Recensé : André Loez, 14-18. Les refus de la guerre. Une histoire des mutins, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2010.
L’historiographie de la Grande Guerre est arrivée à l’heure des refus [1] : la publication de l’ouvrage d’André Loez consacré aux mutineries françaises de 1917 confirme ce basculement. Depuis le livre pionnier de l’historien Guy Pedroncini en 1967, cet événement-symbole a souvent été considéré comme marginal, éphémère et inconséquent : s’il n’était pas le fruit d’un complot pacifiste, il s’agissait, selon Guy Pedroncini, non pas d’un « refus de se battre », mais d’un « refus d’une certaine manière de le faire » [2]. Par la suite, la mémoire collective a figé les mutins dans un consensus compassionnel, vivement mis en lumière par le discours de Lionel Jospin à Craonne en 1998 [3].
Avec une rigueur et une clarté remarquables, André Loez se tient à distance de ces interprétations consacrées. Il réfute de manière convaincante les conclusions de Pedroncini et ouvre par là de nouvelles perspectives pour une socio-histoire globale des refus de guerre entre 1914 et 1918, en rupture avec l’anthropologie culturelle du conflit constituée autour de l’hypothèse du « consentement ».
La crise de désobéissance de l’armée française en 1917
Les mutineries d’avril-juin 1917 ne sont pas un événement mineur et marginal pendant le conflit. Avec la mise en évidence de vingt-sept mutineries supplémentaires – pour un total de 111 mutineries dans 61 divisions –, la portée directe de l’événement se trouve élargie : pour obtenir ce chiffre, André Loez a écarté en effet la centaine d’incidents comptabilisés par Guy Pedroncini ou Denis Rolland [4], qui renvoient à des faits dont on ne sait presque rien, pour y ajouter ces nouveaux désordres révélés par l’archive et le témoignage. On ergotera sans doute sur l’étendue du mouvement, qu’une documentation nécessairement lacunaire ne peut rendre dans toute son ampleur. Ce serait manquer le cœur de la démonstration d’André Loez : les mutineries forment en réalité le noyau d’un « halo » d’indiscipline qui traverse l’armée française au printemps 1917. Les désertions et les permissions prolongées se multiplient : dans les cinq divisions étudiées par l’auteur, le nombre des désertions a doublé à la mi-mai 1917, et même triplé à la fin mai et au mois de juin (p. 209). Dans la 77e Division d’infanterie (DI), 15 % de l’effectif a quitté « illégalement » le front : les limites de la désobéissance de la fin du printemps 1917, lors duquel s’ébauche un mouvement d’auto-démobilisation comparable à celui qu’expérimentent les armées russe ou allemande, s’en trouvent redessinées. En fait, c’est la vague des désobéissances collectives qui impose l’arrêt des offensives jusqu’à l’automne, contre le souhait de Pétain devenu généralissime à la veille des événements.
Les mutineries, par ailleurs, s’inscrivent dans un « continuum d’indiscipline » (Timothy Parsons [5]) qui traverse le conflit dès son origine. Il ne faut donc pas avoir une lecture linéaire des événements du printemps 1917 : il ne s’agit pas d’une démobilisation suivie, après son échec, d’une remobilisation patriotique. C’est le sens même du terme de « refus » qui doit en effet être repensé. Il ne s’agit pas d’entendre par là un rejet motivé, politiquement articulé du sens de la guerre : le pacifisme ne forme que l’extrémité la plus élaborée d’un vaste éventail de prises de parole. Ces refus se situent au contraire au croisement de deux logiques : une logique de réticence à la guerre, et une logique de recours illégal à l’indiscipline. Refuser la guerre, c’est bien « vouloir qu’elle se termine, ne plus vouloir y participer, mettre en pratique cette volonté » (p. 545). Le refus de guerre peut donc prendre la forme du désordre incohérent, de la manifestation bruyante et sans suite, ou au contraire devenir pétition, cortège, marche sur Paris : on ne saurait pour autant en disqualifier les formes les plus anodines.
Les mutineries : un mouvement social en temps de guerre
Les mutineries constituent, au sein de l’institution massive qu’est l’armée française de 1917, un mouvement social en temps de guerre : elles peuvent donc être pensées à l’aide d’une sociologie des mouvements sociaux improbables ou émergents, que l’auteur maîtrise avec une grande rigueur. Elles se déploient cependant dans le contexte particulier du conflit de 1914, pendant lequel les manifestations et les prises de parole publiques, qu’elles soient hostiles ou non à la guerre, sont strictement surveillées : par définition, les mutineries sont transgressives, même si leurs effets ont pu être limités. Le fait qu’elles se produisent au printemps 1917 – et non avant ou après cette date – tient néanmoins à l’accumulation précipitée d’événements qui les précède : c’est la modification cumulative de la structure des opportunités perçue par les acteurs qui leur procure le sentiment de pouvoir agir. Cette interprétation nouvelle réclame donc de reconstituer avec précision la chronologie des événements, pour en restituer l’enchaînement précis, mais aussi de dresser une sociologie de la cohorte improvisée des mutins.
Pourquoi les soldats se mutinent-ils ? Le plus souvent, les mutineries éclatent en raison de la perception d’une menace prochaine – d’attaque ou de remontée aux tranchées – ou de la contagion d’un autre mouvement transmise par la rumeur. Le « mode de raisonnement indiciaire » des soldats (p. 178) favorise la consolidation de l’inquiétude. En 1917, l’arrière est en effet devenu porteur d’angoisse dans des proportions jusque-là inédites : des rumeurs catastrophistes circulent à la faveur des grèves qui éclatent à Paris et en province, mais qui reflueront avant que les mutineries n’aient atteint leur apogée – du 30 mai au 7 juin 1917. L’inquiétude collective portée par la rumeur s’est nourrie de la série d’événements accumulés de part et d’autre de l’offensive Nivelle et de son échec au Chemin des Dames, avec lequel s’est refermé l’espoir de l’offensive « finale ». L’annonce du repli allemand de mars 1917, la publication des propositions de paix bolcheviques le 14 mai, le début de la campagne de reportages sur la Russie révolutionnaire dans Le Petit Parisien le 20 mai, les grèves parisiennes et l’attente de la conférence internationale socialiste de Stockholm, qui devait permettre à une Internationale rassemblée de formuler un vœu de paix : tous ces événements forment un faisceau qui donne aux soldats le sentiment d’une possible « fin » en faveur de laquelle prendre la parole pourrait peser. Dès lors, la nomination de Pétain comme généralissime, le 15 mai, est parfois perçue par la troupe comme un signe, non pas de rétablissement, mais de flottement dans l’armée.
Un mouvement analogue, mais inverse, préside à la rétraction des mutineries : le refus des passeports pour Stockholm, sous la pression de Pétain, et le discours du président du Conseil le 1er juin qui rejette tout compromis de paix privent le mouvement de toute issue plausible, tandis que la reprise en mains progressive de l’institution militaire étouffe sa dynamique. La fin des mutineries s’apparente au délitement ordinaire des mouvements sociaux de temps de paix, dans un contexte contraire (p. 502).
Le rôle de Pétain
La reconstitution de la chronologie précise des mutineries dissipe ce qui reste encore – peu de chose, à vrai dire – de l’aura du Pétain de 1917. Deux idées reçues continuent d’entourer le rôle de ce dernier : celui-ci aurait été nommé pour stopper les mutineries ; il aurait fait preuve, dans cette entreprise, d’une certaine mansuétude pour les soldats mutinés. En réalité, le généralissime n’a pas été appelé pour « rétablir l’ordre », puisqu’il est nommé plusieurs jours avant que le gouvernement ne soit informé du mouvement mutin, les 26 et 27 mai. La limitation du nombre d’exécutions n’est pas non plus à mettre à son actif : la répression est moins modérée qu’encadrée et freinée par le pouvoir politique (p. 516). C’est Pétain, au contraire, qui a rétabli début juin les modalités d’une justice d’exception, identique à celle qui avait régné au début de la guerre : les conseils de guerre spéciaux, supprimés en avril 1916, sont rétablis pour quelques semaines au cours desquelles 57 soldats sont exécutés [6]. Mais la répression – prison, travaux forcés – est réelle et ne saurait être réduite à ces fusillés pour l’exemple, à défaut des « meneurs » bien difficiles à identifier.
Le passage à l’action est le fait d’un nombre minoritaire de soldats : l’auteur, par conséquent, ne conteste nullement le fait que les mutins forment un groupe limité d’individus. De nombreux historiens en ont tiré argument pour conclure que les mutineries n’étaient qu’un mouvement limité et marginal de contestation ; en réalité, l’engagement et le refus sont toujours et partout l’exception numérique (p. 200). Les mutineries ne se distinguent donc pas d’autres mouvements sociaux. Reste donc à tenter de dresser une sociologie détaillée du groupe des mutins.
Une sociologie des mutins
L’auteur reconnaît que l’exercice est difficile, par manque de sources. Il s’appuie cependant sur un corpus considérable de 1 757 individus puisés dans cinq divisions [7], répartis entre 443 « mutins » (condamnés pour des manifestations contre le conflit pendant les mutineries) et 1 314 « non-mutins » (jugés pour divers faits de désobéissance tout au long de l’année 1917). La proportion d’hommes déjà condamnés dans les deux groupes est presque identique : les mutins ne sont donc pas de « fortes têtes » ou de « mauvais soldats » déjà condamnés. L’appartenance à un département occupé par l’ennemi ne prémunit nullement contre la participation au mouvement mutin. La présence des « Parisiens » y est plus forte, sans doute du fait de la possession partagée d’un savoir-faire revendicatif mieux diffusé dans la capitale. Les mutins, par contre, sont des « jeunes » : plus de 50 % d’entre eux appartiennent aux classes 1914 à 1917. Ils n’ont donc pas connu « 1914 », moment de cristallisation de l’argumentaire de la guerre défensive française, et ont été socialisés dans une troupe traversée par un discours diffus du refus. La composition socioprofessionnelle du groupe mutin est également révélatrice : les ouvriers en sont quasiment absents, de même que les professions les plus dominées socialement – charretiers, terrassiers ou journaliers. Ce sont, parmi les combattants exposés, les plus instruits et les moins dominés qui passent à l’action ; la présence d’instituteurs exclusivement parmi les mutins est elle aussi significative. La propension à la mutinerie est d’autant plus forte que le sentiment d’enfermement dans une guerre à perpétuité peut s’exprimer de manière socialement articulée.
Par le recours à la sociologie, l’auteur prend ses distances avec les interprétations qui font de la volonté et de la conscience individuelles le ressort des actes et des pratiques collectives. Une armée en guerre est une institution de masse qui demande à être étudiée comme telle. Il n’est donc pas nécessaire de vouloir la guerre pour devoir la faire : les États modernes ont en effet développé leur puissance en mobilisant leurs citoyens, plus ou moins contre leur gré. Les soldats ont donc été contraints de justifier leur présence au front, sans jamais disposer de la possibilité réelle de s’y soustraire. Être soldat est un statut involontaire, provisoire et partiel (p. 27). L’auteur, à la suite de Gérard Noiriel, se défie par conséquent de la manière avec laquelle de nombreux historiens imputent au populaire des sentiments patriotiques dont l’existence n’est pas massivement attestée par l’archive : il existe au contraire, selon André Loez, un rapport ordinaire au conflit qui ne suppose pas une adhésion volontaire et articulée au système de sens imposé, pour l’essentiel, par les élites pour justifier la guerre.
On ne saurait oublier, cependant, que la mise en œuvre par les États de techniques de mobilisation collective s’est précisément opérée, jusqu’à la veille de la guerre de 1914, sous la forme de la nationalisation des masses. La structuration par l’État d’une population diverse au moyen d’une identité nationale qui permet à un peuple inventé de se percevoir comme un sujet de l’histoire est un processus institutionnel et symbolique extrêmement puissant qui enserre les individus. Sans le nommer explicitement, André Loez en rappelle à plusieurs reprises les principaux dispositifs : l’institution scolaire et une théologie nationale formulée par les intellectuels et les détenteurs du pouvoir culturel. Certes, les formes d’adhésion qu’il suscite ne peuvent être réduites à un consentement volontaire et explicite : on ne divorce pas d’une armée en guerre. Mais cette nationalisation des masses ne saurait rester entièrement impensée, quand bien même il s’agirait d’échapper à une conception réductrice de celle-ci. C’est le mystère de la mobilisation de 1914 : les individus reconnaissent, pour l’avoir trop méconnue et tacitement acceptée, l’existence d’une entité qui légitime l’acte de tuer et réclame le sacrifice anticipé de soi. Il en reste quelque chose, en 1917, quand avorte ce mouvement social inachevé.
Si la guerre est un secret que seuls les combattants connaissent, la paix n’est pas leur affaire : selon André Loez, ce ne sont pas eux, ni en Russie ni ailleurs en Europe, qui ont décidé de l’issue du conflit – ni d’aucun autre d’ailleurs –, quelles que soient la radicalité de leur mouvement et l’ampleur de leur indiscipline. La légitimité écrasante de la guerre défensive française les a condamnés à attendre la victoire, pour que soit remboursée une dette incommensurable exigée d’un État sur lequel, en vérité, leurs « droits » magnifiés par Clemenceau en 1919 étaient bien faibles.