Tiraillées entre le projet d’émancipation politique et les impératifs imposés par l’économie de marché, les Sociétés coopératives et participatives (Scop) peinent à définir l’intérêt collectif et la démocratie d’entreprise.
Tiraillées entre le projet d’émancipation politique et les impératifs imposés par l’économie de marché, les Sociétés coopératives et participatives (Scop) peinent à définir l’intérêt collectif et la démocratie d’entreprise.
La sociologue Anne Catherine Wagner, spécialiste des classes sociales, de la mondialisation et des coopératives, publiait en 2022 un livre-enquête important sur les Sociétés coopératives et participatives (Scop). Fort d’un riche matériau empirique, l’ouvrage a notamment l’ambition d’éclairer les processus de négociation et de cristallisation d’un sens partagé de l’« intérêt collectif », qui prend forme dans « l’esprit coopératif » dans ces coopératives de travailleur
ses. L’auteure y analyse la structuration du champ des Scop et les diverses conceptions de la démocratie d’entreprise qui s’y confrontent. Elle montre que les Scops se retrouvent souvent tiraillées entre la volonté de mettre en œuvre un projet politique d’émancipation du travail, tout en étant constamment confrontées à des contraintes et impératifs économiques par le fait de devoir œuvrer dans une économie de marché.Nous assistons depuis une quinzaine d’années à un regain d’intérêt pour l’économie sociale et solidaire (ESS) et les coopératives, qui s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, la Grande Récession de 2007-08 a braqué les projecteurs sur les problèmes structurels du capitalisme, ayant pour conséquence de légitimer des alternatives jusque-là insuffisamment valorisées, voire méprisées. Ensuite, la crise écologique renvoie à la nécessité criante de revoir nos modes d’extraction, de production, de consommation et de gestion des déchets, en un mot, notre métabolisme social, et plus largement notre relation à la « nature ». À cela s’ajoute une remise en question du sens du travail, qui connaît des transformations majeures provoquées par les nouvelles technologies algorithmiques, mais aussi en raison d’une volonté de plus en plus discutée et affirmée de le démocratiser (Ferreras et al., 2020). Le phénomène des bullshit jobs (Graeber, 2018) et la volonté grandissante des individus de voir leur emploi contribuer aux solutions aux divers problèmes actuels gagne en importance, voire devient prépondérant dans certains groupes sociaux. Bref, le contexte actuel de crises multiples a pour effet de pousser les personnes à chercher des formes de travail qui correspondent à leurs valeurs et qui répondent à leurs inquiétudes.
Plus spécifiquement, Wagner s’intéresse aux origines, parcours, positions et dispositions des acteurs en situation qui portent ces organisations alternatives. Méthodologiquement, elle mobilise et met en tension un certain structuralisme bourdieusien qui déterminent partiellement les prédispositions des acteurs, tout en montrant en même temps que ces derniers font preuve d’agentivité collective en se donnant les moyens de surmonter les nombreuses difficultés et conflits auxquels ils sont régulièrement confrontés. Enquêter sur des formes d’action collective dont nous sommes plutôt favorables, voire que nous soutenons, comme c’est le cas des coopératives, renvoie toujours à la question de la position politique du chercheur par rapport à son objet d’étude. À cet effet, on distingue parfois des postures idéal-typiques du chercheur vis-à-vis des alternatives : agoniste, accomodationniste ou antagoniste (Just et al., 2021). Wagner évite à la fois les postures accomodationnistes (plutôt apologétiques de l’ESS et des coopératives) et antagonistes (critique des organisations prétendument alternatives et leurs limites, voire leur rôle de béquille du néolibéralisme). Sa posture agoniste l’amène à adopter une approche compréhensive des comportements des acteurs et à reconnaître la nécessaire imperfection des alternatives. Les résultats qui émergent de l’enquête sont alors complexes et nuancés.
Dans les Scop, c’est la relation d’usagers (et non de simples employés) entre les membres et l’organisation qui détermine les droits de participation à la gestion et aux fruits de l’activité. Elles fonctionnent à travers un mode d’organisation démocratique de l’activité économique marchande. Détenues et gérées collectivement par leurs membres, elles revêtent par définition un caractère d’intérêt collectif. Cependant, et c’est le cœur du propos de l’ouvrage, cet intérêt collectif ne naît pas spontanément avec les statuts juridiques de la coopérative, mais se construit dans l’action. Wagner étudie quatre catégories de Scop : 1) Scop ouvrière et militante (Scop Ti), 2) Scop industrielle entrepreneuriale (Isolec) ; 3) Scop rurale (Câblor) ; 4) Scop « de services » (plusieurs cas analysés). L’étude de ces différents cas met en lumière différentes représentations et pratiques de l’esprit coopératif : la démocratie ou gouvernance coopérative et le niveau de participation des associé
es ; les enjeux matériels de salaires, primes, profits et promotions internes ; et enfin, les questions générales de propriété collective et d’intérêt collectif.Le fil conducteur qui traverse l’ouvrage et, à notre sens, permet de le faire dialoguer avec une littérature plus large sur les alternatives au système économique dominant, se résume dans ce que l’on pourrait appeler la construction de l’esprit coopératif. L’inspiration bourdieusienne qui se révèle par les catégories conceptuelles mobilisées – capital social, symbolique, culturel, et économique, parcours de vie dans des formes déterminantes de socialisation, champs conflictuels, etc. – fait également une grande place à une approche davantage compréhensive qui se révèle par l’étude de la construction de significations sociales en situation. C’est en ce sens qu’elle écrit que « les conceptions de la propriété collective, de la coopération, du capital économique […] se construisent dans des contextes spécifiques, et traduisent des morales de classes qu’il faut rapporter aux groupes sociaux en présence » (p. 19). Par conséquent, les conceptions de l’intérêt collectif et de la propriété du capital sont sans cesse construites et reconstruites par les coopérateur
rices au cours d’un processus autant conflictuel que collaboratif. « Le point commun de ces conceptions réside dans l’inversion entre le capital et le travail par rapport aux entreprises à capitaux » (p. 316). Le capital doit donc servir le travail et non l’inverse, et, « c’est du point de vue du travail que ces coopératrices et coopérateurs prennent position sur le capital et sa rémunération éventuelle » (p. 90). C’est ainsi que la « citoyenneté économique » est considérée comme un processus en constante négociation (p. 318).Plus concrètement, l’ouvrage se divise en deux parties. La première porte sur le sens de la propriété collective et ses variations (cinq premiers chapitres), la seconde sur la question de l’émancipation et de l’autonomie (quatre derniers chapitres). La première partie présente en détail les études de cas soigneusement sélectionnés pour en faire des idéaux-types d’une catégorie particulière de Scop. Scop Ti est née d’un affrontement entre le groupe actionnaire qui menaçait de fermer le site et les ouvriers et représentants syndicaux. Le statut de coopérateur se comprend au « prisme d’une conscience de classe, construite dans la lutte menée contre le capitalisme globalisé » (p. 311). Les délégués syndicaux en poste lors du processus de reprise endossent le rôle de direction à l’issue de celle-ci. Dans leur nouvelle position de direction, les leaders syndicaux peinent à déléguer convenablement les tâches de gestion économique aux équipes de travail, ce qui finit par empêcher qu’un véritable « auto-gouvernement démocratique du travail » se mette en place.
Isolec, quant à elle, est issue d’une alliance entre ouvriers, techniciens et cadres intermédiaires pour préserver les savoir-faire et l’ancrage local : « Quand la reprise est portée par une alliance entre une partie de l’encadrement intermédiaire et des salarié
es qui ont une longue expérience de l’entreprise, c’est l’implication et la compétence professionnelle qui définissent les qualités des bons sociétaires » (p. 311). La Scop incarne un esprit coopératif plus entrepreneurial, le syndicat s’effaçant progressivement après la reprise.Câblor, la Scop rurale, a pour sa part été créée afin de reprendre l’activité d’une entreprise en faillite, selon un modèle d’entrepreneuriat social. L’histoire longue et l’ancrage local de la production servent alors de points d’appui symbolique pour préserver l’activité, opposant gestion humaine et à long terme au court-termisme des financiers. Si la Scop vise la préservation de l’« esprit de famille » et la pérennité de la communauté locale, le syndicat reste actif suite à la reprise, endossant un rôle critique d’un management jugé « paternaliste ».
Enfin, les Scop « de service » incarnent un engagement vocationnel, qui vise à prendre en charge une fraction de l’intérêt général. Ces Scop, dont l’objectif principal est la prestation de services éthiques, environnementaux ou sociaux, mobilisent « des fractions culturelles des classes moyennes qui trouvent dans ces entreprises des formes de réparation symbolique » (p. 312). Elles se caractérisent par des effectifs plus réduits et une relative homogénéité sociale de ses membres, garante du maintien d’un égalitarisme salarial, d’une démocratie plus radicale et du caractère politique et militant du projet coopératif.
Ces quatre idéaux-types permettent à Wagner de dresser un portrait assez riche et bigarré des Scop en France. Elles s’enracinent dans des histoires particulières, entre conflits, alliances et compromis de classe. Leurs ambitions donnent lieu à des formes de légitimation de la propriété collective tout aussi variées. Elles donnent à voir comment leur inscription dans leur environnement économique, géographique et politique teinte leurs projets et les aspirations des personnes qui les portent. Cependant, ces Scop « ont en commun de se construire contre la conception internationalisée et financiarisée de la propriété du capital » (p. 311). Ainsi, tout en étant « insérées dans le marché et en partie soumises à ses règles [...] elles réussissent avec succès à faire valoir leur différence » (p. 310).
Au terme de cette enquête passionnante et exhaustive auprès de ces différentes Scop, nous retenons plusieurs conclusions. À rebours de la thèse de « dégénérescence coopérative » selon laquelle, « [n]ées d’un projet de rupture avec le capitalisme, les coopératives deviendraient inéluctablement des instruments d’intégration dans l’ordre économique dominant » (p. 275), Wagner montre que, malgré le fait de devoir jouer selon les règles du jeu, la nécessité de démontrer la viabilité économique de la coopérative est une activité militante en soi. Sa grande conclusion dans ce débat est que « [l]a forme coopérative peut aussi bien incarner un modèle anticapitaliste, une production vertueuse, que la liberté d’entreprendre ou l’esprit d’innovation » (p. 307).
Malgré la reproduction de certaines relations patriarcales, les Scops réduisent également les inégalités de genre. Sur le plan des contradictions internes des Scop, notamment celle d’une inégalité pratique et persistante des membres, et ce, malgré toute leur bonne volonté de faire autrement, Wagner conclut « [q]u’il n’y a pas de consensus sur les inégalités acceptables, ni sur les lieux et les modalités d’exercice de la démocratie. Les relations hiérarchiques au travail peuvent tout aussi bien être subverties que confortées par le double statut du salarié associé » (p. 314). Nous retrouvons ainsi des définitions variées de la démocratie dans l’entreprise, par exemple, comme « participation [ponctuelle] aux instances de décision » ou encore comme incarnation dans le « quotidien au travail, en termes de droit à intervenir dans le processus productif, de liberté dans l’organisation du travail et de protection face à l’arbitraire » (p. 314).
En définitive, les coopératives sont faites de tension, de protestation et de débat, car elles « mettent en jeu des conceptions contrastées de l’émancipation » (p. 318). C’est en ce sens que la propriété collective est le fruit d’une appropriation par les individus selon leurs « systèmes de croyances et de dispositions », c’est-à-dire dans « des dispositions construites par des socialisations familiales, militantes ou professionnelles » (p. 312). La question du lien de solidarité préexistant, tel que l’entend Durkheim, devient donc centrale dans les facteurs explicatifs de la cohésion et de la pérennité du groupe. Wagner termine en affirmant que
Les Scop montrent comment une entreprise peut fonctionner en remplaçant les principes du capitalisme par des objectifs a priori sans valeur comptable : la coopération, l’intérêt collectif, la démocratie, l’égalité et la pérennité de l’entreprise (p. 309).
Les idées et pratiques issues de l’ESS, mais aussi d’autres, jusqu’à récemment jugées trop « radicales » comme l’autogestion, les communs, la décroissance ou le municipalisme gagnent du terrain, de la légitimité et de la visibilité. Revisitées à l’heure actuelle par des chercheurs et praticiens, elles nous montrent la voie à venir pour une transition vers des formes d’organisations plus justes, égalitaires et écologiques.
par & , le 23 octobre
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Dan Furukawa Marques & Olivier Rafélis de Broves, « S’émanciper par les coopératives ? », La Vie des idées , 23 octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Wagner-Cooperer-Les-Scop-et-la-fabrique
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