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Recension Histoire

Voyage dans le passé soviétique

À propos de : Nicolas Werth, La Route de la Kolyma. Voyage sur les traces du Goulag, Belin


par Sophie Cœuré , le 9 décembre 2013


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L’historien Nicolas Werth a voyagé dans la Kolyma, « sur les traces du Goulag ». Son périple est à la fois une traversée du XXe siècle et un road-movie dans la Sibérie de Poutine.

Recensé : Nicolas Werth, La Route de la Kolyma. Voyage sur les traces du Goulag, Paris, Belin, 2012, 196 p., 20€.

Au mois d’août 2011, l’historien Nicolas Werth, sa fille Elsa et deux militants de l’association Memorial se rendent dans l’Extrême-Orient russe, « sur les traces du Goulag ». Ce périple a inspiré à Nicolas Werth un récit limpide et fort, aussi loin des « retours d’URSS » de la période soviétique que des vagabondages métaphysiques d’un Sylvain Tesson en quête de l’éternelle « âme russe » dans les immensités sibériennes [1].

C’est immédiatement un portrait cru de la Russie contemporaine qui se dégage au fil de centaines de kilomètres parcourus, dans des minibus collectifs bondés, en camion sur des pistes bourbeuses, en canot pneumatique sur les rivières en crue, à pied dans les forêts marécageuses ou dans des villes jonchées de déchets industriels. Isolée tant de l’Occident que de l’Orient par la géographie et le climat, la presqu’île de Magadan fut, des années 1930 aux années 1980, développée sous perfusion par le pouvoir soviétique, avant d’être brutalement abandonnée. Plus d’hôpitaux ni d’écoles, mais des cathédrales orthodoxes flambant neuves, des villages disparus, recouverts par la forêt, des banlieues sinistrées, des industries détruites remplacées un trafic commercial monopolisé par l’immigration chinoise : le décor planté par le voyageur est plutôt sinistre.

Oublier le passé soviétique ?

Le bilan humain ne semble pas moins critique. Préoccupés par la survie économique, jeunes et vieux tentent d’oublier ce qui, dans leur vie quotidienne, témoigne à chaque instant du passé soviétique, et se jettent – quand ils le peuvent – dans la société de consommation. À l’inverse, pour Nicolas Werth, qui sème à cette occasion quelques cailloux blancs autobiographiques, nulle solution de continuité entre présent et passé. Les cantines en bois et les décors monotones des « khrouchtchevki », ces petits immeubles de cinq étages construits dans les années 1950-1960, les murs verdâtres et les éclairages au néon, les odeurs de cigarette et de kacha sont pour lui l’occasion d’évoquer les strates successives de son expérience soviétique : les premiers voyages avec son père, le journaliste Alexander Werth, les séjours comme lecteur de français à Minsk et à Moscou et comme attaché culturel pendant la perestroïka, puis les missions de travail, devenus plus fréquentes avec l’ouverture des archives depuis les années 1990.

Si, pour l’auteur et ses compagnons, tout évoque l’histoire du XXe siècle, ce n’est pas le cas des plus jeunes de leurs interlocuteurs de hasard, telles ces serveuses d’un Pizza-Hut prenant le « Goulag » pour un groupe de rock... Sans aller jusqu’à une telle amnésie, les dialogues rapportés dans le récit manifestent une relation réticente et ambiguë au passé soviétique, particulièrement sensible dans cette région profondément marquée par la violence politique. Car le développement de la Kolyma ne peut se comprendre sans la mise en place, des années 1930 aux années 1950, d’un système tout à la fois répressif et industriel. Placée directement sous les ordres de Staline, l’administration du « Dalstroï » exploita les richesses en or, cobalt, étain, tungstène et uranium, mais aussi en charbon et en bois de ces espaces grands comme deux fois la France, au prix du travail forcé de millions de déportés, regroupés dans un archipel de camps.

De nombreux Russes tentent de ne retenir de cette époque que les heures de gloire de la puissance soviétique, rejetant toute évocation du Goulag vers un complot occidental, voire remettant sur son piédestal, comme dans la ville de Iagodnoïe, la statue de Lénine abattue dans les années 1990. D’autres, en revanche, tentent tant bien que mal d’affronter cette histoire refoulée. Ce livre est pour Nicolas Werth l’occasion de rendre un bel hommage aux militants de l’association Memorial, à ses compagnons de voyage Irina Flige et Oleg Nikolaiev, ainsi qu’à toute l’action de cette ONG créée à la fin des années 1980 pour documenter le système concentrationnaire soviétique, mais aussi, indissociablement, pour défendre les droits civiques dans la Russie contemporaine.

Ce récit frappe aussi par l’évocation de l’« humble obstination » de tous ceux qui luttent seuls contre l’oubli, tels le plombier Ivan Panikarov touché par les récits des anciens du Goulag et collectant leurs traces, le directeur de l’hôpital de Debin créant de bric et de broc un petit musée et préservant la chambre où vécut l’écrivain Varlam Chalamov, l’ouvrier Pavel posant illégalement une pierre commémorative après la découverte d’un charnier sous une route en construction, ou encore l’entrepreneur Vladimir Naiman, persuadé d’accomplir une mission divine en plantant des croix sur la tombe des déportés, les zeks.

De l’archive au témoignage

Nicolas Werth s’est imposé comme l’un des meilleurs connaisseurs de cette histoire tragique, explorant et publiant sans relâche les archives ouvertes après la disparition de l’État soviétique. Ce voyage est pour lui l’occasion de revenir sur la répression soviétique, les exécutions de masse de la « Grande Terreur » de 1937-1938 et le système concentrationnaire qui concerna directement un adulte soviétique sur six.

« Après toutes ces années à étudier le Goulag, j’ai eu envie d’aller sur place, tenter d’approcher différemment ces lieux » : son livre est aussi une leçon de méthode sur la manière dont le témoignage des objets et des hommes vient confirmer, mais aussi compléter la connaissance issue des archives de Moscou. Normes, listes, planifications, livrent une information largement bureaucratique. Le travail minutieux des militants de la mémoire permet de faire ressurgir le quotidien du Goulag, la « culture de poche » des objets bricolés par chacun, les outils, les fiches individuelles retrouvées dans les camps abandonnés, ou encore les douilles témoignant de la mise en œuvre zélée des quotas d’exécutions demandés par Staline.

Cette documentation complémentaire ne prend sens qu’au fil des récits des derniers témoins. Les rencontres et les récits entrecroisés par Nicolas Werth donnent à comprendre la violence d’État qui frappa massivement les anciens prisonniers de la Seconde Guerre mondiale, les populations soumises à l’occupation allemande, puis soviétique dans les pays baltes et en Ukraine, mais aussi les « koulaks » et tous ceux qui, pour survivre, se soustrayaient à l’impitoyable discipline du travail en chapardant ou en quittant leur emploi.

Les voix des plus âgés, demeurés en Sibérie par nécessité ou par choix après la fin de leur peine, celles des « enfants du Goulag » aux généalogies chargées de drame, se devaient d’être recueillies. Ce voyage contribue ainsi au projet de « musée virtuel » porté par Memorial, qui fait écho à l’enquête récente « Mémoires européennes du Goulag », consacrée à la déportation en Union soviétique de citoyens appartenant aux pays de l’Europe centrale et orientale annexés, occupés ou « libérés » par les Soviétiques avant et après la Seconde Guerre mondiale, à partir de nombreux témoignages filmés [2].

Meurtres de masse et paradigme de la trace

Archives et témoins donnent à comprendre un passé dont s’effacent les traces matérielles. Au fil de leur périple, à la recherche de quelques camps parmi les centaines qui composaient l’archipel de la Kolyma, Nicolas Werth et ses compagnons découvrent un paysage fait de restes de barbelés, planches vermoulues, hôpitaux abandonnés dont émergent les carcasses de lit rouillées, équipements industriels entièrement démontés pour en récupérer le moindre gramme de métal.

Quelques lieux demeurent visibles, tel le « cimetière des enfants » du camp pour femmes d’Elguen, où vécurent 5 000 déportées avec leurs enfants, placés à deux ans dans les orphelinats du NKVD. Mais d’autres sont à présent totalement recouverts par la végétation : « Le paysage de la Kolyma a éliminé son passé ». Pour autant, ce passé imprègne chaque lieu où passèrent et vécurent les déportés et leurs gardiens, villes, gares, ports, routes, forêts, formant « une totalité invisible, indicible, dont les traces sont partout et nulle part en même temps ».

Ces paysages d’une beauté troublante sont évoqués par les photos du cahier central de l’ouvrage. Ils sont, pour l’auteur, l’occasion d’une méditation sur la mémoire effacée de dizaines de milliers de morts de faim, d’épuisement ou sous les balles du NKVD, disparus pour la plupart sans sépulture, ensevelis dans les marécages ou dans des fosses communes hâtivement creusées lorsque dégelait la terre sibérienne. Pour penser le mal radical, Werth fait appel aux récits, poèmes et souvenirs d’Evguenia Guinzbourg, Varlam Chalamov [3], Alexandre Soljenitsyne (même si ce dernier ne connut pas la Kolyma), mais aussi à Primo Levi. Ce dernier aide l’historien des camps soviétiques à penser la « zone grise », frontière poreuse qui sépare et relie à la fois les maîtres et les esclaves, notion particulièrement pertinente dans l’URSS stalinienne où pesait sur chacun le risque d’être arrêté tout moment.

C’est encore Chalamov et Levi qui accompagnent la réflexion sur l’individu et l’humanité au cœur d’une violence de masse déshumanisante. Enfin s’esquisse une comparaison de l’expérience des survivants : culpabilisante chez les déportés des camps nazis, elle semble plus sereine chez les anciens des camps soviétiques, sans doute, selon Nicolas Werth, parce que la dureté de leur expérience fut, peu à peu, « dissoute dans une vie faite de dureté ».

Peut-être échaudé par la polémique qui suivit sa participation au Livre noir du communisme [4], peut-être simplement désireux de s’en tenir à son projet d’écrire un carnet de voyage, Nicolas Werth ne mène pas plus loin une comparaison des totalitarismes et des systèmes concentrationnaires, pourtant présente en filigrane tout au long de La route de la Kolyma, livre hanté par la question du témoignage et de l’effacement des traces.

par Sophie Cœuré, le 9 décembre 2013

Pour citer cet article :

Sophie Cœuré, « Voyage dans le passé soviétique », La Vie des idées , 9 décembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Voyage-dans-le-passe-sovietique

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Notes

[1Voir notamment Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie, février-juillet 2010, Paris, Gallimard, 2013.

[3Evguenia Guinzbourg, Le Ciel de la Kolyma, trad. du russe par Geneviève Johannet, Paris, Seuil, «  Points  », 1998 (1967)  ; Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, trad. du russe par Sophie Benech et Luba Jurgenson, Paris, Verdier Poche, 2013 (2003). Voir aussi Luba Jurgenson, L’Expérience concentrationnaire est-elle indicible  ?, Paris, Ed. du Rocher, 2003.

[4Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Paris, Robert Laffont, «  Bouquins  », 2000 (1997).

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