Dans cet essai, le philosophe José Luis Moreno Pestaña propose une analyse « au ras du sol » du mouvement du 15 M (en français, les « indignés ») et s’interroge sur la capacité des assemblées de rue à instaurer un véritable processus démocratique.
Dans cet essai, le philosophe José Luis Moreno Pestaña propose une analyse « au ras du sol » du mouvement du 15 M (en français, les « indignés ») et s’interroge sur la capacité des assemblées de rue à instaurer un véritable processus démocratique.
Pendant plusieurs mois, le mouvement du 15 mai 2011 (15M) a servi à démontrer les forces et les limites des assemblées politiques. Le présent article cherche à reconstruire cinq de leurs mécanismes. En premier lieu : quelles sont les contraintes impliquées par la réalisation d’une assemblée dans la rue ? Je me demanderai ensuite si les assemblées sont susceptibles ou non d’être colonisées par des logiques d’exhibition corporelle. En troisième lieu, je me demanderai comment instaurer un processus politique basé sur les assemblées dans la durée. Puis j’analyserai comment les assemblées se vident peu à peu de leur substance suite à l’introduction de formes de spécialisation politique. Je montrerai enfin comment l’influence des médias a progressivement conduit le mouvement du 15M à se concentrer sur certains problèmes.
Expliquons pour commencer ce que nous entendons par « assemblée ». Comme nous l’avons montré ailleurs (Moreno Pestaña, 2011), les individus considèrent qu’ils font partie d’une assemblée lorsque la participation dépasse un certain seuil sans virer à la réunion de masse, où seuls des tribuns bien rôdés peuvent intervenir. Au-dessous du seuil minimum, les participants ont le sentiment d’être intégrés à un groupe préexistant, qu’il procède d’organisations politiques ou de réseaux informels. Une assemblée authentique exige que se mêlent des publics hétérogènes, non présélectionnés par des réseaux préexistants. La limite supérieure est celle d’une foule face à laquelle on ne peut prendre la parole sans d’énormes qualités oratoires et de mise en scène. La limite inférieure apparaît lorsque l’assemblée se limite à des personnes qui se connaissent ou qui étaient déjà en contact avant la mobilisation.
Le 15M se singularise par deux traits essentiels : l’existence d’assemblées citoyennes de rue, et le programme politique qui érige ces assemblées en instruments de rénovation de la démocratie. Ce sont ces aspects qui m’intéressent, car ils font selon moi toute l’originalité du mouvement. Sur d’autres points, le 15M suit des dynamiques analogues à d’autres processus de contestation politique. Mais celui-ci est à mon avis d’autant plus original que ces assemblées citoyennes ne se sont pas concentrées dans les grandes villes, et que l’on a pu en observer dans un grand nombre de villes petites et moyennes dans le moindre recoin du pays [1].
Dans la mesure où elles avaient lieu dans la rue, il n’était pas excessivement difficile de participer à une assemblée, si tant est qu’on en connaisse l’heure et le lieu. Encore fallait-il distinguer les personnes mues par un intérêt politique des simples curieux qui allaient et venaient dans les assemblées, ou qui s’y introduisaient à des fins spécifiques (trouver de la compagnie, draguer, voler, par exemple).
Hormis le cas de ces participants douteux, la rue n’est pas uniquement le domaine des passants ; elle accueille aussi ceux qui occupent de manière plus ou moins fixe, quelques heures durant, les espaces publics. Les assemblées perturbaient l’activité habituelle de ces personnes — enfants qui jouent sur les places, individus qui y séjournent ou les utilisent comme espace de réunion. Céder l’espace supposait des négociations aux résultats mitigés. Des enfants qui jouaient au ballon ont par exemple demandé pourquoi on les faisait s’éloigner de quelques mètres et modérer leurs cris. L’un d’eux, convaincu après avoir discuté avec un membre de l’assemblée, expliqua à ses amis : « Tout ça, c’est pour que demain nous ne soyons pas pauvres ». Ailleurs, la négociation s’est révélée plus tendue. Des hommes de trente à soixante ans acceptèrent difficilement la présence de l’assemblée sur la place qu’ils avaient l’habitude de fréquenter. Ils tentèrent d’intervenir à plusieurs reprises en avançant leur statut de citoyen, mais leurs arguments furent reçus avec les mines qu’on imagine, ce qui accrut leur agressivité. Après une intervention particulièrement longue et moqueuse d’un habitué de la place, un membre de l’assemblée, qui le connaissait, l’insulta et le taxa d’ivrogne en lui ordonnant : « Arrête de raconter des idioties et laisse parler ceux qui veulent faire quelque chose de bien ». Après s’être calmés et avoir évité la dispute que tout le monde craignait, ils engagèrent un dialogue chargé d’émotion : tout le monde apprit alors qu’après avoir divorcé et fermé son affaire, cette personne abusait de l’alcool. À cet instant, l’élément exogène devint endogène, sans doute parce que, grâce à la généalogie qu’il avait dressée de sa crise personnelle, son récit l’élevait à une condition politique aux yeux de l’assemblée. Une même politisation de l’espace avait affleuré avec les enfants, mais leur jeune âge ne leur permettait pas de prétendre au statut d’interlocuteurs. L’individu en question a ensuite pris la parole à l’occasion de deux autres rassemblements, mais avec beaucoup de retenue.
Ce que j’ai pu observer de plus paradoxal s’est produit dans une autre assemblée. Une personne habituée de la place où se tenait l’assemblée passablement ivre, transexuelle, et pas très propre a demandé la parole après avoir écouté attentivement une discussion sur les problèmes que devait affronter le 15M, alors qu’un secteur du mouvement tentait déjà de le détourner des thématiques exclusivement politiques pour le faire glisser vers des revendications classiques de la gauche radicale. Ayant salué trois amis qui buvaient sur un banc de la place, la personne a demandé la parole et lancé : « Pas d’histoire, les gars, la drogue dans tel quartier et la pauvreté dans tel autre ont toujours existé. Nous devons nous concentrer sur ce qui nous unit et préoccupe les citoyens ». Une bonne partie de l’assemblée laissa paraître son agacement. Les interventions se succédèrent sans tenir compte de ce qui s’était dit, jusqu’à ce que, bien plus tard, quelqu’un affirme que l’intervention en question avait été ce qu’on avait formulé de plus sensé. La personne concernée, qui avait rejoint ses compagnons de beuverie, ne l’entendit pas. Comme j’attirai son attention sur ce point, elle lança — d’un ton à la fois moqueur et nostalgique — à ses amis : « Vous avez vu ? C’est sûr, j’étais calée dans le temps ».
Un espace géographique est traversé par des logiques sociales qui l’habitent de façon spécifique : c’est ce que Pierre Bourdieu (1993 : 160) nommait des « effets de lieu ». L’apparition des assemblées du 15M a introduit une logique politique dans ces espaces et contraint à des négociations. Lorsque ces dernières ont fonctionné avec succès, elles ont incité les acteurs à se présenter comme des agents politiques : ils ont du modifier leur discours ou accepter la présence de la politique dans un espace qui leur appartenait jusqu’alors. L’expérience de la promiscuité dans l’espace public témoigne de l’une des difficultés matérielles posée par l’action politique des assemblées : dresser des ponts avec ceux dont elle trouble la vie quotidienne en les invitant à se conduire en acteurs politiques. Un mouvement basé sur des assemblées, quel qu’il soit, est ainsi confronté à l’arbitrage quotidien des citoyens. Non seulement au sujet de la densité de fréquentation des assemblées, mais aussi pour qu’on impose, qu’on tolère ou qu’on applaudisse leur présence.
Le dernier cas envisagé illustre de manière radicale l’importance de l’aspect physique pour être admis et écouté dans une assemblée. Sur ce point, deux positions peuvent être définies : certaines des personnes interrogées étaient sensibles aux barrières esthétiques, d’autres pas. Penchons-nous sur la première position : les groupes les plus actifs pouvaient présenter un certain nombre de traits physiques communs. D’après une salariée de trente ans, il « n’y avait aucun gros » parmi les « dirigeants » spontanés des assemblées, comme d’ailleurs dans son milieu habituel (celui de trentenaires très attachés au capital corporel). Ce témoignage éclaire un fait que confirme l’observation régulière : dans les assemblées, certaines catégories sociales imposent leur modèle esthétique tout comme le modèle social qui y est lié. L’assemblée peut en outre imposer certaines normes de correction dans l’habillement. Une femme, cadre supérieur de 35 ans, reconnaissait ainsi se changer pour aller aux assemblées :
Oui, j’avoue qu’avant d’aller aux réunions du 15-M on faisait presque tous attention à s’habiller ; on ouvrait l’armoire et tu choisis le style adéquat pour aller à une assemblée du 15-M. Une veste ou une chemise par exemple, un pantalon pas trop large, moulant, et des baskets, histoire de paraître un peu casual, tu vois, mais jamais sale.
Dans ces conditions, les barrières esthétiques imposent des filtres non négligeables à l’accès aux assemblées. Mais les témoignages qui précèdent doivent être resitués : ils émanent tous deux de personnes célibataires, à leurs dires actives sur le marché sexuel, ce qui explique que leur perception de leur environnement soit très sensible à l’apparence physique.
À vrai dire, l’observation ne confirme pas toujours leur jugement. D’autres personnes ayant participé aux assemblées ont en effet le sentiment inverse. Une employée âgée de 39 ans considère ainsi que les traits esthétiques comptent peu dans les assemblées ; un autre membre du mouvement — un employé de 40 ans partage son avis. Paradoxalement, ces deux types de perception émergent au sein d’assemblées ayant éclos dans des espaces sociaux identiques (actifs de classe moyenne) de deux villes distinctes. L’énigme ne se résout pas en invalidant l’une ou l’autre de ces propositions mais en précisant la raison d’être de chacune d’entre elles. Dans les quatre cas étudiés, les deux personnes les plus sensibles à l’apparence physique reconnaissaient ne disposer que d’une maigre culture politique. L’une a abandonné le mouvement dès le premier mois, tandis que l’autre y est restée de manière sporadique, sans prendre la parole. Au contraire, les deux personnes étrangères aux pressions esthétiques furent pour leur part très actives. Somme toute, les individus qui dénient la pression de l’apparence et demeurent dans le mouvement ont tout intérêt à le faire (consciemment ou non), car elles valorisent ainsi la part rationnelle de leur participation au mouvement. Bien entendu, les pressions esthétiques ne sont pas un sujet qu’on aborde sans censure en situation d’entretien.
Malgré tout, même lorsque la tension esthétique était faible, les assemblées imposaient certaines conditions corporelles. Souvent, surtout lorsqu’elles se prolongeaient, les gens se voyaient dans l’obligation de s’asseoir par terre, et tous ne le faisaient pas avec la même désinvolture. Ceux qui venaient en tenue de travail tâchaient de rester debout le plus longtemps possible, ou de suivre équipés d’un petit pliant. Même chose chez certaines personnes corpulentes, pour lesquelles rester assises ou accroupies s’avérait assez inconfortable. Les difficultés étaient comparables pour les personnes âgées ou malades, pour lesquelles les assemblées de rue prolongées dans des conditions incommodes tenaient du supplice.
À l’origine, les assemblées contrôlaient les tours de parole, empêchaient qu’on applaudisse ou qu’on hue (des gestes de main suffisaient à signifier l’accord ou le désaccord) et elles désignaient tour à tour les candidats aux différentes fonctions de représentation. Chaque représentant exposait avec soin ses activités, et tâchait de s’écarter le moins possible de ce qui avait été décidé en assemblée. Trois personnes recevaient un mandat de trois semaines, et on essayait de faire entrer chaque semaine quelqu’un de nouveau, que guidaient les deux membres entrés avant lui. La civilisation des mœurs politiques rendait les espaces plus accueillants. Les assemblées cessaient d’être des marchés de concurrence entre les ressources (politiques, culturelles, et même quelquefois corporelles), pour devenir des foyers de débat politique.
Dans les premiers jours du mouvement est apparue une commission des conflits qui avait pour mission d’amortir les frictions entre les participants. Cette commission, composée pour celle que j’ai fréquentée de jeunes étudiantes, bravait les conflits politiques et personnels à l’aide de techniques issues de la psychologie et de la dynamique des groupes. Le vocabulaire des assemblées incluait d’ailleurs bon nombre de termes empruntés à la psychologie — pour la plupart à la thérapie des systèmes —, ce qui permettait d’imputer les atteintes à la logique des assemblées à une communication pathologique. Comme n’importe quel dispositif psychologique, celui-ci tendait à rapporter les conflits à la responsabilité (ou plutôt la maladresse) individuelle. Par conséquent, il évitait d’essentialiser les différences politiques en générant la croyance, pas nécessairement ingénue, qu’elles naissaient de malentendus susceptibles d’être levés.
Mais les arguments psychologiques ont aussi une dimension politique. Par exemple, lors d’une occupation de place publique, un groupe de militantes féministes tenta d’attirer l’attention sur l’usage d’un langage sexiste. L’un des individus les plus actifs durant les premiers mois du mouvement (un technicien moyen) exposa d’une part la futilité des revendications, et de l’autre comment il avait tâché de les désamorcer à partir d’arguments scientifiques tirés de son cursus en psychologie : « Les problèmes de préjugés proviennent de l’absence d’égalité des chances ». Ainsi, contre l’idée d’un système patriarcal, qui colonise nos comportements à notre insu, on revendiquait la responsabilité politique des institutions et on fixait un terme aux problèmes. Dans ce contexte, cela servait en outre une cause semblable à celle décrite au paragraphe précédent : mettre fin au fractionnement politique et situer les difficultés sur un terrain, celui des préjugés liés à la vie quotidienne, qui n’exige pas la surveillance idéologique organisée d’un collectif.
Dans l’une des assemblées, les activités misant sur la dynamique de groupes permirent également de débloquer un épisode conflictuel. À travers la présentation des membres, les liens partagés se renforcèrent, et on put faire le bilan des attentes de chacun. Le processus consistait à lier les individus par un fil, et à les inviter à ce qu’ils essaient de s’unir à quelqu’un d’autre jusqu’à former un groupe. Cela, pour signifier que chacune de nos actions affecte l’ensemble et que, bien que nous l’ignorions, nous sommes tous en situation d’interdépendance. Cette leçon de sociologie pratique — qui aurait sans doute plu à Norbert Elias favorisa une meilleure ambiance, et tempéra les relations entre les membres de l’assemblée.
Un tel cadre permit à ceux qui n’avaient pas d’expérience politique d’acquérir des compétences, sans se soumettre aux structures hiérarchisées d’encadrement qui marquent la répartition du capital culturel dans les partis politiques. L’idée que l’on faisait les choses bien et d’une manière inédite se renouvelait chaque fois que quelqu’un contestait les rituels de l’assemblée ; le désir d’acquérir des compétences politiques également. En ce sens, ces assemblées, massives et prolongées dans le temps, générèrent une tendance déjà constatée il y a de cela plusieurs siècles. John Stuart Mill l’évoquait en ces termes à propos de la démocratie athénienne : le système des jurys populaires et l’assemblée « élevaient les capacités intellectuelles du citoyen moyen d’Athènes à un niveau bien supérieur à tout autre cas connu, qu’il soit ancien ou moderne » (cité par Moses Finley, 1980 : 41).
Cependant, le compte rendu c’est-à-dire l’explication des discussions ayant eu lieu au sein des instances de coordination , se mit bien vite à occuper plus d’une heure et demie dans le déroulement des assemblées. Vu que l’idéologie participative empêchait de faire le départ entre ce qui était important et ce qui ne l’était pas (avec quelle légitimité ?), cela aboutit paradoxalement à un flot d’informations confuses et à l’incapacité de regrouper les interventions autour d’un problème commun. Dans ces conditions, comme l’explique Randall Collins (2004 : 150-151), il n’existe pas d’espace d’attention partagé et les interactions sont perturbées. Par ailleurs, la participation générait sa propre bureaucratie. L’image de personnes tourmentées en raison de leur engagement dans de nombreuses commissions, et impliquées dans des conflits incompréhensibles pour le reste des participants, introduisait une oligarchie fondée sur la connaissance des dessous de l’évolution du mouvement, qu’ils soient implicites ou explicites. Ces personnes violaient évidemment le contrôle du temps de parole, mais comme il s’agissait d’informer démocratiquement de tout ce qui se passait dans les instances de coordination, ce manquement fut institutionnalisé.
L’assemblée n’accepta pas sans broncher pareille contradiction. Une commission fut formée pour étudier la logique des assemblées et les modèles de coordination. Un des membres de cette commission ne pensait qu’à débattre de la manière dont les décisions étaient prises. Ces dernières l’étaient par consensus, ce qui dérangeait ceux qui voulaient modifier tel ou tel des procédés organisateurs et idéologiques, à un moment où les groupes de la gauche radicale essayaient de transformer le mouvement. Les autres participants établirent un protocole de fonctionnement qui devait être approuvé lors d’une réunion de l’assemblée.
Mais entre-temps, le fonctionnement général s’était modifié. Les assemblées avaient créé des commissions thématiques par affinités — nous évoquerons plus loin leur rôle décisif. À l’origine, les commissions devaient être provisoires et traiter de sujets déterminés. Très tôt, une commission se distingua : celle de « Communication », qui informait des activités du mouvement, regroupa comme c’était prévisible de nombreux journalistes qui, grâce à leur connaissance des ficelles du métier, lui faisaient gagner énorme visibilité publique. Comme l’a expliqué Patrick Champagne (1984 : 19-41), nombre de mobilisations se font en pensant davantage à l’effet qu’elles auront dans la presse, plus important que leur envergure réelle. Lors d’une manifestation, mon décompte personnel des participants aboutit à six cents personnes tout au plus. Le lendemain pourtant, la presse avançait le chiffre éminemment fantaisiste de 10 000 personnes. La commission de communication ne se contentait pas de transmettre les actions du mouvement, d’où son importance. Vue la charge de travail qui s’accumulait et sa difficulté, elle rompit deux principes fondamentaux des assemblées : la non-spécialisation et la connaissance quotidienne par les agents des problèmes fondamentaux du mouvement. Il fut soudain possible de se sacrifier pour le mouvement et de produire son image publique sans participer tous les jours aux assemblées. En somme, il devint possible de participer au mouvement par le biais des commissions.
Comme tout mouvement vaste et socialement hétérogène, le 15M a attiré dès le début les zélateurs de diverses doctrines de salut. Ceux qui étaient prêts à lui fournir une interprétation et une direction intellectuelle couvraient un large spectre politique. La forte défiance envers la politique (Moreno Pestaña, 2012 : 14-17) rendait pourtant les militants très discrets, et instaura entre eux une sorte de solidarité basique : défendre le droit de parler de politique sans se sentir rejetés. Je me souviens du jour où, une assemblée très fréquentée (plus de 1000 personnes) reçut une motion de soutien aux prisonniers politiques — proposition typique de l’ultra-gauche. Ceux qui nous entouraient ne saisissaient pas le sens d’une telle demande et répondirent : « Certains ne méritent pas d’être en prison, mais il y a des salauds qui y sont à leur place. On les traite trop bien ». Ils pensaient à des politiciens emprisonnés pour délits de corruption. Le militant auquel on devait la proposition de départ n’osa pas expliquer qu’il se référait à des individus issus d’organisations extrémistes et violentes, que lui considérait comme des prisonniers politiques.
Ainsi que le montrent les propositions recueillies par l’assemblée de la Puerta del Sol (Madrid), le mouvement du 15M avait aux premiers jours une orientation fondamentalement démocratique, même si le libéralisme y était résolument critiqué [2].
Parce qu’il s’attache en priorité aux problèmes démocratiques, le mouvement reçoit des appuis hétérogènes sur le plan électoral. La participation au mouvement concerne essentiellement des électeurs de IU [ndt : Izquierda Unida, parti émanant de l’ancien PC], UPyD [Union Progrès et Démocratie, parti fondé en 2007 défendant avant tout la transparence démocratique], des électeurs d’autres partis, des personnes trop jeunes pour voter et des gens qui votent blanc (au total, 8,1 % des électeurs interrogés déclarent avoir participé aux premières mobilisations, ce qui donne une idée de leur ampleur) [3].
Dans une conjoncture où les messages politiques se succédaient, la plupart des participants s’attachaient aux procédures, seul moyen de ne pas se sentir dépassés par les tribuns venus de différents partis. En insistant sur les mécanismes démocratiques de contrôle et de limitation de la représentation, on tentait de mettre un terme à l’autonomie croissante des commissions et à l’imposition par elles d’une ligne politique dans laquelle l’ensemble des participants ne se reconnaissait pas. Il manquait toutefois un contrôle clair de ce qui pouvait ou non être débattu en assemblée. La logique militante consistait à bombarder les assemblées d’actions et de problèmes qui exigeaient une réponse urgente du 15M.
En tout cas, l’aptitude « antipolitique » put être facilement transposée dans le répertoire de l’extrême gauche « libertaire », qu’on sut utiliser pour éliminer des concurrents. Pendant la réunion pour un projet de commission de formation, un participant se plaignit amèrement de la chose suivante. Un département universitaire avait réussi à faire venir un membre du gouvernement islandais (une référence pour beaucoup d’entre les participants du 15M) et proposa sa participation à une assemblée générale organisée sur une place de la ville. Une claque d’une dizaine de personnes parvint à enterrer la proposition (une ministre d’un gouvernement capitaliste est nécessairement corrompue), ce qui provoqua la défection de ceux qui avaient fait cette proposition.
Quoi qu’il en soit, les relations avec l’université se poursuivirent. Plus les assemblées se vidaient, plus il était facile de faire passer des universitaires appartenant à une organisation ou à un crédo politique pour les intellectuels du mouvement. Lors d’une assemblée publique, une fille expliqua : « nous avons besoin d’intellectuels, parce que dans les commissions il y a des gens qui parlent continûment sans savoir ce qu’ils disent ». En raison de la faible affluence d’universitaires aux assemblées du 15M (ce qui n’empêche pas beaucoup d’entre eux de parler d’elles), les seuls à pouvoir répondre à la demande étaient les cadres des organisations politiques, professeurs pour certains d’entre eux. La formation de commissions de travail spécialisées permit d’introduire l’idéologie et les répertoires radicaux de lutte, que des assemblées massives auraient désavoué. Il est clair que dès que les commissions de travail s’installent, les assemblées se vident. Les commissions reproduisent la logique de la spécialisation politique, car les problèmes qu’elles traitent exigent des connaissances très précises. Comment discerner les syndicats « jaunes » de ceux qui ne le sont pas, sans appartenir au mouvement syndical et sans être au courant de ses potins ? Peu à peu, les commissions favorisent l’accumulation d’un capital culturel spécialisé, ce qui rompt de plus en plus leurs liens avec les assemblées. Naît ainsi une élite qui circule dans les commissions. Par ailleurs, vu que les commissions prenaient en charge les actions les plus spectaculaires et les plus marquantes du point de vue médiatique (occupation de logements, mobilisation syndicale...), les militants les plus engagés se dirigeaient vers elles.
Autour de septembre-octobre 2011, cette transformation des assemblées par l’intermédiaire des commissions de travail s’articula à une campagne idéologique. Lors de la bataille contre le réformisme, un collègue de l’université en accusa implicitement un autre d’être un agent du Parti socialiste et de se servir de la sociologie pour décourager les masses. Le professeur de sciences politiques Carlos Taibo (2011 : 34), un des intellectuels les plus respectés par une frange du mouvement, introduisit quant à lui une division entre deux secteurs : l’un, cohérent, qui désirait changer le système capitaliste et était issu des mouvements sociaux, et l’autre qui désirait seulement réformer le système. Un tel clivage, pour contestable qu’il soit scientifiquement (les distinctions sont plus complexes), devint un mythe partagé au sein du groupe auquel il avait fourni une identité. Ce groupe commit une erreur de jugement. Il voulut voir dans les « réformistes » ceux qui empêchaient l’accès des masses à une prise de conscience, sans se rendre compte que cette tendance, totalement majoritaire, donnait sa substance au mouvement et permettait de rallier des citoyens qui se défiaient absolument de la gauche radicale. Peu à peu, la tendance « révolutionnaire » se retrouva seule, et les masses n’arrivèrent pas. Une partie de la gauche « cohérente » avait décidé que la révolution approchait et que celle-ci exigeait qu’on entraîne la part la moins radicalisée du mouvement.
En septembre 2012, la Commission d’Analyse de l’Assemblée de la Puerta del Sol (Madrid) m’invita à discuter d’un texte que j’avais fait circuler entre amis. [4] J’y insistais sur le pouvoir que prenaient les commissions au détriment de l’assemblée, et sur la façon dont elles reproduisaient une logique de groupes d’affinités de plus en plus homogènes d’un point de vue social et idéologique. Les commissions servaient ainsi à diffuser des doctrines et des répertoires de mobilisation typiques d’organisations qui existaient avant le 15M. J’ajoutais que le plus préoccupant était le manque de coordination entre les territoires, qui permettait aux personnes disponibles d’aller aux réunions de leur choix sans aucun contrôle. Si ces réunions se tenaient à Madrid, même si elles regroupaient un nombre dérisoire de personnes, la presse à l’affût s’en faisait l’écho, et l’agenda de toutes les assemblées se trouvait conditionné par des décisions prises par une minorité. On me répondit qu’introduire des mécanismes de coordination revenait à reproduire la structure de l’État — une idée apparemment malfaisante. Tous assumaient comme un fait la dynamique des commissions et ne comprenaient pas que je me scandalise. À cet instant là, je me suis dit que le 15M avait disparu et était devenu une coordination de groupes fonctionnant selon un programme de gauche et plutôt d’extrême gauche. Lorsqu’on observe le tableau précédent — consacré au vote des participants , on comprend que cette logique ne pouvait que confirmer la marginalisation du mouvement.
La question médiatique exige une réflexion particulière. Hors des commissions consacrées au mouvement syndical, ce sont les commissions de communication, relatives au rayonnement médiatique du mouvement, qui ont été le plus fréquentées. Un grand nombre de journalistes, groupe particulièrement touché par la crise de son secteur d’activité, ont participé au 15M. Les commissions de communication tendaient à donner une vision tronquée du mouvement, en en présentant une image fortement madrilène. On avait souvent l’impression de trouver dans la presse des débats étrangers à la réalité quotidienne du mouvement. De fait, compte tenu de l’importance de la construction médiatique des mobilisations, un nombre toujours croissant de militants allait directement à Madrid ou aux endroits où se concentraient les projecteurs, qui donnaient de l’écho et permettaient de s’informer des derniers débats majeurs. L’essentiel du 15M a sans doute résidé dans sa capacité à s’étendre sur l’ensemble du territoire espagnol. De ce point de vue, la surestimation médiatique de la moindre broutille survenue à Madrid et à la Puerta del Sol (fait, parfois, d’une poignée d’individus) a eu pour effet d’homogénéiser le mouvement, sur le modèle filtré médiatiquement dans la capitale du Royaume. Antonio Machado faisait dire à son Juan de Mairena : « La vie de provinces est une pâle copie de la vie madrilène » ; jugement qui caractérise ce qui finit par arriver aux assemblées du 15M.
Le moment le plus critique fut la mobilisation du 25 septembre 2012, qui se proposait d’encercler le Parlement et de changer de régime politique. L’événement fut programmé par soixante personnes tout au plus, venues de tout le pays, et qui ne représentaient qu’elles-mêmes. L’attitude répressive et arrogante de la Déléguée du gouvernement à Madrid, responsable de l’ordre public et qui accusait la mobilisation de préparer un coup d’État, accrut l’intérêt des médias. Après une importante manifestation le 25 septembre — réprimée avec force par la police — les rassemblements se succédèrent à Madrid en comptant de moins en moins de participants. L’ardeur révolutionnaire croissait chez les militants, même si les rendez-vous hors de Madrid rassemblaient — par exemple à Séville — moins de 700 personnes, soit le volume habituel des rassemblements de la gauche radicale. Quelques jours après la mobilisation du 25 septembre, lors d’une manifestation de syndicats minoritaires, on fit état d’une « situation prérévolutionnaire » après lecture de poèmes dédiés à Durruti [ndt : célèbre anarchiste espagnol mort pendant la guerre civile]. Étaient présentes environ 80 personnes.
L’impact médiatique diminuant peu à peu, les mobilisations s’épuisèrent. Il restait alors peu de chose, sinon rien, des premiers temps du 15M. À Madrid, devant les caméras, les spécialistes des mouvements sociaux, les partis et quelques activistes cherchaient à capter l’attention des médias et, fidèle à sa propre logique, la presse venait ou non au rendez-vous. Les assemblées étaient presque vides : pourquoi s’y rendre alors que les décisions étaient prises à Madrid, dans des commissions et des rassemblements auxquels ne pouvaient assister que ceux disposant du temps et des moyens économiques ?
Nombre d’assemblées finirent par disparaître, ou survivent autour d’un noyau réduit de militants. Si elles renaissent un jour et se peuplent à nouveau, il est possible que les choses se passent différemment. Il faudrait pour cela qu’elles sachent se prémunir contre le contrôle des spécialistes du champ politique, qui ne se trouvent pas uniquement dans les partis majoritaires. Et qu’elles se détachent des exigences envahissantes imposées par la construction médiatique de l’événement, qui tendent à réduire l’existence du mouvement à des mises en scène orientées vers les caméras, et non vers le public citoyen.
par , le 25 mars 2013
Bibliographie :
Bourdieu, Pierre (1993) : « Effets de lieu », in Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Paris, Seuil.
Champagne, Patrick (1984) : « La manifestation. La production de l’événement politique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 52, nº 52-53.
Collins, Randall (2004) : Interaction Ritual Chains, Princeton, Princeton University Press.
Finley, Moses (1980) : Vieja y nueva democracia y otros ensayos, Barcelona, Ariel.
Moreno Pestaña, José Luis (2011) : « Le Mouvement du 15-M : social et libéral, générationnel et assembléiste », Savoir/Agir, nº 11.
Moreno Pestaña, José Luis (2012) : « Les conditions sociales de la démocratie assembléiste », Savoir/Agir, nº 22.
Taibo, Carlos (2011) : Nada será como antes. Sobre el movimiento del 15-M, Madrid, La Catarata.
José Luis Moreno Pestaña, « Vie et mort des assemblées », La Vie des idées , 25 mars 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Vie-et-mort-des-assemblees
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Sur la genèse du 15M, voir le travail non publié d’Adriana Razquin “Prehistoria del movimiento : del #Nolesvotes a Democracia Real Ya”.
[2] Comme il est indiqué sur la page d’où sont tirés les résultats, « le fait que la plupart des propositions aient un caractère politique et économique reflète les inquiétudes essentielles des gens et du mouvement. Les propositions les plus fréquentes impliquent une critique de l’actuel système démocratique et politique, sans surprise lorsqu’on a entendu les consignes qui revenaient sur les places. Ces propositions ne sont pas polarisées sur l’axe politique gauche-droite, ce qui s’accorde avec l’idée initiale que le mouvement n’a pas d’étiquette politique, et qu’il est inclusif. Cependant, un peu plus bas sur le ranking, on trouve des propositions de défense des services publics et des intérêts publics face aux intérêts privés, ce qui ne contredit pas la tendance progressivement prise par le mouvement. C’est là un essai d’observation objective. Des propositions d’amélioration de l’environnement commencent aussi à apparaître rapidement.
[3] Sur les caractéristiques idéologiques du 15M, voir Moreno Pestaña, 2011.
[4] Voir l’intervention sur http://bambuser.com/v/2981061. Consulté le 17 mars 2013.