Une longue enquête de cinq années nous apprend comment vieillissent et résistent encore les plus militants des ouvriers de Sochaux, une fois retraités.
Une longue enquête de cinq années nous apprend comment vieillissent et résistent encore les plus militants des ouvriers de Sochaux, une fois retraités.
Tout commence par un film, Avec le sang des autres, sorti en 1975 et tourné dans l’immédiat après-68 par Bruno Muel et commenté par son épouse, la sociologue Francine Muel-Dreyfus. La vie quotidienne et les conditions de travail très dures des ouvriers à la chaîne de l’usine Peugeot de Sochaux y sont décrites et dénoncées sans concession. Des ouvriers témoignent. Parmi eux, un syndicaliste CGT, Christian Corouge, parle des violences que le travail à la chaîne exerce sur le corps et les esprits des OS. Entre 1970 et 1973, il a participé activement au groupe Medvedkine de Sochaux organisé par des cinéastes militants, dont Chris Marker et Bruno Muel, pour apprendre aux ouvriers à se servir d’une caméra et à réaliser des films. Cinq films ont ainsi été réalisés par ce groupe d’ouvriers.
Francine Muel met en relation Christian Corouge avec son collègue Michel Pialoux. Et là commence, sur la base d’une belle amitié, une coopération de long terme entre des ouvrières et des ouvriers de Sochaux et plusieurs sociologues. Michel Pialoux d’abord qui publie en 1985 avec Christian Corouge, quatre articles dans la revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales, intitulés Chronique Peugeot. Puis paraît, en 2012, Retour sur la condition ouvrière [1]. Stéphane Beaud et Michel Pialoux y analysent l’individualisation croissante du travail dans l’usine de Sochaux. La dissolution des liens sociaux défait les solidarités. Le monde ouvrier est de plus en plus clivé au niveau générationnel entre anciens et jeunes, mais aussi sur le plan culturel entre immigrés et autochtones. L’ouvrage de Nicolas Renahy s’inscrit dans le droit fil de cette tradition. On y apprend, grâce à sa longue enquête (2019 – 2024), comment vieillissent et résistent encore les plus militants des ouvriers de Sochaux, une fois retraités.
Plus d’un demi-siècle de vie ouvrière chez Peugeot (55 ans !) et trois générations de sociologues. Dans chacune de leurs enquêtes, une même personne, Christian Corouge, joue un rôle clé. Il met en relation les sociologues avec ses camarades, assiste aux entretiens, favorisant ainsi le climat de confiance entre les sociologues, les ouvriers et les ouvrières qu’ils interrogent.
Au cours de leurs enquêtes respectives, Michel Pialoux, Stéphane Beaud et Nicolas Renahy ont été hébergés au domicile même de Christian Corouge. Du début à la fin, ce livre baigne dans un climat d’amitié. Entre les ouvriers retraités, mais toujours militants, entre les militants et les sociologues, mais aussi entre les sociologues. Cette confiance mutuelle permet aux personnes interrogées, peu habituées à parler d’elles-mêmes, d’exprimer des dimensions souvent intimes de leurs pensées et de leurs comportements ; aux sociologues de mettre au pot commun toutes leurs archives. « C’était quand même étonnant de rencontrer Bruno Muel à dix-sept ans et demi et de rester ami avec lui jusqu’à soixante-douze ans. C’est ça le cheminement, c’est ça l’amitié, c’est ça la camaraderie » dit Christian Corouge.
Le tableau est impressionnant. Au cœur de l’enquête, la section CGT-retraités de l’usine Peugeot. Les retraité-e-s qui la composent depuis une dizaine d’années (« les 89 ») sont les survivants d’une génération d’ouvriers nés avant, pendant ou juste après la guerre. Âge moyen, 70 ans. Ils sont entrés sur le marché du travail dans les années 1960-1970. Le « moment 1968 » les a profondément marqués. Très éprouvés par de nombreuses maladies et infirmités diverses, cécité, surdité, infections pulmonaires, troubles musculosquelettiques, ils ont perdu beaucoup de leurs proches dont plusieurs se sont suicidés.
Et pourtant, ils résistent, participent aux réunions, aux manifestations et surtout témoignent, jour après jour, d’une solidarité totale avec leurs camarades : ils s’entraident, se rencontrent souvent, s’encouragent. Visites aux uns et aux autres, apéros, promenades, discussions, ces retraités n’arrêtent pas. Les amitiés masculines s’expriment surtout par des activités manuelles. Coups de main, à l’occasion de divers bricolages, réfections de logements, entretien et réparation de voitures, mais surtout la coupe du bois. Ils habitent l’une des régions les plus boisées de France. Aller faire son bois en forêt est une pratique courante pour beaucoup d’anciens ouvriers de Peugeot. Christian Corouge a obtenu une parcelle de bois dans le cadre de l’affouage, le droit d’aller couper soi-même et débiter son bois dans un lot de la forêt attribué pour une somme modique aux habitants d’une commune propriétaire de forêts. Il organise pendant l’hiver avec une dizaine de copains et copines des journées de coupe qui commencent à 8h du matin, les hommes prenant en charge les coupes avec les tronçonneuses et les femmes l’empilement des troncs coupés, le barbecue, les grillades des chipolatas et des merguez. Elles prennent aussi des photos. Pour les hommes, la dépense physique compte beaucoup, une façon d’entretenir sa santé en plein air. C’est pour eux l’occasion d’affirmer qu’ils sont encore vaillants et vivants et n’ont rien perdu de leur habileté manuelle. Christian passe beaucoup de temps en forêt et distribue le bois coupé à ses ami-e-s.
Le milieu ouvrier se caractérise par une division très marquée des rôles des hommes et des femmes. Dans l’entreprise comme dans les familles. Les obstacles que doivent franchir les filles et les femmes pour accéder à la liberté de choisir la voie qu’elles préfèrent dans le domaine professionnel et dans leur vie privée sont énormes et très divers. S’émanciper de la domination du père, puis du mari ne va pas de soi. Et pourtant, Nicolas Renahy a reconstitué des parcours de plusieurs ouvrières retraitées qui montrent que, dès avant 1968, des femmes ont réussi, grâce à leur ténacité, à s’émanciper de ces tutelles. Il a même recueilli, sur des sujets intimes, des récits d’évènements souvent douloureux qui les ont beaucoup marquées. Très diverses ont été les voies empruntées pour accéder à cette émancipation. Mais un trait les réunit. Aucune d’elles ne se reconnaît dans le féminisme des femmes urbaines et diplômées. Aucune d’elles ne se revendique comme « féministe ». Et pourtant, dans leurs actes et leurs trajectoires, elles remettent fondamentalement en question la division très genrée des rôles dans le milieu ouvrier. Elles tiennent à échapper au statut de « ménagère ». Elles passent outre au refus de leur père et de leurs maris de les voir exercer une activité professionnelle. Elles veulent devenir indépendantes en gagnant leur vie.
Le parcours de Lili est exemplaire. Une enfance difficile « de cas social » où elle a souffert de la faim, un père alcoolique et violent qui quitte la maison quand sa mère est enceinte. Elle-même enceinte et en ménage à l’âge de quinze ans, elle milite avec son mari au Pcf dès la fin des années cinquante. Mère de quatre enfants, elle refuse d’en avoir davantage et avorte à deux reprises. Elle entre comme OS chez Peugeot à trente ans contre l’avis de son mari. Promue déléguée CGT de son atelier, très active au Secours Populaire, elle devient élue municipale dans une ville de 18 000 habitants. Elle noue vite des relations très fortes avec un groupe de copines, à l’occasion d’activités sportives et de randonnées. Aujourd’hui, elle a perdu son mari qui s’est suicidé et est elle-même atteinte d’une maladie pulmonaire, incurable et dégénérative et peut, selon sa fille, « mourir d’un moment à l’autre ». Elle continue néanmoins à militer. Elle a participé aux manifestations contre la réforme des retraites en 2023.
Échappant aux difficultés de « parler de soi », d’autres ouvrières retraitées évoquent l’importance qu’avait à l’époque l’accès au permis de conduire dans leur parcours d’émancipation, leur initiation difficile à la sexualité et à la contraception, leur volonté de s’approprier leur propre corps, l’avortement étant vécu comme une résistance par la transgression, le statut de mère célibataire étant aussi considéré par certaines comme une forme d’émancipation volontaire. Autre voie d’émancipation féminine, l’accès à la culture. Ayant de mauvais souvenirs de l’école qu’elles ont quittée très tôt, plusieurs retraitées profitent de la création d’une bibliothèque par le comité d’entreprise Peugeot Sochaux, tenu par la CFDT et la CGT, et d’une librairie du PCF qui vendait des livres de poche. Elles lisent et souvent beaucoup !
Christian Corouge a réuni autour de lui des hommes et des femmes, des individus différents, dotés chacun d’une histoire personnelle à nulle autre pareille. Nicolas Renahy les a interrogés, les uns et les autres dans le cadre d’entretiens particuliers. Ils ont chacun, chacune livré leur témoignage, leurs expériences. Leurs parcours individuels ne se confondent pas. Jusqu’au bout met pourtant en évidence une réalité qui dépasse largement la simple addition de ces expériences individuelles. Elle nous met en présence d’un collectif homogène, solidaire et soudé... jusqu’au bout ! Le tout est plus grand que la somme des parties. La force de ce livre est de rendre sensibles l’existence et la puissance de ce collectif. Au-delà de leurs paroles, recueillies dans les entretiens, le sociologue a pu lui-même entrer dans ce collectif et c’est de l’intérieur qu’il a le mieux compris sa force et les modalités quotidiennes de son fonctionnement. Il a assisté à des réunions, participé à des apéros chez Clairette et à des repas, accompagné Christian Corouge aux domiciles de ses camarades, répondu aux questions que lui posaient ses interlocuteurs. Ouvrières et ouvriers se sont habitués à la présence du sociologue, au cours des cinq années qu’a duré l’enquête. Il a su, à force d’être là, se rendre invisible et faire oublier la distance entre l’intellectuel qu’il est et les anciens OS dont se méfiaient au départ beaucoup des membres de la section CGT-retraités. Il en décrit le climat, il a mesuré l’attachement fort de certains pour d’autres, le soutien matériel et moral qu’ils ne cessent de s’apporter mutuellement.
Mais, une fois retraités, tous les ouvriers syndiqués à la CGT n’ont pas rejoint le groupe fondé et animé par Christian Corouge. C’est notamment le cas de deux militants exemplaires et très engagés, Georges et Hamid. Le premier est d’origine paysanne, le second, tunisienne. Pourquoi ont-ils quitté le collectif ? Force de cette enquête collective et de long terme : Nicolas Renahy a retrouvé les entretiens réalisés avec eux par Michel Pialoux dans les années 1990. Ils étaient à cette époque des militants très actifs, le premier fortement engagé dans les activités du parti communiste, le second, président de la section locale de l’union des travailleurs tunisiens, mais aussi pompier volontaire, arbitre de foot, secrétaire d’une association de soutien à la Palestine. La retraite a été pour eux l’occasion d’un désengagement de toute activité militante. Nicolas Renahy et Christian Corouge les ont retrouvés et se sont longuement entretenus avec eux. Les profondes transformations intervenues dans l’entreprise de Sochaux et dans l’ensemble de la société, la montée du racisme et du Front National a douché les espoirs des changements sociaux pour lesquels ils ont milité toute leur vie. Ils se consacrent désormais à leurs familles, à leurs petits-enfants et à des activités de bricolage, de chasse, de jardinage dans leur environnement immédiat. Ils n’y croient plus...
Au total, une enquête passionnante qui s’inscrit dans la longue durée puisqu’elle bénéficie de tous les apports accumulés depuis plus de cinquante ans sur le site de Sochaux par Bruno et Francine Muel, Michel Pialoux, Stéphane Beaud et Christian Corouge. Riche d’amitiés et de distance, elle permet de reconstituer l’histoire d’une contre-élite militante. Elle permet aussi de reposer la question de la place laissée aux ouvrières et aux ouvriers, aux moins qualifiés en particulier, dans les organisations syndicales et politiques où ce sont les cadres et les diplômés qui tendent à monopoliser les mandats et les fonctions électives. Et, à présent que la génération des 89 est retraitée, mais toujours active, celle de la prise en compte et la représentation du groupe des retraités dans la société française. Car à l’échelle locale, on voit leur rôle : militer, pour eux, c’est aussi lutter contre la maladie, la vieillesse, le deuil et la solitude. Histoire cumulative, histoire émouvante…
par , le 16 décembre
Christian Baudelot, « Vieilles branches », La Vie des idées , 16 décembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Vieilles-branches
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[1] Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, La Découverte, 1999