Professeure à Harvard, la sociologue Michèle Lamont est l’auteure d’une œuvre imposante assez largement consacrée à « la dimension collective et culturelle de la valeur » (p. 3) et de son attribution, dans différents secteurs de l’espace social, aux États-Unis et en France notamment [1]. Objet d’éloges émanant de figures universitaires prestigieuses et aussi différentes que l’économiste Thomas Piketty, le spécialiste d’études afro-américaines Henry Louis Gates et le politiste Robert Putnam, son dernier livre se distingue des précédents par son ambition vulgarisatrice et sa vocation ouvertement prescriptive. À l’opposé des modèles néo-libéraux de l’individualité axés sur l’ethos entrepreneurial et l’esprit de compétition, qui reflètent et alimentent une surestimation des chances objectives de mobilité sociale manifeste aux États-Unis et particulièrement prononcée au sein des classes populaires (p. 30, 31, 46), l’objectif affiché, formulé au niveau de généralité maximal, est la promotion de la « reconnaissance » des différents groupes censés composer la société américaine, en tant que vecteur d’un sentiment de « dignité » lui-même déterminant pour la « qualité de vie » de leurs membres (p. 4). Ainsi serait-il pris acte de la nature des aspirations des « mouvements sociaux actuels (…), à travers l’ensemble du spectre idéologique et dans le monde entier », lesquels rejetteraient désormais « l’impulsion assimilationniste » uniquement ou principalement articulée à des réformes juridiques, contrairement à leurs prédécesseurs (p. 66).
Les ressources de la déstigmatisation
À rebours de la tendance dominante au sein des sciences sociales contemporaines – et de la sociologie critique en particulier – à l’hyperfocalisation sur la structurelle et inexorable reproduction des inégalités, Seeing Others a le très grand mérite de centrer son propos sur l’exploration des marges de manœuvre. Plus précisément, dans le prolongement d’un ouvrage antérieur [2] et du mot d’ordre défini par l’intitulé même du mouvement Black Lives Matter, il s’agit, notamment à partir d’une impressionnante synthèse des travaux pertinents, d’identifier des moyens de transformation des représentations collectives pouvant contribuer à la déstigmatisation des groupes stigmatisés et à l’élargissement de la communauté des égaux. Notamment, mais pas uniquement, puisque sont aussi mobilisés à cet effet, selon une logique de repérage et d’extension potentielle des « bonnes pratiques » localement en vigueur, les résultats de 185 entretiens effectués auprès d’un ensemble assez hétérogène d’« agents (…) du changement culturel délibéré » (p. 9-10). Cet ensemble inclut en premier lieu des comédiens, scénaristes, metteurs en scène et producteurs de l’industrie hollywoodienne et/ou investis dans la réalisation de shows télévisés attirant un grand nombre de spectateurs (n = 75) [3]. Il comprend aussi des représentants de fondations philanthropiques à caractère « progressiste » capables d’amplifier les dynamiques positives (p. 80-81), des militants associatifs engagés dans la lutte contre les discriminations raciales et sexuelles, des syndicalistes, des universitaires, des experts en matière de politique publique et des artistes. Concernant ce premier sous-ensemble d’enquêtés à même de promouvoir des « récits » (narratives) et des cadres d’intelligibilité largement partagés, déterminants et inclusifs (p. 51), le critère de sélection que semble être l’impact de leur activité tel que mesuré par le succès commercial [4] offre un certain contraste avec la rhétorique antimatérialiste par ailleurs perceptible (p. 31). Figurent enfin dans l’échantillon des étudiants de 18 à 23 ans issus des universités de la Côte Est et du Midwest (n = 80) que leur jeunesse prédisposerait à l’« innovat[ion] culturelle » (p. 10) (non nécessairement intentionnelle). Quant aux prescriptions plus ou moins explicitement formulées, à quelques exceptions près – comme le casting « déracialisé » consistant à faire interpréter par des comédiens noirs ou hispaniques des personnages « blancs » appartenant à l’élite afin de déstabiliser la correspondance entre blanchité et statut social, comme dans la série de Netflix Bridgerton (p. 83) –, elles demeurent assez générales. Trois exemples peuvent en témoigner : la « diffusion de nouveaux récits quant à la valeur de tous les groupes », facteur appelé à être systématiquement intégré à « toutes les interactions sociales (…) et toutes les décisions juridiques et politiques des élus », sur le modèle du gender mainstreaming (p. 4) ; la « structuration de nos vies de manière à accroître notre exposition quotidienne à la diversité » (p. 142) ; la « réorientation de la colère des classes populaires vers le 1% [des plus riches] » (p. 159). Dans tous les cas, les mécanismes intermédiaires appelés à entrer en jeu ne font pas l’objet de développements très détaillés.
Une approche englobante
Ce relatif déficit de spécification est le corollaire d’un choix compréhensible mais contraignant : celui de, non seulement prendre comme base de référence des « groupes » apparaissant ici comme autant d’« unités fondamentales constitutives du monde social » [5] nourrissant des aspirations (p. 160) et dont importerait l’« épanouissement » (p. 4) (malgré un éloge tardif de « l’universalisme ordinaire » (p. 144-145)), mais aussi de les réunir tous dans un même cadre intégrateur (p. 4, 165). Tout se passe comme si l’inclusion en tant que finalité politique exigeait l’adoption d’une perspective analytique elle-même « inclusive », c’est-à-dire globalisante. À cet égard, l’ouvrage, aboutissement d’un texte initialement écrit il y a dix ans à l’invitation du philosophe Axel Honneth (p. 168), n’est pas sans rappeler, par sa dimension fédératrice, le « multiculturalisme » florissant dans la théorie politique anglophone depuis la fin des années 1980. En tout cas, il se situe à l’opposé des tentatives de désagrégation des axes de classification et de stratification (religieux, culturels, raciaux, sexuels) et des enjeux afférents souvent rassemblés sous cette étiquette unificatrice [6].
Le problème principal qui en découle n’est pas l’absence d’une définition explicite des groupes visés : le lecteur comprend bien qu’il ne s’agit ni d’agrégats statistiques rassemblant des individus n’ayant en commun qu’un trait aléatoirement ou arbitrairement déterminé par l’instance classificatrice, dénué de pertinence sociale et communément tenu pour tel à l’extérieur comme à l’intérieur de l’ensemble ainsi provisoirement délimité (tel le groupe des personnes mesurant 1m 70), ni de collectifs de type associatif volontairement et formellement institués afin de promouvoir les idées ou les intérêts de leurs membres et au sein desquels des procédures décisionnelles permettent de distinguer représentants et représentés (tel le parti démocrate), mais des seuls « groupes de statut » (Max Weber). Il est évidemment justifié de ne considérer ici que ces groupes informels (contrairement aux associations), largement involontaires, tendanciellement clos (il est impossible ou relativement difficile d’en sortir), structurellement et cumulativement désavantagés, stigmatisés (objet de représentations négatives et d’une présomption d’infériorité à caractère public conduisant à expliquer les inégalités défavorables au groupe en des termes dégradants pour ses membres [7]) et à caractère identitaire (au sens où, à des degrés divers, l’appartenance au groupe opère le plus souvent comme un élément d’autodéfinition individuelle). La difficulté vient plutôt de ce que, dans le cadre d’une conception aussi peu différenciée des différences collectives, en l’absence d’une typologie de ces groupes de statut, l’ouvrage, par construction et du fait des contraintes inhérentes à la montée en généralité, tend à laisser de côté les stratégies de déstigmatisation non extensibles à l’ensemble des groupes évoqués car déterminées par les modalités spécifiques de production et de reproduction du stigmate et du désavantage affectant tel ou tel d’entre eux. Il en va ainsi de la discrimination positive, par exemple [8].
La psychologie sociale : un angle mort ?
Une autre limite tient à la marginalisation des apports de la psychologie sociale. Ainsi, M. Lamont semble attribuer à la sociologue Francesca Polletta l’idée selon laquelle « pour surmonter les divisions, les gens doivent forger des relations durables et participer ensemble à des activités et à des projets », « conclusion » d’un ouvrage paru en 2020 [9] (p. 140). Elle présente aussi sur un mode spéculatif la possible contribution à la réduction du racisme d’interactions fréquentes entre membres des différents groupes raciaux (p. 142). À cet égard, ne pourrait-on être plus affirmatif ? En effet, une kyrielle d’études empiriques menées depuis soixante-dix ans dans le cadre de la discipline susvisée ont globalement confirmé la validité de l’« hypothèse du contact » formulée par Gordon Allport dans son ouvrage pionnier [10] : dans la grande majorité des cas, la multiplication d’interactions entre membres de tels groupes placés sur un pied d’égalité (1), tenus de coopérer (2) pour atteindre un objectif commun (3), avec l’appui d’une autorité reconnue (4) conduit bel et bien à une diminution nette de la composante affective ou émotionnelle du racisme, diminution durable et de portée transsectorielle [11]. Il semble même que les quatre conditions optimales initialement identifiées par Allport ne déterminent que l’ampleur des effets positifs observés et non leur existence, fréquemment perceptible en l’absence de l’une ou l’autre d’entre elles [12]. Certes, la catégorisation raciale est un processus automatique échappant au contrôle immédiat de l’agent et dans lequel sont imbriqués des stéréotypes largement inconscients associant la caractéristique « noir » – entre autres – à une gamme de traits dévalorisés. Ces stéréotypes péjoratifs – la composante cognitive du racisme – sont massivement répandus et opèrent jusque dans l’esprit d’individus aux convictions antiracistes, biaisant à leur insu leur perception, interprétation et capacité de remémoration d’informations appelées à affecter leurs jugements et leurs décisions [13]. Il n’en demeure pas moins que le degré d’intériorisation de ces stéréotypes n’est pas figé une fois pour toutes. Il dépend pour partie de l’environnement informationnel et est susceptible de décroître lorsque ce dernier fait l’objet de manipulations idoines [14]. Étrangement, dans le cadre d’un ouvrage pourtant assez largement pluridisciplinaire, Lamont n’évoque ces acquis de la recherche que de manière très allusive, dans le cadre d’une note de quelques lignes juxtaposant trois références sans en résumer la teneur (note 158, p. 242-243). Une présentation succincte de ces résultats aurait néanmoins pu contribuer à spécifier et étayer encore davantage l’argument général.
Enfin, en sens inverse, c’est aussi de la psychologie sociale que provient la mise en évidence d’un problème dont Seeing Others, du fait de sa focalisation sur des groupes aux contours fermement établis, ne tient pas compte explicitement : la « sous-typification » (subtyping). Ce terme désigne l’extraction tendancielle hors du groupe stigmatisé de la fraction de ses membres non conformes aux stéréotypes négatifs correspondants en raison de leur comportement et/ou de leur position dans la hiérarchie socio-économique. Ces « contre-exemples » n’apparaissant pas comme une base d’extrapolations et ne faisant que réduire à la marge le champ d’application desdits stéréotypes, aucune amélioration globale de l’image publique du groupe en question ne résulterait de leur existence [15]. Au-delà même de la psychologie sociale, une étude ayant eu un certain retentissement suggère que, concernant les frontières « raciales », ce phénomène de « reclassement » [16] serait plus répandu aux États-Unis qu’on n’aurait pu le croire. Dans cet article paru en 2012, les sociologues Aliya Saperstein et Andrew Penner montrent que, dans un nombre de cas non négligeable, la « race » d’un individu constitue une variable dépendante et que la mobilité raciale observée est la conséquence d’une mobilité sociale. Ainsi, les enquêtés à la trajectoire descendante – ceux qui, par exemple, se trouvent pour la première fois au chômage, sous le seuil de pauvreté, dépendants de l’aide sociale ou incarcérés – ont plus de chances d’être nouvellement classés comme « Noirs », toutes choses égales par ailleurs. Symétriquement, les enquêtés à la trajectoire (tenue pour) ascendante – ceux qui se marient ou quittent un centre urbain dégradé pour une banlieue résidentielle, par exemple – ont plus de chances d’être nouvellement classés comme blancs en conséquence de cette évolution positive. En d’autres termes, la relation causale entre catégorisation raciale et position occupée dans la hiérarchie définie par la distribution des biens matériels et symboliques est bidirectionnelle. Si la race perçue d’un individu a un effet significatif sur la place qu’il occupe dans l’échelle sociale, l’inverse est également vrai dans une certaine mesure [17]. L’aspect « groupo-centrique » du livre de Lamont – la priorité accordée par l’auteure à la valorisation d’entités collectives dont l’institutionnalisation serait supposée irréversible – revient-il à prendre acte de ces travaux (pourtant non mentionnés) illustrant le déplacement ou le franchissement, mais non le brouillage ni, a fortiori, l’effacement des frontières entre ces collectivités, effacement ne pouvant relever que de l’utopie [18] ? Ou bien les déterminants de ce choix fondamental sont-ils sans rapport avec l’état des connaissances scientifiques ? Ces questions demeurent en suspens.
Mais à chaque jour suffit sa peine. La réorientation de la démarche sociologique et la mobilisation du capital scientifique dans le cadre d’un ambitieux projet de déstigmatisation d’application généralisée que Seeing Others propose et met en œuvre sont à la fois courageuses, nécessaires et assez largement convaincantes. Il appartiendra à chacun d’y contribuer.
Michèle Lamont, Seeing Others. How Recognition Works and How It Can Heal a Divided World, New York, One Signal Publishers, 2023, 261 p.