Prime d’activité, demande de logement social, inscription à pôle emploi, nombreuses sont les démarches qui ont basculé dans le tout numérique, n’offrant pas d’alternative aux administrés et entraînant une rupture d’égalité devant le service public.
Prime d’activité, demande de logement social, inscription à pôle emploi, nombreuses sont les démarches qui ont basculé dans le tout numérique, n’offrant pas d’alternative aux administrés et entraînant une rupture d’égalité devant le service public.
L’annonce par le gouvernement, en octobre 2017, du programme « Action publique 2022 » visant la « transformation numérique des services publics » par la dématérialisation de 100% des actes administratifs, a fixé l’horizon d’un mouvement de modernisation technique engagé par la majorité des administrations et organismes publics (État, organismes de sécurité sociale, collectivités), dont deux rapports [1] du Défenseur des droits viennent de dénoncer le déploiement « à marche forcée » et ses effets de mise à distance voire d’exclusion de certains de ses usagers.
Malgré une stratégie nationale pour un numérique inclusif, les pouvoirs publics semblent peiner à prendre la mesure de ce qu’implique la « transition numérique » de l’État dans sa relation aux usagers. Entre rationalisation budgétaire et perspective d’un État plateforme, se joue pourtant une transformation profonde de la relation à l’offre publique.
Si la réalité du mouvement de dématérialisation [2] est aisément constatable, on ne dispose pas aujourd’hui d’un recensement précis de l’ensemble des démarches dématérialisées. Les sources existantes mélangent tableaux de bord compilant les chiffrages disponibles des connexions dans diverses administrations ou services publics (organismes de sécurité sociale) et recensement [3] des « opérations administratives » dématérialisées, sans parvenir à dresser un tableau complet et à jour de la dématérialisation de l’État. Loin d’être anecdotique, cet état de fait se révèle symptomatique d’un déploiement réalisé sans anticipation ni réel pilotage, la coordination de la multiplicité de ses acteurs étant rendue compliquée par l’absence de toute instance ou cadre structurant de dimension nationale.
Incomplets [4], mélangeant des types de démarches à exécuter très hétérogènes (consultation, télédéclaration, ouverture de compte, information), ces recensements laissent en particulier dans l’ombre deux éléments pourtant majeurs du processus de dématérialisation engagé.
D’une part, ne sont pas précisés pas quels « services » ne sont aujourd’hui accessibles qu’en ligne : demandes de bourses étudiantes, Prime d’activité, demande de logement social, inscription à pôle emploi, la liste serait longue des démarches qui ont basculé dans le « tout numérique », n’offrant aucune alternative aux administrés. Selon la typologie d’Albert Hirschman (1970), il n’y a ici pas de possibilité d’exit : le rapport à l’offre doit nécessairement se faire par l’intermédiaire d’une interface numérique. Le Défenseur des droits a formulé plusieurs avis [5] (2016) enjoignant aux services publics et administrations de proposer une autre offre de contact au numérique, restée à ce jour lettre morte.
D’autre part, ces tableaux ne rendent pas compte de la dématérialisation de la relation administrative, au-delà des procédures de demande de droit ou d’accès à des formulaires administratifs. Une part grandissante des échanges se déroule aujourd’hui par voie électronique (mail, sms, boîte de dialogue/ chat box), et on assiste à une généralisation de la prise de rendez-vous physique par internet (préfecture [6], CAF, Pôle emploi, etc.) couplée à l’impossibilité d’avoir un contact physique avec un agent pour les premiers contacts, les inscriptions, les démarches d’entame des procédures. De plus en plus, les usagers se voient orientés vers une interface en ligne pour prendre attache avec les administrations, ou obtenir des informations ou explications. Incidemment, la relation administrative devient ainsi majoritairement numérique, le contact « humain » (téléphonique ou physique en face à face) constituant une voie seconde et complémentaire des démarches en ligne. Ce virage de la dématérialisation de la relation apparaît d’autant plus fort qu’il s’est fait concomitamment à une réduction des accueils physiques et des autres modes de contact, renforçant la perception d’une déshumanisation du contact avec les administrations.
Souvent présentés à l’appui d’un mouvement croissant d’appropriation du numérique par les citoyens français, et visant à attester de l’augmentation de l’offre de l’administration électronique [7], ces tableaux se cantonnent finalement à comptabiliser des inputs de connexion, en invisibilisant deux implicites majeurs.
La connectivité, entendue comme capacité à avoir des usages connectés, devient une condition sine qua non de l’accès aux démarches administratives ; corrélativement, les publics « non autonomes numériquement » se voient mis à distance par le « traitement à distance » de la relation et empêchés matériellement dans l’accès à leurs droits. Défavorisant objectivement les publics éloignés du numérique, la dématérialisation génère des inégalités de fait et entraîne une rupture d’égalité et de continuité devant le service public, comme l’a fortement rappelé le Défenseur des droits. Mais que sait-on de ces nouveaux « publics empêchés » ?
Rapporter la « fracture numérique » à l’obligation de connectivité
Le chiffrage de la population en difficultés par rapport au numérique a donné lieu à de nombreuses estimations, diversement reprises et publicisées, qui varient selon le périmètre retenu. Nous mentionnons ici les plus consistantes. Le baromètre du Credoc estimait en 2018 que 12 % des Français n’utilisaient pas internet, quand l’enquête « Capacity » [8] parvenait à 16 % de non-internautes, tout en identifiant 12% d’internautes dits « distants » – caractérisés par un usage très limité d’internet, et n’effectuant aucune démarche en ligne pour la très grande majorité (75 %) d’entre eux. Dans son rapport sur l’autonomie numérique, France Stratégie a porté à 28 % (14 millions) le nombre de Français « éloignés du numérique », quand le Conseil d’orientation de l’édition publique et de l’information administrative (COEPIA) a estimé à 20 % le pourcentage de français de plus de 18 ans se « heurtant à des difficultés structurelles » dans ses démarches administratives en ligne [9]. La mission société numérique met régulièrement en avant le fait que près de 40 % des internautes se disent « inquiets » (Credoc 2016) d’avoir à effectuer des démarches administratives en ligne. Selon qu’ils sont non connectés, utilisateurs d’internet, mais en difficultés ou simplement inquiets des démarches administratives, les Français empêchés par la dématérialisation passent ainsi de 12 à 40 %.
Statistiquement, le profil des personnes en « difficultés numériques » est clairement établi. Toutes les études indiquent une corrélation forte entre usages du numérique et âge, niveau de diplôme et niveau de ressources : les non connectés sont plus âgés, moins diplômés et ont moins de ressources financières que les connectés ; cela demeure vrai pour les « distants » du numérique (Capacity 2017). On retrouve les mêmes variables à propos des usages du numérique administratif. Ce sont les plus diplômés, ceux qui ont les plus hauts revenus, qui déclarent le plus faire des démarches administratives en ligne et qui en sont les plus satisfaits (avec des écarts allant de 35 à 50 points par rapport aux non diplômés), attestant d’une forte distribution sociale de la connectivité administrative (Credoc 2016).
On ne possède en revanche aucun chiffrage permettant de rapporter le degré d’autonomie numérique aux démarches en ligne que doivent effectuer les publics décrits. En la matière, les études raisonnent le plus souvent « toutes choses égales par ailleurs », comme si le fait de la connexion était encore laissé au libre choix des individus, de pouvoir et vouloir ou non profiter des opportunités d’internet et du numérique (Mazet 2017). Elles ne tiennent pas compte de ce qui se présente dorénavant comme une obligation de connectivité et n’envisagent pas les effets différenciés de la non connexion selon les situations concrètes des individus ; elles demeurent autrement dit le plus souvent aveugles sur le plan de la mesure des effets, et rendent incertaine toute projection fiable et réaliste des impacts d’une généralisation de la dématérialisation des démarches – et partant de l’ampleur des mesures à mettre en place pour y remédier et accompagner les publics.
Une « contre demande technologique » à la demande de droits
L’imposition du format numérique dans la relation administrative transforme le processus de demande en immédiate « contre demande » technologique portant des « exigences numériques ». Engager une démarche (de recherche d’informations, de demande de droit, de suivi de dossier, de prise de rendez-vous, etc.) suppose de maîtriser le médium numérique, c’est-à-dire d’être équipé et d’avoir des « compétences » ou « habilités » numériques. C’est en effet une constante de l’annonce de simplification administrative que d’éluder les exigences portées par la dématérialisation.
Ces exigences sont multiples. Elles sont d’abord financières et matérielles : rappelons qu’en 2018, 14 % des Français n’ont pas de connexion internet fixe, 25 % pas de smartphone et 22 % pas d’ordinateur (Baromètre Credoc). Si un droit à la connexion a pu être évoqué [10], tout comme un droit au maintien de la connexion internet dans le cadre de la Loi Numérique (2016) [11], aucune politique publique d’aide à l’équipement (achat de smartphone ou d’ordinateurs) ou à l’acquisition de forfait internet n’a été mise en place au niveau national. Indépendamment des compétences des individus, toute démarche en ligne suppose pourtant nécessairement de pouvoir accéder à un équipement et une connexion - dimension dite de premier niveau de la fracture numérique [12].
Elles sont par ailleurs cognitives et culturelles [13]. Contrairement à ce que peut laisser supposer le recensement des opérations administratives dématérialisées, l’utilisation de sites administratifs suppose d’autres compétences que la seule habilité à savoir se connecter à internet. Dans leur déroulement, la majorité des interfaces proposées supposent des procédures d’identification et de validation, des capacités de navigation et de repérage dans la succession des pages et l’architecture globale des sites. Par ailleurs, l’utilisation des sites administratifs implique le plus souvent d’ouvrir un compte, donc de créer un mot de passe (donc de le mémoriser et le gérer parmi l’ensemble des mots de passe), et d’avoir une adresse électronique, de savoir l’utiliser et de l’utiliser effectivement. Une utilisation autonome suppose par conséquent des compétences diverses et graduelles selon les tâches à réaliser, l’ergonomie des sites et la complexité des droits concernés.
Qui plus est, les interfaces administratives sont aujourd’hui pensées quasi exclusivement pour des navigations à partir d’ordinateurs, alors que les usages, et en particulier ceux des publics n’ayant pas appris l’informatique par le milieu professionnel, sont principalement centrés sur le smartphone ; les exigences numériques sont par conséquent essentiellement des exigences informatiques, supposant des compétences informatiques en termes de manipulation, comme en atteste l’essentiel des offres de formation ou d’ateliers à destination des personnes détectées en manque d’autonomie numérique.
Enfin, le numérique administratif emporte des exigences propres qui le distingue radicalement des autres usages en ligne (loisir, ludiques, commerciaux, d’information). D’une part, parce qu’il est avant tout administratif : il suppose par conséquent un minimum d’autonomie administrative afin de se repérer dans l’univers et le langage administratifs ; d’autre part, parce les effets d’une mauvaise manipulation sont sans commune mesure avec les autres usages en ligne : une erreur peut avoir des conséquences dramatiques en termes de suspension de droits, souvent indispensables à l’équilibre financier des ménages précaires dépendant du versement des prestations. Indépendamment des capacités numériques des individus, l’effectuation de démarches administratives en ligne renvoie toujours à un arrière-plan cognitif déterminé par la confiance dans l’institution concernée, la compréhension de son fonctionnement, et l’impact potentiel d’une mauvaise manipulation. Cela se traduit par un besoin de réassurance et d’accompagnement d’autant plus élevé que les individus ne maîtrisent pas la rationalité des calculs de droits et dépendent des droits en question. Une enquête menée dans un espace accueil de services de sécurité sociale (CAF) a ainsi montré que 70 % des personnes présentes à l’accueil, pour y faire des démarches en ligne, étaient des utilisateurs quotidiens d’internet.
Une obligation incapacitante
En l’état actuel, l’obligation administrative à se connecter demeure très inégale entre les individus : une personne bénéficiaire de droits sociaux soumis à déclaration de ressources trimestrialisées a mécaniquement davantage l’obligation de se connecter qu’une personne ne percevant pas de prestations sociales. La connectivité étant socialement distribuée, l’on assiste ainsi à une double [14] peine (Credoc 2016) : les individus les plus précaires, aussi bien économiquement que sur le plan de l’isolement social (Défenseur des Droits 2017) sont moins connectés alors que, dépendants davantage de droits et prestations sociales, ils ont davantage l’obligation de le faire.
Davantage que d’exclusion numérique, qui renverrait à un manque de compétences d’individus qui ne seraient pas à l’aise avec le numérique, cette inégale exposition à l’obligation de connexion conduit à parler d’exclusion par le numérique : ce sont prioritairement les normes implicites de la dématérialisation qui rendent ici les usagers incapables de demander leurs droits.
Il y a en effet un enjeu à considérer la dématérialisation à partir des exigences qu’elle impose et non seulement à partir des capacités, ou non capacités, des individus. À centrer autrement dit l’analyse sur l’incapacitation produite par les dispositifs plutôt que sur les (in)capacités des individus [15] et à porter le regard sur la production d’exclusions par les processus techniques davantage que sur les incapacités (numériques) des individus, qui les rendraient personnellement responsables du retrait de leurs droits.
Dans nombre de situations, les individus sont placés dans l’impossibilité de demander par les normes matérielles et comportementales exigées. Le support matériel du recours lui-même, dans sa dimension technique et cognitive, devient un obstacle et un facteur de non-recours. Cette mise en incapacité porte sur toutes les séquences du parcours d’accès au droit : sur le processus de demande, mais aussi sur l’accès à l’information (de plus en plus exclusivement en ligne), le suivi de sa démarche ou encore la prise de rendez-vous ; elle concerne aussi des personnes en capacité d’utilisation (« autonomes numériquement »), mais dépourvues d’équipement ou de connexion satisfaisante, rendant l’engagement de la démarche d’autant plus difficile et son abandon plus probable [16].
On ne dispose pas aujourd’hui de chiffrages permettant d’objectiver l’impact de la dématérialisation sur le non-recours. Les retours de terrain sont en revanche tous convergents pour attester de l’ampleur du phénomène : agents de première ligne d’accueil, travailleurs sociaux ou bénévoles décrivent tous l’afflux de publics qui s’adressent à eux parce qu’ils ne savent pas faire avec le « numérique » [17]. Les difficultés sont graduelles, et portent sur l’accès, mais aussi sur le renouvellement des droits, les ruptures dues à des échanges numériques non maîtrisés, le suivi de son dossier ou la demande de pièces justificatives uniquement accessibles en ligne. La nécessité de posséder une boîte mail a notamment généré nombre de ruptures de droits [18], entraînant retards et non-recours frictionnel [19] important. Encore ces retours ne concernent-ils que la face éclairée du phénomène : bien souvent, ce sont des tiers, familiaux ou amicaux, qui pallient les difficultés et réalisent à leur place les démarches en ligne, donnant lieu à une gestion « collectivisée » des droits qui peut poser problème [20]. Et fausse de fait tous les chiffrages qu’on peut effectuer pour comptabiliser les connexions administratives.
L’évidence que l’offre d’administration en ligne ne représente un surcroît d’accessibilité, de rapidité de traitement, et d’économie de déplacement que pour des individus qui peuvent l’utiliser, n’a pas empêché un développement à ordre renversé et sans coordination de la dématérialisation des administrations : le plus souvent, les services ont commencé par dématérialiser leurs procédures ou formulaires avant de se poser la question des capacités numériques de leurs usagers destinataires.
On assiste cependant depuis quelques mois à la mise en place, encore très hétérogène malgré une commune préoccupation sur nombre de territoires, de dispositifs locaux prenant acte de la « fracture numérique » et visant à accompagner les usagers dans leur « autonomisation numérique » [21]. Bien que très variés dans leur périmètre, leur mode de pilotage, les partenaires en présence et les acteurs impliqués, ces dispositifs ont souvent en commun de recourir prioritairement à des acteurs non professionnels (associations de bénévoles et services civiques), de laisser relativement indéterminée la définition de l’autonomie visée (souvent réduite à la capacité à réaliser seuls les démarches administratives en ligne), sans engagement sur la pérennité des moyens mis en œuvre.
Paradoxalement, ces dispositifs de lutte contre les effets d’exclusion numérique dans le cadre de la dématérialisation risquent pourtant de passer à côté des enjeux de l’inclusion numérique.
Dans son rapport Citoyens d’une société numérique (2013), le Conseil national du numérique a en effet donné une définition précise de l’inclusion devant « permettre à tous d’acquérir la littératie numérique », en s’appuyant sur les « potentialités du numérique pour développer du pouvoir d’agir », et « développer des médiations numériques durables » pour « offrir à chacun les conditions de son émancipation ». Selon l’académie des sciences, l’acquisition d’une culture numérique, objectif premier de la littératie numérique, doit permettre de « donner à tous les citoyens les clés du monde du futur, qui sera encore bien plus numérique que ne l’est le monde actuel, afin qu’ils le comprennent et puissent participer en conscience à ses choix et à son évolution plutôt que de le subir en se contentant de consommer ce qui est fait et décidé ailleurs. ».
Les travaux de sciences sociales insistent par ailleurs tous sur la dimension itérative des modes d’appropriation des technologies, et sur la dimension dynamique de la fracture numérique, faite de raccrochements permanents « pour maintenir son niveau de maîtrise, de performance et d’intégration sociale face au développement technologique » (Voldoz 2010). Les compétences de bases, nécessaires à l’appropriation des technologies, étant socialement distribuées, il est nécessaire pour les plus publics les plus éloignés d’apprendre à apprendre (Brotcorne et Valenduc 2009), donc de disposer d’espaces dédiés, pérennes dans le temps, avec un accompagnement au long cours.
Des formules expresses de médiation à un coup ne permettront donc ni aux individus d’acquérir des compétences numériques stables, ni aux organisations d’autonomiser leurs usagers, qui reviendront immanquablement demander de l’aide à la première modification de l’interface d’échange.
Compte tenu des contraintes budgétaires pesant sur les acteurs, tant locaux que nationaux, on peut en effet craindre que l’objectif d’inclusion numérique se réduise finalement à une coproduction du service à des fins d’économie de gestion, et passe à côté de la dimension émancipatrice et « capacitante » visée par l’inclusion numérique, sans s’attaquer aux inégalités sociales structurant les inégalités numériques (Granjon 2009).
La dématérialisation de la relation administrative emporte par ailleurs davantage qu’une modernisation technologique supposant une mise à niveau technique de ses usagers. Les sociologies de guichet menées dans les services publics durant les années 1990 (Dubois 1999, Weller 1999) ont montré le caractère structurant du rapport physique au « guichetier », comme représentation incarnée de la relation à l’État et à l’administration. La perspective d’un « État plateforme », figurant des citoyens numériquement autonomes procédant par eux-mêmes à la gestion de leurs droits, si elle paraît dotée d’avantages pratiques et répondre aux attentes de certains usagers, laisse en revanche totalement impensés les effets de la disparition de la dimension humaine, et incarnée, du rapport à l’État et aux services publics : que deviendrait le rapport à l’offre publique dans une relation totalement dématérialisée ? Quelle compréhension des droits et devoirs, de la relation de réciprocité si souvent réaffirmée afin de justifier de logiques de contrepartie (Bec 2008), dans un rapport uniquement à distance des institutions ? À former les usagers afin qu’ils deviennent de bons utilisateurs des plateformes en ligne des services publics, ne risque-t-on pas de désincarner un peu plus le rapport à l’État et de liquéfier un lien qui apparaît déjà de plus en plus distendu ?
par , le 2 avril 2019
Bibliographie
• Albérola Élodie, Croutte Patricia, Hoibian Sandra (2016), La “double peine” des publics fragilisés face au tout numérique », Réalités industrielles, août 2016, Les annales des Mines.
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• Baromètre du numérique (2016, 2017,2018), Credoc.
• Bec Colette (2008), « L’assistance, un mode paradoxal d’acquittement de la dette collective », Revue des politiques sociales et familiales n°91, 2008.
• Brotcorne Périne, Valenduc Gérard (2009), Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’internet : Comment réduire ces inégalités ? Les Cahiers du numérique 2009/1 (Vol. 5),
• « Citoyens d’une société numérique. Accès, littératie, médiations, pourvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion » (2013), Conseil national du numérique, octobre 2013.
• « Enquête sur l’accès aux droits Volume 2 - Relations des usagers avec les services publics », Défenseur des droits, mars 2017.
• « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics », rapport Défenseur des droits, 2019.
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• Dubois Vincent, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Économica, coll. « études politiques », 1999.
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• Hirschman Albert (1970), Défection et prise de parole, trad. fr. 1972, rééd. Fayard, coll. « L’espace du politique », 1995.
• Mazet Pierre (2017), « conditionnalités implicites et production d’inégalités : les coûts cachés de la dématérialisation administrative », Le travail social à l’épreuve du numérique, RFSS N°264, 2017-1.
• Mazet Pierre, Revil Héléna (2019) « Vivre en situation de non-recours frictionnel », Politiques Sociales et familiales n° 128, février 2019, CNAF.
• Voldoz Luc (2010), « Fracture numérique, fracture sociale : aux frontières de l’intégration et de l’exclusion », SociologieS, Dossiers, Frontières sociales, frontières culturelles, frontières techniques, mis en ligne le 27 décembre 2010.
• Van Oorschot et Math, van Oorschot Wim, Math Antoine (1996.), « La question du non-recours aux prestations sociales », Recherches et Prévisions, n°43, mars 1996. Accès aux droits. Non-recours aux prestations. CNAF.
• Weller Jean-Marc, L’État au guichet. Sociologie cognitive du travail et modernisation administrative des services publics, coll. « Sociologie économique », 1999.
Pierre Mazet, « Vers l’État plateforme. La dématérialisation de la relation administrative », La Vie des idées , 2 avril 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Vers-l-Etat-plateforme
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[1] « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics », rapport Défenseur des droits, 2019. « Rapport annuel d’activité 2018 », Défenseur des droits, 2019.
[2] La dématérialisation renvoie à deux processus distincts : l’un portant sur les documents (numérisation), l’autre sur les processus et démarches (dématérialisation). Nous employons le terme dans l’usage courant qui en est fait, et confond les deux dimensions.
[3] Voir notamment le rapport de France Stratégie, « Les bénéficies d’une meilleure autonomie numérique », Juillet 2018, p 67.
[4] Le nombre de démarches que l’on pourrait ajouter dépasse l’espace alloué : signalons que ne figurent pas celles des collectivités locales, des organismes de retraite, de l’éducation nationale ou de l’enseignement supérieur. Le nombre de démarches en ligne des organismes de sécurité sociale est par ailleurs beaucoup plus élevé que celles relevées.
[5] Avis 16-01 du 6 janvier 2016 et avis 16-09 du 7 avril 2016 relatifs au projet de loi pour une République numérique.
[6] Voir notamment le rapport de la CIMADE, sur la prise de rendez-vous dématérialisée pour les titres de séjour : « À guichets fermés », mars 2018.
[7] Voir notamment le Digital Economy and Society Index (DESI) qui classe les pays européens sur ce plan.
[8] Projet CAPACITY, Gis Marsouin, Telecom Bretagne, Université Rennes 2, la Fing, ANR 2014-2017.
[9] « Trente recommandations pour n’oublier personne dans la transformation numérique des services publics », Conseil d’orientation de l’édition publique et de l’information administrative, Janvier 2018.
[10] Charte pour l’inclusion numérique et sociale, 2004.
[11] Comme le rappelle le Défenseur des Droits, cette proposition a fait long feu : expérimentée dans 2 départements, elle n’a donné lieu à aucune évaluation ni communication.
[12] Les travaux sur les fractures numériques distinguent la fracture de premier degré, portant sur l’accès à internet (être équipé et connecté ou pas), de celle de second degré, portant sur les usages : différences d’usages entre les personnes connectées.
[13] L’examen des compétences numériques a fait l’objet de nombreux travaux, en lien avec la littératie et la culture numérique ; ils distinguent généralement des compétences instrumentales/ matérielles (capacité à savoir utiliser les équipements), des compétences substantielles (navigation, repérage, maitrise des logiciels, tri de l’information, etc.), et des compétences stratégiques/productives (utilisation active des potentialités techniques).
[14] Cette peine peut être triple voire quadruple : à la précarité économique et sociale, peuvent ainsi s’ajouter l’analphabétisme ou la non maîtrise du français.
[15] À l’instar du renversement opéré dans les études portant sur le handicap (disability studies), concluant à une mise en incapacité des individus par un environnement inadapté. Pour une présentation, voir : Albrecht, Ravaud, Stiker (2001).
[16] L’accès à une connexion suppose l’existence de lieux d’accès matériel, leur connaissance et un déplacement de la part de l’usager. Ces ressources sont moins nombreuses en milieu rural, et supposent des capacités de mobilité.
[17] Ce qui ne va pas sans poser des difficultés à ces acteurs eux-mêmes, très diversement équipés et formés à l’accompagnement numérique.
[18] Incités à leur ouverture, de nombreuses personnes l’ont fait faire sans comprendre de quoi il s’agissait, et sans plus consulter leur boite mail, manquant les messages qui y arrivaient .
[19] Le non recours frictionnel est défini comme « « le non versement complet ou partiel et pendant une période plus ou moins longue, de prestations, alors même que des droits sont par ailleurs ouverts pour d’autres prestations » (Van Oorschot et Math, 1996.) Voir dernièrement, Mazet, Revil, « Vivre en situation de non recours frictionnel », Politiques Sociales et familiales n° 128, février 2019.
[20] Certaines personnes, âgées notamment, autonomes administrativement et non numériquement, peuvent refuser que des membres de la famille aient accès à des informations confidentielles, et se retrouvent en situation de non recours.
[21] Si les exemples fourmillent de dispositifs mis en œuvre sur les territoires, l’on manque cependant de recul pour avoir un retour évaluatif sur leurs effets réels.