Que faire des traces de l’histoire coloniale dans l’espace public ? À partir du cas de Marseille, un ouvrage collectif propose d’explorer la place des monumentalités impériales dans le tissu urbain, dans un dialogue entre recherche et création.
Que faire des traces de l’histoire coloniale dans l’espace public ? À partir du cas de Marseille, un ouvrage collectif propose d’explorer la place des monumentalités impériales dans le tissu urbain, dans un dialogue entre recherche et création.
Située près du boulevard Baille, la rue d’Alger est une voie tracée au XIXe siècle à la demande d’un riche propriétaire ; par sa délibération du 10 mai 1833, le Conseil municipal de Marseille lui donne son nom en mémoire de la prise d’Alger par l’armée française, le 5 juillet 1830. Un siècle plus tard, c’est la rue que l’État mussolinien choisit pour ériger la Casa d’Italia — aujourd’hui devenu Institut culturel italien— joyau de l’architecture fasciste, symbole des ambitions impériales du Mare nostrum. C’est cette rue qui donne son nom à un livre de belle facture : Rue d’Alger, sous-titré Art, mémoire, espace public, paru aux éditions MF en avril 2022.
L’ouvrage collectif trouve son inspiration dans une série de séminaires organisés autour d’une exposition éponyme organisée dans le cadre du programme Les Parallèles du Sud de la biennale Manifesta 13 Marseille qui s’est tenue en 2020 dans la cité phocéenne. L’idée de l’ouvrage, de l’exposition et des séminaires devenus webinaires avec l’épidémie de Covid 19 tire son origine d’une rencontre entre artistes et chercheurs, partageant un intérêt commun pour les traces de l’histoire coloniale et impériale dans l’espace public. De cette rencontre, naît un livre aux voix multiples, qui traduit, en quelque 350 pages, la richesse du dialogue ainsi noué, sous la forme d’entretiens ou d’articles originaux. Dirigé par le géographe Pierre Sintès, avec un avant-propos de l’historien de l’art contemporain Alessandro Gallichio, commissaire de l’exposition éponyme, l’ouvrage propose une réflexion sur la place des monuments coloniaux dans l’espace public, à commencer par Marseille.
Le port de Marseille, ancienne tête de pont des empires européens, est devenu depuis plusieurs années un comptoir pour la nouvelle économie de l’art contemporain. L’ouvrage met en perspective dans un ensemble de textes critiques le rapport récent entre Marseille et les « grands événements artistiques ». En quelques années, Marseille est devenue la destination de manifestations culturelles ambitieuses, à la notoriété européenne mais sans réelle assise locale, à l’instar de Marseille Provence 2013, « Capitale de la culture » européenne. « C’est à se demander » s’interroge l’artiste, performeur et dramaturge Arthur Eskemazi, « si ce type d’événement ne sert pas plus les ambitions politique ou les opérations de requalification urbaine que la recherche artistique ou la politique culturelle » (« L’art, le pouvoir et la ville », p. 107). Artistes, géographes, spécialistes de l’art ou de l’urbanisme tirent plusieurs considérations sur les dynamiques à l’œuvre dans la cité phocéenne depuis la nomination de Marseille comme capitale de la culture européenne Marseille Provence 2013 (MP2013).
Ces « grands événements » artistiques ont représenté des outils majeurs par le gouvernement de la ville pour la municipalité de Jean-Claude Gaudin, en lien étroit avec les élites économiques ; le président de la Chambre de commerce et d’industrie Marseille Provence avait d’ailleurs pris d’ailleurs l’initiative de la candidature à la Capitale européenne de la culture afin d’inscrire Marseille dans la compétition internationale des territoires, notamment à l’échelle méditerranéenne. Au niveau local, l’ambition était de doter Marseille d’une institution capable de mieux articuler politique économique et politique publique dans le cadre métropolitain, et d’attirer des populations plus aisées en transformant l’image médiatique de la cité phocéenne. À l’autre bout du spectre, pour les artistes, l’événementiel international représente une façon de capter la manne financière des institutions publiques et de mécènes. Comme le montrent Boris Grésillon, Nicolas Maisetti, Alexandre Grondeau et Mathilde Vigneau, ces stratégies convergentes se sont faites au détriment des populations et des quartiers les plus pauvres de Marseille, exclus de fait des principales retombées économiques des événements [1]. MP2013 ou Manifesta apparaissent donc comme des « catalyseurs de gentrification », et pour les chercheurs, une opportunité financière, artistique et scientifique.
Avec ces moments culturels à portée internationale, Marseille renoue avec une histoire en partie oubliée, en partie passée sous silence. Au début du XXe siècle, en effet, la cité phocéenne avait organisé — de nouveau à l’initiative conjointe de la Chambre de commerce et de la municipalité — deux événements à portée mondiale : les Expositions coloniales de 1906 et de 1922 (« Les Expositions coloniales de Marseille : deux événements majeurs dans l’histoire de la cité phocéenne », Julie Rateau). Ces Expositions proposent, sous forme éphémère, des représentations spectaculaires de l’architecture et de la culture matérielle remarquable des territoires colonisés, donnant le « la » scénographique des Expositions coloniales : elles signent l’autorité marseillaise en matière de stratégie impériale. De cette histoire glorieuse, pourtant, il ne reste désormais que le Palais de Marseille et de la Provence, à l’orée du Parc Chanot. À un siècle d’écart, à partir d’une opportunité de recherche et de mise en exposition, en mettant en relation le projet impérial européen, au passé colonial et au présent artistique (« global contemporary »), Rue d’Alger offre une réflexion palimpseste sur les empreintes impériales et leur réinterprétation au présent. En effet, il ne s’agit pas uniquement de faire une archéologie des traces matérielles du projet colonial — des projets coloniaux, même — comme l’ont proposé Paul Wenzel Geissler, Guillaume Lachenal, John Manton, and Noémi Tousignant en 2016 dans Traces of the Future en 2016 [2] mais d’en proposer une lecture contemporaine par les artistes invité∙es à la table de l’ouvrage.
Depuis quelques années, la monumentalité coloniale fait l’objet de vifs débats dans les grandes métropoles européennes : Berlin, Bristol, Bruxelles, Oxford, etc. En France, c’est en Martinique que le mouvement de mise en question de la monumentalité coloniale débute en mai 2020 par le déboulonnage des statues de Victor Schoelcher et de Joséphine de Beauharnais [3]. De l’Élysée au triangle de la Porte Dorée, Paris n’est pas en reste [4]. À l’instar du projet comparatif européen Echoes of Empire, Rue d’Alger participe de la critique, civique et artistique, des monuments publics de l’histoire coloniale, sédimentée dans les métropoles européennes.
Laboratoire colonial et architectural, Marseille nourrit les interrogations portées par l’ouvrage. Sur ses rives, et en son cœur, les vestiges d’empire abondent. Rue d’Alger met en lumière certains d’entre eux, en pointant les dissensions mémorielles à l’œuvre dans la cité phocéenne, de l’effacement politique au geste de rehaut artistique. Comme le rappelle Julie Rateau, les Expositions coloniales ont déjà fait l’objet d’une mise en exposition aux Archives municipales de Marseille, qui ne s’est jamais ouverte, et dont il ne reste que le catalogue Désirs d’ailleurs paru en 2006, et un site web représentant les pavillons. Et Marseille n’est pas en reste, comme le souligne Pierre Sintès dans son introduction. Dans une conversation avec Marine Schütz (« Créer après George Floyd »), l’artiste Mohammed Laouli, qui travaille en France et au Maroc, explicite le geste ayant consisté à maculer une statue personnifiant l’Afrique, au pied du monumental escalier de Saint-Charles. En effleurant la peau de marbre d’un gant enduit de peinture rouge, il fait un pas de côté avec une précédente série Ex-voto par laquelle il dit « merci la colonisation ! » ; par son installation vidéo Les Sculptures n’étaient pas blanches, l’artiste choisit cette fois de montrer sa sollicitude à l’égard de la femme de pierre, en reproduisant les gestes de soin au hammam tout en en faisant ressortir la dimension de violence coloniale dans l’espace public.
Entre censure et réhabilitation, Rue d’Alger déploie les registres d’interrogations et d’actions à l’œuvre dans la cité phocéenne. Le lecteur ou la lectrice suit les aventures de la mosquée de Marseille (« La mosquée imaginaire de Marseille. Sociohistoire d’une présence-absence patrimoniale », Vincent Geisser), qui, après les éphémères lieux de culte des expositions coloniales, n’a jamais été édifiée, racontant ainsi, par les seules archives, une histoire politique de Marseille à l’égard des sujets musulmans de l’Empire. Au cours du temps, plusieurs projets se sont succédé avec chacun une autre finalité éloignée de la stricte pratique cultuelle : aux yeux de ses promoteurs, la mosquée à venir se présente tour à tour comme un projet visant à discipliner la main-d’œuvre coloniale, à célébrer la mémoire du sang versé par les soldats indigènes, ou à assurer le contrôle politique des ouvriers nord-africains de plus en plus sensibles aux sirènes du nationalisme arabo-musulman. L’ombre portée par la mosquée de Paris puis le traumatisme de la décolonisation au cours de l’ère Defferre met un coup d’arrêt à tout projet de mosquée telle qu’elle avait été imaginée après la Libération, le patriotisme tendant « à s’exprimer sur un mode davantage exclusif qu’inclusif ». L’imaginaire de la « mosquée-monument », à peine revivifiée avec l’élection de conseillers qualifiés de « musulmans » au Conseil municipal en 2001 à qui Jean-Claude Gaudin confie le dossier en souffrance, s’efface pourtant à mesure que la peur de l’intégrisme religieux, à Marseille aussi, n’occupe le devant de la scène politique.
En contrepoint, Pierre Sintès convoque la parole de Samia Chabani, directrice d’Ancrages, centre de ressources dédiées à l’histoire et aux mémoires de l’immigration à Marseille. Cette association inscrit sa raison d’être dans l’histoire des luttes en faveur de l’égalité des droits et dans la transmission de celle-ci. À côté d’une activité de collectes des mémoires de l’immigration, Ancrages a peu à peu proposé des balades patrimoniales du Nord au centre-ville en passant par la grande zone arrière-portuaire, afin de révéler les empreintes de l’entreprise coloniale dans l’espace public marseillais, et d’en proposer un ou des récits alternatifs. Sans adhérer aux pratiques de removal ou de déboulonnage, l’association propose une contextualisation sous la forme du discours d’un∙e guide ou de cartels d’éléments du mobilier urbain impérial. L’activité associative invite les autorités à renommer les rues et les espaces célébrant les entrepreneurs du colonialisme (odonymie) quand d’autres collectifs en restituent l’histoire [5]. En participant à l’effort collectif de rendre compte de l’histoire impériale de la ville, Ancrages contribue activement à la séquence mémorielle qui s’ouvre désormais avec la nouvelle municipalité. [6]
Avec ces éclairages sur les mémoires heurtées de l’héritage coloniale qui habitent la cité phocéenne, le point de vue des artistes donnent la mesure de la monumentalité impériale qui scande l’espace urbain, sur la Corniche d’abord, avec Agathe Rosa et Emma Grosbois, pour qui « le spectre des colonies surgissait partout au fur et à mesure de la documentation » et qui ont choisi de se « confronter au (dénoncer le) problème de […] la présence insidieuse des discours coloniaux dans l’espace public marseillais » (« À la lumière de la Corniche », p. 95-96). Les deux artistes ont ainsi choisi de mettre en scène les images de l’imposition du monument sur la ville dans leur exposition 20 tonnes de bronze, 250 tonnes de granite— à savoir la matière du Monument aux morts de l’armée d’Orient et des terres lointaines inauguré en 1927 d’après les plans de l’architecte Gaston Castel et celle du Mémorial des rapatriés d’Algérie, par César, inaugurée en 1970. En restituant les archives du façonnage du théâtre urbain en front de mer, ce sont « les opérateurs du discours monumental, les fourmis qui ont effectué leur part pour rendre possible l’édification d’un tel discours » à visée impériale (p. 102). À un vol de gabian, rue d’Alger, c’est un autre monument impérial qui a vu le jour au milieu des années 1930 — la Casa d’Italia de l’Italie fasciste ; Alessandra Ferrini propose, par son projet artistique, de commenter un héritage italien méconnu et d’en faire ressentir la violence systémique, en s’attaquant « à la fascination répandue pour l’esthétique rationaliste italienne — un « plaisir coupable » répandu même au sein de la gauche italienne » qu’il convient, à ses yeux, de contrer par un effort de resignification visant à modifier, au moins en partie, les relations constitutives de la domination et de l’oppression coloniale (« Art contemporain et héritages du fascisme colonial », p. 245). On peut d’ailleurs regretter que les directeurs de l’exposition et de l’ouvrage n’aient pas cherché dans le terroir marseillais urbanisé les restes des autres empires : ottoman, avec le refuge arménien ; britannique, avec le cimetière du Commonwealth à Mazargues, etc.
Ce sont plutôt vers d’autres mémoires et d’autres espaces urbains que se sont tournées les autres contributions de l’ouvrage, en particulier vers les mémoires algériennes, sur le territoire de la métropole — en retraçant le premier internement de familles de « prisonniers arabes » en 1841, sur l’Île Sainte-Marguerite au large de Cannes, puis plus tard, à Calvi. Anissa Bouayed (« Les prisonniers algériens de l’île Sainte-Marguerite. Archives des circulations forcées au XIXe siècle et traces mémorielles en Algérie, sources concurrentes ou complémentaires ? ») en retrace avec finesse et sensibilité l’expérience de l’exil dans les archives mais aussi dans les mémoires, les chants et les histoires familiales, dont certaines deviennent matière à fiction. Michèle Baussant, dans « Patrimoines post-coloniaux en transit », interroge la place mémorielle des lieux d’accueil — et de marginalisation — des Algériens sur le territoire métropolitain après la guerre d’indépendance ; notamment la « lentille grossissante de la guerre d’Algérie, conçue comme acmé, épicentre et dislocation du rapport au colonial, entre deux entité nationales, la France et l’Algérie, écrasant la multiplicité des expériences sociales, individuelles et collectives des acteurs et actrices concernées — « Algériens et Harkis, Européens et juifs d’Algérie, appelés du contingent, militants, politiques… »
Giulia Fabbiano interroge, dans « Le temps du hirak : histoire, mémoires et expériences du passé », la séquence ouverte en 2019 d’abord pour protester contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat, puis pour réclamer le changement de régime. Dans cette révolution « du sourire », au même titre que la revendication d’une politique digne et d’une justice indépendante, l’anthropologue fait valoir que le souvenir des mémoires du terrorisme des années noires, jusqu’alors condamnées « à rester souterraines », fait éclore le désir d’un futur. En écho, l’artiste Amina Menia expose, dans « La mémoire d’Alger », sa sensibilité à l’histoire heurtée inscrite dans les fêlures monumentales de la capitale algérienne, dans le marbre des monuments aux morts ou dans les socles des statues démontées et envoyées en France, comme façon d’approcher le passé colonial et ses douloureux fantômes.
D’autres contrechamps ouvrent encore le questionnement vers Jaffa la Palestinienne, Le Caire, Beyrouth, Skopje et au-delà Douala, au Cameroun, offrant autant de perspectives surprenantes sur les modes d’appropriation, de détournement, de contournement d’un discours monumental dans l’espace public. Par ses riches illustrations, ses choix de composition, Rue d’Alger participe, entre art et recherche, à une vivante et urgente réflexion à l’échelle européenne sur les vestiges d’empire et leurs héritages.
par , le 4 janvier 2023
Christelle Rabier, « Vestiges d’Empire », La Vie des idées , 4 janvier 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Vestiges-d-Empire
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[1] Arthur Eskenazi et Boris Grésillon « L’Art, le pouvoir et la ville », Nicolas Maisetti « Les héritages de Marseille-Provence 2013. Retour sur les ambitions transformatrices d’une opération structurante », Alexandre Grondeau et Mathilde Vigneau, « Grands événements culturels et espace urbain : le cas de Marseille ».
[2] Geissler Paul W. et al. éd., 2016, Traces of the future : an archaeology of medical science in Africa, Bristol, UK, Intellect Ltd.
[3] Voir, par Olivier Marbœuf, Suites décoloniales. S’enfuir de la plantation, éditions du Commun, 2022.
[4] Grossin Benoît, 2020, « L’Élysée, le plus grand symbole à Paris du passé esclavagiste de la France », France Culture. De la violence coloniale dans l’espace public : visite du triangle de la Porte Dorée à Paris, par Françoise Vergès et Seumbay Vrainom, Shed, 2022.
[5] Guide du Marseille colonial, éditions Syllepse, 2022.
[6] Politique manifeste dans le discours d’investiture du maire Benoît Payan (21 décembre 2020) ou dans certaines décisions emblématiques : « En débaptisant l’école Bugeaud, Benoît Payan inaugure une nouvelle séquence mémorielle », Marsactu, 21 mai 2021.