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Essai Histoire

Une histoire de la confiance est-elle possible ?
Remarques sur l’imaginaire historique de deux économistes


par Nicolas Delalande , le 24 juin 2008


Comment l’historien peut-il mesurer et analyser les fluctuations de la confiance et du civisme ? Le succès remporté par le livre de Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance, ne doit pas masquer la faiblesse de son argumentation historique. Nicolas Delalande met en évidence la fragilité – et le caractère idéologique – de leur thèse opposant la IIIe République, sorte d’âge d’or de la confiance, au dirigisme bureaucratique instauré par la Libération.

Le livre que Yann Algan et Pierre Cahuc ont publié à l’automne dernier, La société de défiance, a remporté un franc succès critique et médiatique, couronné par l’obtention du prix du livre d’économie 2008 [1]. Les deux économistes soutiennent que la France se singularise par le degré élevé de défiance et d’incivisme qui imprègne l’ensemble de ses relations sociales. La cause en serait la conjugaison explosive de l’étatisme et du corporatisme, hérités du compromis social et politique scellé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le peu de confiance que les Français manifestent envers leurs concitoyens et envers leurs institutions (Parlement, syndicats…), attesté par les mauvais résultats obtenus dans les classements établis à la suite d’enquêtes internationales sur les opinions des citoyens de nombreux pays développés, aurait pour conséquence une méfiance généralisée vis-à-vis du marché et une préférence pour la régulation et la protection. Ce phénomène entretiendrait en outre les rigidités du marché du travail et bloquerait tout effort de réforme du modèle social : la France serait prise au piège du « cercle vicieux » de la défiance. Citant en conclusion de leur ouvrage le prix Nobel d’économie Kenneth Arrow, Algan et Cahuc estiment que les piètres performances économiques de la France s’expliquent en premier lieu par ce déficit de confiance.

La confiance a une histoire, mais quelle histoire ?

L’argumentation d’Algan et Cahuc repose sur une impressionnante batterie de séries statistiques et de très nombreuses analyses de corrélation dont nous ne discuterons pas ici la validité, faute des compétences nécessaires. On peut seulement souligner que l’interprétation des données qu’ils mobilisent peut varier de manière significative selon que l’on intègre ou non les pays scandinaves dans l’échantillon. Dès lors qu’on isole les sociétés à « forte confiance » comme la Suède, le Danemark ou la Norvège, les écarts entre les pays restants paraissent moins vertigineux. Du même coup, on est fondé à se demander si ce ne sont pas ces sociétés-là qui constituent la véritable énigme scientifique.

couverture

Nous voudrions en revanche attirer l’attention sur la dimension historique du raisonnement proposé par les deux économistes. Ce point occupe peu de place dans leur livre, mais il n’en constitue pas moins un maillon essentiel de la démonstration. En effet, un des principaux écueils rencontrés par les travaux sur la confiance et les attitudes sociales est celui de l’origine et de l’évolution de la confiance. Le sociologue américain Robert Putnam a été l’un des premiers à proposer une analyse des liens entre capital social et performances institutionnelles dans son livre Making Democracy Work consacré aux gouvernements régionaux italiens [2]. La thèse de Putnam était que les régions du Nord de l’Italie se trouvaient mieux gouvernées que les régions du Mezziogiorno parce que le capital social, la confiance et l’engagement dans la vie civique y étaient plus développés, et ce depuis le Moyen Âge. Convaincante, la thèse débouchait néanmoins sur un constat déprimant : en six ou sept siècles rien n’aurait changé ou presque, donnant l’impression que les relations sociales dans le Nord et dans le Sud de l’Italie seraient le produit de très anciens déterminismes socio-historiques.

Les travaux consacrés à la confiance, comme ceux du politiste suédois Bo Rothstein, ont par la suite cherché à dépasser les analyses déterministes en s’intéressant au rôle des institutions dans les processus de transition entre des situations de forte confiance et des situations de basse confiance, ou inversement [3]. Putnam lui-même s’est illustré en consacrant un ouvrage fameux à la déliquescence de l’implication civique et de la vie associative aux Etats-Unis [4]. Cherchant eux-mêmes à se démarquer d’une lecture de type simplement déterministe, Algan et Cahuc écartent d’emblée l’idée que la défiance à l’œuvre dans la société française constituerait un trait socio-culturel ancien et immuable. Ils estiment au contraire que la Seconde Guerre mondiale a marqué une rupture dans l’histoire de la confiance : « la confiance semblait beaucoup plus forte avant la Seconde Guerre mondiale, écrivent-ils ; elle s’est vraisemblablement dégradée depuis » [5]. Cette étape du raisonnement, quoique formulée de manière prudente, est essentielle puisqu’elle permet aux deux auteurs d’expliquer qu’« en instaurant des inégalités statutaires, l’État français a œuvré à l’effritement de la solidarité et de la confiance mutuelle » [6]. Plus explicitement, on lit ensuite que « l’État de l’après-guerre a renoué avec les vieux démons du monarchisme et du bonapartisme dont s’était émancipée la IIIe République » [7]. Le récit historique sous-jacent de leur travail transparaît alors : la IIIe République aurait constitué une sorte d’âge d’or de la confiance, grâce à une « orientation beaucoup plus libérale » [8] que celle, étatiste, corporatiste et bureaucratique, mise en place après 1945.

La mesure de la confiance

Les historiens ne devraient pas rester indifférents à la thèse défendue par Algan et Cahuc. Ces derniers soulèvent en effet une question importante et peu étudiée à ce jour : comment mesurer et analyser les fluctuations de la confiance et du civisme dans les sociétés historiques ? Du point de vue méthodologique, les auteurs proposent un premier essai de mesure de la « transmission intergénérationnelle des attitudes sociales » [9] en comparant les attitudes sociales (telles que mesurées par les enquêtes du General Social Survey et du World Values Survey [10]) des Américains en fonction du pays d’origine de leurs ancêtres et de l’ancienneté de leur arrivée sur le sol américain. Constatant que les descendants américains d’immigrés français arrivés au début du XXe siècle ont un niveau de confiance mutuelle plus élevé que les descendants d’immigrés provenant d’autres pays à la même époque, ils concluent que la confiance mutuelle devait être plus développée en France au début du XXe siècle. Louable, cette première et unique tentative de mesure de l’évolution historique de la confiance entre l’avant et l’après 1945, n’en reste pas moins indirecte et fragile. Trancher une question aussi massive que celle de savoir si la confiance était plus ou moins forte en 1900 que dans les années 2000 appelle à n’en pas douter de plus amples investigations. De plus, est-on sûr de pouvoir comparer quantitativement les attitudes sociales dans des sociétés aussi différentes que celle de la Belle Époque et celle de l’après-1968, alors que les hiérarchies sociales, les relations de genre, la composition ethnique de la population, l’organisation du travail ont été radicalement transformées ? Le passage de la comparaison dans l’espace entre la France, la Suède, les Etats-Unis, etc. à la comparaison dans le temps n’est pas une mince affaire conceptuelle et méthodologique.

En l’absence de séries quantitatives homogènes sur l’ensemble du XXe siècle, on aurait pu penser qu’Algan et Cahuc chercheraient à s’appuyer sur les études d’historiens ou de sociologues pour étayer leur argumentation [11]. Rappelons leur thèse : la Seconde Guerre mondiale aurait conduit au remplacement d’un État libéral, marqué par une « ouverture de la sphère publique à la société civile » [12], par un État dirigiste étouffant la société et renforçant ses tendances au corporatisme. Cette vision renverse bien des perspectives faisant de la Libération un moment de reconstruction de la société plutôt qu’un épisode de destruction des relations sociales supposées « harmonieuses » de l’entre-deux-guerres. On pourrait certes considérer qu’il est tout à fait légitime et utile que deux économistes cherchent à sortir les historiens de leur torpeur en contestant le récit consensuel qu’ils offrent de la Libération. La connaissance historique progresse en effet par révisions successives. Mais la thèse historique d’Algan et Cahuc ne mobilise aucune enquête scientifique véritablement convaincante sur ce point. Du même coup, alors que d’autres de leurs analyses témoignent d’une véritable rigueur, ils semblent épouser ici une nouvelle vulgate historique qui, pour prendre le contre-pied des représentations idéalisées du modèle social français et des appels à la défense des « acquis sociaux », dresse un portrait apocalyptique de la Libération, qui aurait marqué le triomphe du dirigisme et des égoïsmes corporatistes. Pendant près de cinquante ans, les Français se seraient bercés d’illusions, ne comprenant pas que ce à quoi ils se disaient attachés était en réalité la cause de tous leurs maux et de toutes les injustices.

La IIIe République, un âge d’or de la confiance ?

Un écart manifeste sépare l’arsenal statistique mobilisé par Algan et Cahuc, et le relatif simplisme de leur vision historique. Tout se passe comme si les auteurs adhéraient naïvement à l’esprit d’autocélébration qui habitait les récits proposés par les manuels d’histoire de la IIIe République. Héroïquement, les républicains seraient parvenus à construire un État libéral débarrassé de tous les vestiges du monarchisme et du bonapartisme. Pourtant, les républicains eux-mêmes n’étaient pas dupes de ces discours, et les historiens ont depuis longtemps restitué la complexité et la lenteur des changements opérés après l’installation de la République [13].

La IIIe République fut-elle cet âge d’or de la confiance qu’Algan et Cahuc semblent opposer à la société de défiance sortie de la guerre de 1939-1945 ? Plusieurs de leurs affirmations paraissent devoir être contestées. Tout d’abord, l’économie française, en dépit du fort degré de confiance que les deux auteurs lui prêtent pour la première moitié du XXe siècle, s’est caractérisée jusqu’en 1945 par une croissance plutôt modérée (comparée à l’Allemagne ou aux États-Unis par exemple) et par la lenteur de son processus de modernisation. C’est après 1945 que les structures économiques et sociales du pays se sont considérablement transformées sous les effets d’une croissance exceptionnellement forte. Les deux auteurs, dans la lignée des théories idéalistes du libre-échange du XIXe siècle, affirment ailleurs, comme s’il s’agissait d’une vérité économique irréfutable, que « le déficit de confiance au sein d’une société a pour corollaire une limitation du libre-échange par une forte régulation » [14]. Existe-t-il un tel lien de corrélation positive entre confiance et libre-échange ? C’est l’État « bonapartiste » du Second Empire qui le premier fit adopter le libre-échange en 1860. Les tarifs protectionnistes à l’abri desquels la IIIe République plaça ensuite les campagnes dans les années 1880 semblent indiquer soit que la confiance n’était pas si forte que les auteurs le présument, soit que le lien entre confiance et libre-échange n’a rien d’absolu [15].

Au point de vue de social et politique, les auteurs prêtent à la IIIe République un fort degré d’ouverture sur la société civile. Cette représentation idéalisée du recrutement social des élites sous la IIIe République rejoint la vision enjolivée et anachronique qui est souvent donnée de l’école républicaine de Jules Ferry par les intellectuels et les hommes politiques soucieux de dénoncer les effets de la massification scolaire. L’ENA n’a certes été créée qu’en 1945, mais l’accès aux plus hautes fonctions de l’État n’en était pas pour autant ouvert à tous sous la IIIe République. L’École Libre des Sciences Politiques, les facultés de droit et les grandes écoles scientifiques formaient les élites administratives, économiques et intellectuelles. Comme l’a montré Christophe Charle, ces élites se recrutaient dans des milieux sociaux très restreints et se reproduisaient en cumulant les positions de pouvoir [16].

Alors que la IIIe République aurait été favorable à l’autonomie de la société civile, 1945 marquerait l’avènement du corporatisme. Celui-ci n’a pourtant pas attendu 1945 pour s’exprimer au sein de la société française. La Première Guerre mondiale et les difficultés financières et sociales qui lui ont succédé ont profondément bouleversé les modes de représentation et de mobilisation de la société [17]. L’État lui-même prit conscience de la nécessité de créer un corps représentatif des divers intérêts économiques et sociaux dans l’entre-deux-guerres [18]. Derrière le mot « corporatisme », les acteurs sociaux et politiques ont toujours désigné des projets et des réalités fort différents. Le débat sur le corporatisme, ce « mal français » inlassablement dénoncé, remonte en réalité à la Révolution française et n’a cessé depuis d’alimenter les conflits sociaux et politiques [19].

Le plus important pour Algan et Cahuc est finalement que la IIIe République se distinguait par une saine politique libérale, condition sine qua non de la confiance dans les relations sociales et les activités économiques. Opposer de manière catégorique le « libéralisme » à « l’étatisme », la « société civile » à « l’État », revient plus à reproduire les jugements stéréotypés d’une époque qu’à se servir d’outils d’analyse pertinents pour comprendre l’historicité de la construction du marché, de l’État et des formes de la solidarité. Ces catégories (« libéralisme », « bonapartisme », « dirigisme »…) fonctionnent comme des mots écrans qui empêchent de s’interroger sur la complexité des faits économiques et sociaux. Au-delà des idéologies et des mythes économiques, une histoire de l’économie en plein renouvellement invite à scruter les conflits, les négociations et les arrangements par lesquels les acteurs sociaux et politiques ont construit les marchés [20]. Philippe Minard a par exemple montré à quel point l’opposition forgée depuis l’époque moderne entre le libéralisme anglais, paré de toutes les vertus, et le colbertisme français, dénoncé pour sa manie réglementariste, ne rendait absolument pas compte des pratiques des acteurs économiques et des administrations publiques dans ces deux pays [21]. Avant lui, l’historien anglais John Brewer avait déjà renversé ce cliché historique en soulignant que l’emprise fiscale de l’État « libéral » anglais sur ses sujets avait été beaucoup plus lourde que celle de l’État « absolutiste » français du XVIIe au début du XIXe siècle [22]. Il est de même devenu impensable de réfléchir à la construction des marchés sans tenir compte du rôle des États dans l’élaboration et la surveillance des normes et des règlements, indispensables au déploiement de la concurrence.

Lorsque les deux auteurs affirment que l’État français a œuvré à « l’effritement de la solidarité » après 1945 [23], on s’interroge sur le sens du mot « solidarité ». S’il s’agit de désigner les institutions de prévoyance individuelle et les sociétés de secours mutuels, on peut remarquer que l’insuffisance de leur action pour remédier à l’insécurité sociale était constatée depuis la fin du XIXe siècle. Sans l’intervention de l’État républicain, ni l’indemnisation des accidents du travail (1898), ni la loi sur les retraites (1910) ni les assurances sociales (1930) n’auraient vu le jour avec le caractère d’obligation qu’on leur connaît [24].

La Libération, creuset de la défiance ?

Alors que la société française de l’entre-deux-guerres fut traversée de multiples conflits politiques et sociaux, que la République vacilla une première fois en 1934, avant de s’effondrer tragiquement dans la défaite de mai-juin 1940, Algan et Cahuc expliquent que « la défaite, l’occupation allemande et le régime de Vichy ont pu saper la confiance des Français » [25]. Mais quelle dose de confiance restait-il dans les relations sociales après l’épreuve de la Première Guerre mondiale et la crise des années 1930 ? Là où les analyses historiques les plus classiques voient dans l’année 1945 un début de renaissance et de reconstruction de la société, les deux économistes estiment à l’inverse que la mise en place d’un modèle social étatiste et corporatiste a sapé une confiance qui en réalité n’existait sans doute déjà plus. La Libération a-t-elle précipité l’érosion de la confiance et du civisme, ou permis leur régénération ?

Par le caractère consensuel qu’elles ont revêtu, les réformes de la Libération (nationalisations, Sécurité sociale, comités d’entreprises…) ont permis à la France de « refaire société ». À l’époque, l’intervention de l’État et la planification n’étaient pas conçues comme des obstacles à l’économie de marché, mais comme des adjuvants nécessaires à sa reconstitution. La charte du Conseil National de la Résistance reçut l’approbation des socialistes, des communistes, des démocrates chrétiens, des gaullistes et des syndicats. La Sécurité Sociale, loin de créer ex nihilo un nouveau régime de protection sociale alliant corporatisme et étatisme, tentait de généraliser, sans parvenir à les universaliser, les assurances sociales mises en place dès l’entre-deux-guerres [26]. Il est en outre légèrement caricatural de considérer que le régime économique construit dans l’après-guerre fut par la suite uniformément étatiste : les orientations libérales ne furent pas, loin de là, absentes des politiques menées dans les années 1950 et 1960, comme l’illustre l’influence des « modernisateurs » sous la IVe et la Ve République [27]. Et c’est sous l’emprise « dirigiste » du pouvoir gaullien que la France réalisa son intégration au marché unique européen.

Conclusion : la confiance, une valeur en soi ?

Admettons pour finir, pure hypothèse d’école, que la confiance et le civisme aient été plus grands vers 1900 que dans la seconde moitié du XXe siècle. Quels enseignements pourrions-nous en tirer ? Cela signifierait-il que le modèle social libéral du début du XXe siècle soit celui vers lequel nous devrions nous tourner pour sortir du cercle vicieux de la défiance dans lequel la société française est présumée s’être enfermée elle-même en 1945 ? Nous prendrons ici un seul exemple, celui du civisme et de la confiance en matière fiscale, pour avancer que si la confiance est une valeur désirable, elle peut aussi entrer en contradiction avec d’autres valeurs tout aussi estimables, comme l’égalité, la justice ou le progrès social.

Algan et Cahuc montrent dans leur ouvrage les liens qui unissent confiance et civisme. À n’en pas douter, il est préférable que les individus se fassent confiance mutuellement et se comportent en bons citoyens. Pour autant, la confiance des individus dans une institution implique-t-elle forcément que celle-ci soit juste ? Prenons l’exemple de la fraude fiscale. Avant 1914 et l’introduction du principe de l’impôt déclaratif sur le revenu, la fraude fiscale n’existait pas ou peu : les exigences fiscales de l’État restaient limitées et les contribuables n’avaient aucune incitation à sous-déclarer leurs revenus puisque le principe même de la déclaration n’existait pas. Le civisme fiscal s’était considérablement renforcé entre 1850 et 1914 : l’impôt direct n’était plus guère contesté et les révoltes fiscales semblaient un lointain souvenir. Globalement, le système fiscal avait réussi à recueillir la confiance des contribuables. Pour autant, confiance rimait avec conservatisme et refus du changement, à l’heure où les tensions internationales et la montée en puissance des revendications sociales obligeaient l’État à trouver de nouvelles ressources financières. En créant l’impôt sur le revenu, les républicains répondirent à un objectif de productivité fiscale et de justice sociale, mais prirent le risque de déstabiliser une situation de confiance construite patiemment au fil de plusieurs décennies. La fraude fiscale devint un enjeu majeur dans l’entre-deux-guerres parce que l’État, en accroissant ses prétentions, l’avait rendue économiquement profitable et matériellement possible. Aurait-il été préférable de ne rien changer pour ne pas donner l’occasion aux citoyens de se dérober à leurs obligations ? En réalité, les comportements frauduleux, en matière fiscale ou sociale, sont d’autant plus susceptibles de se développer que les obligations auxquelles les individus doivent se conformer sont fortes et exigeantes. De même, moins l’État confère de droits, moins il se trouvera d’individus pour usurper ces droits. Comparer le civisme et la confiance des Français du début du XXe siècle avec les attitudes des Français du XXIe siècle n’a donc guère de sens, tant les attentes sociales ont évolué en même temps que l’État et la société se transformaient. À moins de considérer que pour rétablir la confiance il faille renouer avec l’État minimal du XIXe siècle et la parcimonie des droits qui l’accompagnait.

Pour conclure, nous ne cherchons pas à remettre en cause les analyses d’Algan et Cahuc sur le déficit de confiance dans la société française actuelle. Pour autant, leur argument historique, qui occupe une place limitée dans leur ouvrage mais n’en joue pas moins un rôle essentiel dans leur démonstration, nous paraît excessivement réducteur et sans véritable fondement scientifique. Il est sans doute un symptôme du temps présent où, pour justifier les réformes, il convient d’appeler à « brûler le modèle social » français, tout en opposant de manière caricaturale les modèles nationaux et les périodes historiques. On peut vouloir améliorer le dialogue social et la confiance sans pour autant se référer à une IIIe République fantasmée, ni vouer aux gémonies le système économique et social mis en place à la Libération qui, du point de vue historique, a incontestablement permis à la société française de se relever des épreuves qu’elle avait dû traverser entre 1914 et 1945.

par Nicolas Delalande, le 24 juin 2008

Aller plus loin

 Les sites des grandes enquêtes sur l’évolution des valeurs et des attitudes sociales :

 Le General Social Survey

 Le World Values Survey

 L’International Social Survey Program

 Un article du politiste suédois Bo Rothstein sur les conditions institutionnelles du passage d’une situation de défiance à une situation de confiance : http://www.pol.gu.se/file/Person/

 Le site du « Saguaro Seminar » de Robert Putnam sur l’engagement civique aux États-Unis : http://www.bowlingalone.com/

 Un article de l’historien Geoffrey A. Hosking intitulé « Why we need a history of trust » sur le site de l’Institute of Historical Research : http://www.history.ac.uk/reviews/

 Sur www.laviedesidees.fr, la recension par Thierry Aprile du livre d’Alessandro Stanziani (dir.), Dictionnaire historique de l’économie-droit, XVIIIe-XXe siècles

 L’article de Nicolas Delalande, « Le solidarisme de Léon Bourgeois, un socialisme libéral ? »

Pour citer cet article :

Nicolas Delalande, « Une histoire de la confiance est-elle possible ?. Remarques sur l’imaginaire historique de deux économistes », La Vie des idées , 24 juin 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Une-histoire-de-la-confiance-est

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Yann Algan, Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit, Paris, Cepremap, Éditions rue d’Ulm, 2007.

[2Robert D. Putnam (avec Robert Leonardi et Raffaella Y. Nanetti), Making Democracy Work : Civic Traditions in Modern Italy, Princeton, Princeton University Press, 1993.

[3Bo Rothstein, Social Traps and the Problem of Trust, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. Voir aussi, pour une prise en compte du rôle de l’État et des institutions dans la production de la confiance, Valerie Braithwaite, Margaret Levi (dir.), Trust and Governance, New York, Russell Sage Foundation, 1998, et Simon Szreter, «  The State of social capital : Bringing back in power, politics and history  », Theory and Society, vol. 31, n°5, octobre 2002, p. 573-621.

[4Robert D. Putnam, Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon and Schuster, 2000.

[5La société de défiance…, p. 85. C’est nous qui soulignons.

[6Ibid., p. 85.

[7Ibid., p. 86.

[8Ibid., p. 86.

[9Ibid., p. 36.

[10Le General Social Survey est une enquête américaine commencée en 1972 qui permet de mesurer l’influence du pays d’origine des ancêtres sur les réponses des personnes interrogées à la question : «  En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ou que l’on n’est jamais assez méfiant  ?  ». Le World Values Survey est une enquête internationale qui permet de mesurer et de comparer l’évolution des valeurs et des attitudes sociales dans plus de 80 pays sur la période 1980-2000.

[11Leur vision historique doit beaucoup au livre de Timothy B. Smith, La France injuste. 1975-2006 : pourquoi le modèle social français ne fonctionne plus, Paris, Autrement, 2006.

[12La société de défiance…, p. 86.

[13Sur les libertés publiques, voir notamment Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés  ? Les restrictions aux libertés publiques de 1879 à 1914, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1976.

[14La société de défiance…, p. 62.

[15Sur le poids politique des défenseurs du protectionnisme sous la IIIe République, voir notamment le livre ancien et classique de Pierre Barral, Les agrariens français de Méline à Pisani, Paris, Armand Colin, 1968.

[16Christophe Charle, Les élites de la République, 1880-1900, Paris, Fayard, 1987.

[17Charles S. Maier, Recasting Bourgeois Europe : Stabilization in France, Germany and Italy in the Decade After World War I, Princeton, Princeton University Press, 1975.

[18Alain Chatriot, La démocratie sociale à la française. L’expérience du Conseil national économique 1924-1940. Paris, La Découverte, 2002.

[19Steven L. Kaplan, Philippe Minard (dir.), La France, malade du corporatisme  ? XVIIIe-XXe siècles, Paris, Belin, 2004.

[20Alessandro Stanziani (dir.), Dictionnaire historique de l’économie-droit, XVIIIe-XXe siècles, Paris, LGDJ, 2007.

[21Philippe Minard, La fortune du colbertisme : État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998.

[22John Brewer, The Sinews of Power : War, Money and the English State, 1688-1783, Londres, Unwin Hyman, 1989  ; Peter Mathias, Patrick O’Brien, «  Taxation in Britain and France, 1715-1810. A comparison of the social and economic incidence of taxes collected for the central governments  », Journal of European Economic History, vol. 5, 3, 1976, p. 601-650.

[23La société de défiance…, p. 85.

[24Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.

[25La société de défiance..., p. 40.

[26Paul V. Dutton, Origins of the French Welfare State. The Struggle for Social Reform in France 1914-1947, Cambrdge, Cambridge University Press, 2002  ; Michel Dreyfus, Michèle Ruffat, Vincent Viet, Danièle Voldman, avec la collaboration de Bruno Vallat, Se protéger, être protégé. Une histoire des Assurances sociales en France, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

[27François Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007.

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