du Sinaï et refusera de prêter main-forte à Assad. De même, la guerre du monde arabe n’aura pas lieu : si la Jordanie, l’Irak, mais aussi le Koweït, la Libye, le Soudan, le Maroc et l’Algérie enverront bien des troupes au Caire et à Damas, celles-ci n’arriveront pour la plupart qu’après la fin des combats [9].
Reste que le Cabinet Meïr a vu le spectre de l’anéantissement. Cette ambiance apocalyptique explique que toutes les options aient été envisagées. La menace nucléaire en faisait sûrement partie, d’autant plus qu’elle était un moyen de faire pression sur les Américains pour obtenir des armes. Si les documents taisent ce fait, ils soulignent la dépendance d’Israël à l’égard de Washington. C’est bien de l’Amérique que viendra son salut : après avoir refusé de rencontrer Meïr, Nixon autorisera un pont aérien qui se déclenchera tardivement, le 14 octobre. L’attitude des militaires israéliens changera aussi la donne. Bar-Lev s’imposera encore face à Dayan, dont il révisera les plans syriens avant d’assurer le commandement suprême du front sud. Sur le terrain, la reconquête du Golan et celle, audacieuse, du général Ariel Sharon dans le Sinaï, achevant l’encerclement de la IIIe armée égyptienne après le cessez-le-feu du 19 octobre, auront raison d’adversaires pourtant ravitaillés par Moscou. La défaite tant redoutée par Israël se transformera en succès militaire au moment de signer l’accord du kilomètre 101, le 11 novembre. Mais, déjà, ce n’est plus l’impression que l’opinion allait en garder : les Israéliens allaient être hantés par la peur rétrospective d’avoir frôlé le désastre.
D’un séisme l’autre
« Golda Meïr envisageait une opération ‘folle’ contre la Syrie », titre Haaretz en octobre 2010 lors de la publication des archives [10], tandis que les autres quotidiens font leur « une » sur les envolées hallucinées de Dayan. La faiblesse psychologique des acteurs ainsi mise à nue et dramatisée à l’extrême replonge l’opinion dans la frénésie de ces journées d’octobre 1973. En ravivant les blessures de la guerre, les archives réveillent toutes celles qui lui sont liées et déchirent depuis la société israélienne.
Le « tremblement de terre » du Yom Kippour [11] se mesure d’abord au nombre de ses victimes : 2 700 morts, plus de 5 000 blessés ; un bilan sans précédent pour cette nation d’à peine 3 millions d’habitants, qui a vu en ces jours sacrés sacrifier une génération de soldats. La plupart avaient tout juste vingt ans, et aucun n’avait connu la défaite. C’en était fini de l’aura d’invincibilité qui entourait l’uniforme de Tsahal. Avec elle, tombèrent tous les pans de « la conception » stratégique. Sadate et Assad s’étaient révélés être des leaders déterminés sachant user de leurs liens avec Moscou pour déjouer la prétendue supériorité israélienne. Leur prestige, pas même entaché par leur échec final et leurs pertes humaines (12 000 morts égyptiens, 3 000 syriens), rejaillit sur l’ensemble du monde arabe, lequel acheva de se relever de l’humiliation de 1967 en organisant un blocus pétrolier et le boycott d’Israël. A peine avait-il vaincu l’attaque syro-égyptienne que celui-ci fut mis au ban des accusés : condamné pour sa manœuvre dans le Sinaï, sommé de se retirer des territoires occupés et, après que ses alliés africains aient rompu leurs relations diplomatiques, plus isolé que jamais. Cependant, les Israéliens allaient encore accuser le choc en découvrant que l’attaque-surprise du Yom Kippour n’en était pas une.
Très vite, il apparut qu’Israël disposait de tous les éléments pour prévoir la guerre. L’Aman avait enregistré onze alertes stratégiques sur les fronts syrien et égyptien depuis 1972. Aucune n’avait été prise au sérieux, y compris après que Hussein de Jordanie eut averti Meïr des intentions belliqueuses de Damas le 25 septembre 1973, que les troupes égyptiennes eurent entamé de vastes mouvements et reçu l’ordre de rompre le jeûne du Ramadan le 4 octobre, ou que l’URSS eut fait évacuer ses ressortissants d’Egypte et de Syrie le 5, veille de la guerre. Fait notable, les critiques se propagèrent depuis l’intérieur de Tsahal. Motti Ashkénazi, commandant du seul bastion de la ligne Bar-Lev à avoir résisté, fit le siège du ministère de la Défense pour exiger le départ de Dayan. Un vent de protestation souffla parmi les officiers, qui dénoncèrent la faillite des services de renseignements, l’improvisation de l’état-major et sa dangereuse mentalité de « ligne Maginot ». La grogne gagna la société civile. En cause : l’incurie des militaires comme des politiques. La Commission établie le 21 novembre 1973 sous l’autorité du président de la Cour suprême Shimon Agranat accusa les premiers, mais épargna les seconds. Elazar fut ainsi contraint à la démission alors que Dayan fut disculpé. Arguant que les ministres étaient seuls responsables devant le Parlement et le peuple en temps d’élections, la Commission s’en tint à des propositions techniques visant à réorganiser les services de renseignements et y faire contrôler l’information plus efficacement. Cela restait insuffisant au regard de l’implication du gouvernement Meïr. A 75 ans, celle qui avait fait la fierté des Israéliens vit sa popularité s’effondrer sous le poids de la culpabilité. Trop de morts, trop d’erreurs et trop de mensonges ; le rideau de fumée qu’elle avait jeté sur le sort des soldats au plus fort de la crise achevait de la discréditer. Sanctionnée au scrutin du 31 décembre 1973, Meïr dut composer avec une majorité divisée. Le 11 avril 1974, veille d’un nouveau débat sur le rapport Agranat, elle démissionna. Son successeur, le travailliste Yitzhak Rabin, préféra remettre le portefeuille de la Défense à son « meilleur ennemi » Shimon Peres, plutôt que d’y laisser Dayan ou de se l’attribuer lui-même comme il était de coutume. Mais, premier général à la retraite à devenir Premier ministre, Rabin incarnait à lui seul la collusion des pouvoirs qui, pour nombre d’Israéliens, les avait conduits à la catastrophe.
La guerre du Yom Kippour provoqua une rupture entre le peuple et ses élites. Ou, plutôt, elle aggrava le clivage entre le vieil establishment ashkénaze sioniste-socialiste, aux affaires depuis 1948, et les élites émergentes des droites libérale, nationaliste et religieuse, portées par la communauté sépharade d’immigration récente [12]. Ces dernières offraient des réponses neuves à la crise financière, politique et morale avec pour premier argument de ne pas s’être corrompues dans la débâcle. En 1975, le rapport final Agranat poussa Zamir, Zeira et plusieurs officiers à la démission. La même année, la résolution 3379 de l’Assemblée générale de l’ONU faisant du sionisme un racisme ébranla les esprits. De « Lumière des Nations » (Nombres 23 :9), Israël ne redevenait-il pas ce « Peuple qui habite à part » (Isaïe 49 :6) ? Preuve était faite pour la droite qu’il devait se recentrer sur ses valeurs ethno-nationalistes. La gauche prônait au contraire la normalisation de l’État avec l’abandon de territoires dont la guerre avait prouvé l’inutilité stratégique [13]. Le socle national se fissura. C’est sur les ruines de 1973 qu’advint un nouveau séisme : la victoire historique de la droite et l’arrivée au pouvoir de Menahem Begin en 1977. Celui-ci signa la paix avec Sadate en 1979, qui permit à l’Egypte de récupérer le Sinaï en 1982. Mais il décida alors d’intervenir au Liban ; une guerre « choisie » selon Begin, par opposition à la précédente. Le fait est qu’Israël aurait pu prévoir la guerre d’octobre 1973. Il aurait même pu l’éviter si Meïr avait accepté de négocier avec Sadate. De victoires militaires en échecs diplomatiques, d’accords de paix avortés en occasions manquées, Israël ne cesse depuis de croiser les fantômes de la guerre du Yom Kippour.
Rechercher la paix plutôt que se préparer au combat ?
37 ans après les faits, comme le notait le Yediot Aharonot, Israël vit toujours dans le traumatisme [14]. Isolé sur la scène internationale où il dépend entièrement de Washington, divisé à l’intérieur en de multiples conflits ethno-sociaux-religieux, tiraillé plus que jamais entre le tout-sécuritaire et la formule « paix contre territoires », Israël n’est sûr que d’une chose : la gravité des menaces extérieures qui pèsent sur lui. La publication des archives de la guerre du Yom Kippour lui a rappelé sa vulnérabilité. Elle est la dernière réplique du séisme de 1973, et Moshe Dayan sa principale victime. De tous les membres du Cabinet Meïr, il est celui dont l’attitude a été la plus sévèrement critiquée. Dayan n’a pas seulement été incapable de prévoir la guerre, se sont emportés les commentateurs, il n’a pas su, voire pu, la mener. Le légendaire général de la guerre des Six Jours en est venu à symboliser l’effondrement du Yom Kippour, malgré l’intervention de ses proches pour faire cesser l’acharnement médiatique [15].
La chute du mythe Dayan prouve qu’aucun responsable, fût-il un héros, n’échappe désormais à la défiance populaire. La première grande leçon de la guerre du Yom Kippour est bien celle là : le fragile État d’Israël ne pourrait souffrir un leadership défaillant. Aussi traque-t-il la moindre faiblesse parmi ses dirigeants et, glissant vers une judiciarisation à l’américaine, scrute tout soupçon, du délit d’initié à l’affaire de mœurs. Le scandale le plus célèbre concerne le président Moshe Katsav : suspendu de ses fonctions dès 2007, il a été condamné pour viols en mars 2011 à sept ans de prison ferme. Tout aussi retentissante fut l’affaire Yoav Galant dont la nomination comme chef d’état-major de Tsahal a été annulée en février 2011 suite à une révélation de fraude foncière. Dans tous les cas, Israël se veut exemplaire. Il lui reste néanmoins difficile de cloisonner les sphères politique et militaire dans une société qui se vit comme une nation en armes et toujours potentiellement en guerre. La loi fondamentale de l’armée, adoptée suite au rapport Agranat, stipule que le pouvoir militaire est subordonné à l’autorité civile. Depuis 1976, elle n’a point varié et tient en moins d’une page. Certes, pour éviter la politisation de l’armée, la période de quarantaine imposée aux officiers voulant entrer en politique est passée de six mois en 2003 à trois ans en 2007. Mais comment éviter la militarisation du politique quand le prestige de l’uniforme joue toujours ? En 2011, la légitimité d’Ehud Barak à la tête du ministère de la Défense provient moins de sa carrière politique – il a démissionné d’un parti travailliste à l’agonie – que du fait qu’il est le général le plus étoilé de l’histoire d’Israël.
Ne pas mésestimer l’ennemi : tel est l’autre enseignement de la guerre qui a imposé à Israël d’opérer une véritable révolution mentale. Le chef d’état-major de Tsahal en convenait lors de la publication des archives : « 1973 nous a appris à ne pas tomber amoureux de nos propres idées, […] que nous devons être constamment sur la brèche, ne sous-estimer aucun ennemi, être modeste dans nos évaluations, poser des questions, émettre des doutes, et savoir que nous ne pouvons pas nous reposer sur les succès d’hier, parce qu’ils ne sont plus valides aujourd’hui » [16]. Certains commentateurs ont regretté que les archives n’aient pas été rendues publiques avant l’été 2006 afin de raisonner Tsahal et lui éviter de se faire surprendre par la résistance des soldats du Hezbollah au Liban. Le Haaretz est allé plus loin en invitant le Premier ministre Benjamin Netanyahou à « tirer les leçons de la guerre du Yom Kippour » et à trouver un compromis plutôt que d’agiter les menaces de conflit régional [17]. La polémique a enflé encore en juin 2011 lorsque l’ancien chef du Mossad, Meïr Dagan, a prédit qu’une frappe contre les installations nucléaires en Iran déclencherait une guerre impliquant la Syrie et le Hezbollah. « Je ne veux pas que pèse sur ma conscience une guerre comme en 1973 », déclara Dagan [18].
Rechercher la paix plutôt que se préparer au combat : ne serait-ce pas l’ultime leçon de la guerre du Yom Kippour ? La question a peu été discutée par l’historiographie, qui s’est davantage intéressée aux aspects politico-stratégiques du conflit qu’aux offres diplomatiques de Sadate. De même, elle a peu fait débat lors de la publication des archives. Les discours sécuritaires se sont amplifiés à mesure que les révoltes populaires secouaient le monde arabe. Ainsi, plutôt que de saluer la révolution pacifique en Egypte, Israël, qui se targue d’être la seule démocratie du Moyen-Orient, a exprimé sa crainte d’un durcissement des relations avec le nouveau régime, voire de l’islamisation de celui-ci. « Nous avons la responsabilité d’empêcher la situation dont nous avons fait l’expérience en 1973 » a insisté Ehud Barak lors de son entretien téléphonique, le 12 février, avec le chef de l’État égyptien, le maréchal Mohammed Hussein Tantawi [19]. Les deux hommes se connaissent en effet : ils ont combattu dans le Sinaï en 1973. Personne ne peut affirmer qu’ils ne s’affronteront encore, sur le terrain politique sinon celui des armes. Gageons seulement qu’Israël saura retenir chacune des leçons de la guerre du Yom Kippour, une blessure toujours ouverte.