En étudiant les lettres de pardon accordées par les souverains français et anglais aux “criminels de guerre”, Quentin Verreycken montre comment la guerre se professionnalise à la fin du Moyen Âge.
En étudiant les lettres de pardon accordées par les souverains français et anglais aux “criminels de guerre”, Quentin Verreycken montre comment la guerre se professionnalise à la fin du Moyen Âge.
Cruel et violent, voleur et violeur, telle est l’image de l’homme de guerre médiéval dans l’imaginaire collectif. Les racines de cette représentation sont profondes et se retrouvent dans les sources médiévales aux lendemains de la guerre de Cent Ans. Pourtant, sans nier la violence des gens de guerre de la seconde moitié du XVe siècle, l’étude des lettres de pardon émises par les rois de France et d’Angleterre et par les ducs de Bourgogne laisse entrevoir un tableau plus complexe et nuancé que nous révèle le livre de Q. Verreycken, version remaniée de sa thèse d’histoire soutenue en 2018 à l’Université Catholique de Louvain.
Dans cet ouvrage, l’auteur nous offre une étude sur la criminalité d’un groupe social disparate : les « gens de guerre ». Cette expression, présente dans les sources médiévales (p. 23), désigne des combattants – du simple archer à l’homme d’armes – unis par un même honneur et un même ethos dans un contexte de professionnalisation croissante des armées à la fin du Moyen Âge.
L’étude de la criminalité des gens de guerre par Q. Verreycken se fonde sur des sources bien connues des historiens de la fin du Moyen Âge : les lettres de pardon accordées par le souverain. Que ce soit sous la forme de lettres de rémission ou d’abolition chez les rois de France et les ducs Valois de Bourgogne ou sous la forme de lettres de pardon individuel ou général chez les rois d’Angleterre, le souverain est capable de suspendre le cours de la justice, voire de jeter le voile de l’oubli sur un crime. Pour cela, le justiciable incriminé doit solliciter la grâce du prince en rédigeant ou en faisant rédiger une supplique afin de justifier ses actes et d’obtenir ainsi le pardon.
L’auteur a recueilli des lettres de pardon qui concernent toutes des gens de guerre, qu’ils soient auteurs d’un crime pour lequel ils cherchent à obtenir le pardon (c’est la majorité des cas) ou victimes d’un crime. Les lettres recensées forment un corpus comptant un peu moins d’un millier d’actes dont 76% viennent de France, 16% des principautés bourguignonnes et 8% d’Angleterre (p. 10). Cette « asymétrie » (p. 17) de la documentation qui reflète des spécificités de la conservation et de la production de ces actes est détaillée au chapitre 3. Ce déséquilibre des fonds archivistiques n’empêche pas une réelle démarche comparatiste qui est au cœur de l’analyse.
L’originalité de ce livre réside en effet dans le croisement systématique des lettres de pardon accordées en Angleterre, en France et dans les territoires bourguignons. La relative concomitance des règnes d’Édouard IV et de Louis XI (1461-1483), et la fin du principat de Philippe le Bon (1419-1467), de Charles le Téméraire (1467-1477) et de Marie de Bourgogne (1477-1482) offre une cohérence certaine à l’analyse qui relève ainsi d’une véritable démarche d’histoire comparée. La période étudiée, qui commence à la fin de la guerre de Cent Ans, permet d’observer des territoires confrontés à un fait guerrier multiforme, que ce soit à travers les guerres civiles des Deux-Roses en Angleterre (1455-1485) et du Bien Public en France (qui débute en 1465), ou à travers les conflits armés opposant le roi de France et le duc de Bourgogne entre 1468 et 1482.
En évitant de tomber dans un récit qui serait celui de la naissance de l’État moderne à travers le processus de disciplinement croissant des armées, l’auteur parvient à montrer que « la lutte contre la criminalité militaire au XVe siècle est loin d’être un processus uniforme et continu » (p. 13). Les ensembles politiques étudiés possèdent chacun leurs particularités juridiques et institutionnelles que l’auteur prend soin de détailler au fil des pages.
Les lettres de pardon ne sont pas tant étudiées par l’auteur comme sources sur la criminalité réelle des gens de guerre que comme discours sur cette même criminalité.
Que ce soit dans les sources narratives, dans la littérature politique ou dans les sources juridiques des XIVe et XVe siècles, la représentation de l’homme de guerre se limite bien souvent à celle du soldat « tyran » (p. 26). L’imaginaire de l’époque réduit souvent l’homme de guerre à son comportement criminel : incendiaire, larron, meurtrier et violeur. Cette « stigmatisation » (p. 38), qui se fonde sur une part de réalité, permet de valoriser en contrepoint la figure du bon soldat – un officier loyal qui sert le souverain, non dénué de valeurs chevaleresques – que l’on retrouve dans les règlements militaires élaborés par les princes dans le contexte d’une professionnalisation croissante du métier des armes.
Ce double portrait de l’homme de guerre se retrouve dans les lettres de rémission françaises et bourguignonnes, qui détaillent l’identité de ceux qui requièrent la grâce du monarque. Dans sa supplique, le soldat qui a commis un crime se présente comme bon et loyal, plutôt d’origine modeste et bien ancré dans la société. À l’inverse, quand le requérant cherche à se faire pardonner un crime commis sur un homme de guerre, la supplique a tendance à noircir le portrait du soldat-victime en puisant dans les stéréotypes négatifs qui entourent le métier des armes (chap. 1).
Quelle est finalement la nature de la criminalité des gens de guerre telle qu’elle est contenue dans les lettres de grâce ? Le chapitre 2 répond à cette question, là aussi à partir des sources françaises et bourguignonnes, la documentation anglaise se montrant peu loquace quant à la description des crimes pardonnés. L’auteur nous met ici en garde contre les effets de sources qui guettent l’historien travaillant sur les lettres de rémission et qui reposent essentiellement sur un « effet de réel », pour citer Natalie Zemon Davis (p. 94). Le récit du suppliant a toutes les allures du vraisemblable, il n’en est pas moins construit dans un but précis : obtenir le pardon.
S’appuyant sur une historiographie foisonnante qui s’est depuis longtemps emparée des lettres de rémission, l’auteur parvient à circonscrire le champ de la criminalité des gens de guerre. Dans la seconde moitié du XVe siècle, les excès de la guerre – pillages, incendies, massacres – laissent peu à peu la place à une criminalité « relativement normée » (p. 141). Les gens de guerre se font essentiellement pardonner des homicides qui sont à situer au terme d’une escalade de la violence où le sang est versé sous le coup de la colère, pour réparer l’honneur blessé du soldat à la suite d’une atteinte à sa réputation. Pour les chancelleries princières, cette violence apparaît comme acceptable et digne d’être pardonnée. Elle répond à un mode de régulation des conflits qui ne distingue pas le soldat du reste de la population pour qui l’atteinte à l’honneur nécessite une réparation. L’homme de guerre demeure malgré tout un être singulier au sein de la société et les questions de l’approvisionnement et du logement des troupes sont autant de sujets de frictions qui peuvent donner naissance au conflit et au crime.
Les gens de guerre « sont loin d’être tous des brutes épaisses et malveillantes, tout comme leurs crimes pardonnés ne se résument pas à des faits de guerre sanglants » (p. 200). Cela ne signifie pas que ces faits sanglants disparaissent au tournant du XVe siècle, mais que le monarque pardonne de moins en moins les exactions guerrières.
L’obtention d’une rémission révèle dès lors des « stratégies d’écriture » (p. 61) qu’il faut relier aux stratégies des justiciables. Pour révéler ces dernières, l’auteur s’attache à reconstituer toute la complexité de la procédure permettant d’obtenir la grâce.
L’approche comparatiste est alors particulièrement féconde, car elle permet de combler les lacunes de chacun des fonds d’archives, l’un éclairant les ombres de l’autre. Cela complète précieusement notre compréhension du système de la grâce pour la fin du Moyen Âge. L’existence d’enquêtes et d’avis, la place des intermédiaires, le coût du pardon et les procédures d’entérinement sont ainsi détaillés et permettent de montrer que les gens de guerre ne sont pas des « justiciables ordinaires » (p. 144). Certes les soldats n’échappent pas à la procédure réglementée pour obtenir le pardon, mais ils peuvent jouer avec cette dernière en mettant en avant leur service armé ou en s’appuyant sur des relations qui sont autant d’atouts pour obtenir la grâce du souverain, dans le cadre d’une politique miséricordieuse.
Le cas de l’Angleterre est particulièrement caractéristique de cet usage raisonné de la grâce par le prince. À partir de la fin du XIIIe siècle, le roi utilise le pardon à des fins de recrutement, monnayant sa grâce en échange d’un service armé. Cette pratique décline au cours du XIVe siècle, car le pardon ainsi accordé à des criminels posait la question du retour de ces combattants à la vie ordinaire. Par ailleurs, avec un recrutement des armées qui se fait de plus en plus professionnel, la levée de telles troupes s’avère moins nécessaire. Le pardon de l’homme de guerre devient plus rare et répond à des intérêts stratégiques, comme le montre le cas du pardon accordé à la garnison de Calais qui s’était soulevée contre Édouard IV pendant la guerre des Deux-Roses. Le roi, après avoir soumis Calais, utilise le pardon pour s’attacher la fidélité d’une ville riche dont la position géographique sur le continent est déterminante (p. 229).
Les combattants sont minoritaires dans les lettres de pardon anglaises de la seconde moitié du XVe siècle (environ 0,7%), « la société anglaise est en effet relativement bien préservée des excès des soldats durant la guerre civile » (p. 222). À l’inverse, ils sont surreprésentés dans les lettres de rémission françaises et bourguignonnes (entre 13 et 18% des fonds, p. 52).
En France et dans l’espace bourguignon, la politique miséricordieuse des monarques se distingue de celle du roi d’Angleterre. La grâce y est l’expression d’une majesté souveraine qui permet de construire le portrait du sujet fidèle dont l’antithèse est le rebelle. La lutte contre la désobéissance et la rébellion s’accroît dans la seconde moitié du XVe siècle – comme en témoignent d’ailleurs les grands procès du règne de Louis XI ainsi que la répression des révoltes urbaines. Q. Verreycken l’observe également à travers « un tournant disciplinaire » (p. 212) à l’égard des gens de guerre qui révèle également une volonté de contrôle croissante des armées par la sujétion du combattant à l’autorité souveraine.
Le livre de Q. Verreycken offre donc une réflexion stimulante sur les politiques gracieuses des souverains de la fin du Moyen Âge en se concentrant sur une catégorie sujette à la grâce : les gens de guerre. Ce faisant, il révèle comment la construction d’une criminalité de guerre accompagne le renforcement du contrôle disciplinaire des armées. Loin d’être une période de crise, la fin du Moyen Âge apparaît comme « un moment charnière dans la construction d’une autorité publique » (p. 249) qui, non sans connaître des limites et des échecs, accompagne une mutation profonde des armées dans l’Europe de la première modernité.
par , le 20 mai
Adrien Carbonnet, « Le soldat et la grâce », La Vie des idées , 20 mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Verreycken-Crimes-gens-guerre-Moyen-Age
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